Les droits réels des tiers et le règlement 1346/2000 du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité, par Maureen Stephan

Le règlement 1346/2000 facilite la coordination des procédures nationales d’insolvabilité entre elles en fixant des règles de compétence juridictionnelle et de reconnaissance des décisions. Cependant il ne résout pas tous les problèmes qu’entraînent les faillites internationales et laisse notamment un certain flou concernant le sort des droits réels des tiers : en droit allemand celui-ci résulte d’une difficulté d’interprétation de l’art.5 du règlement, tandis que cet article suscite en France des interrogations sur une possible rupture d’égalité entre les créanciers.

Le règlement CE 1346/2000 du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité est entré en vigueur le 31 mai 2002, permettant ainsi après plus de trente années d’efforts de créer un droit européen homogène de la faillite internationale. En effet, le chemin pour arriver à ce résultat fut « semé d’embûches », pour reprendre une expression du professeur Christophe G. Paulus (Professor Dr. Christoph G. Paulus, « Die europäische Insolvenzverordnung und der deutsche Insolvenzverwalter », NZI 2001, p.505). Le droit de la faillite internationale est resté pendant très longtemps rudimentaire. Le règlement vient combler le vide laissé par la convention de Bruxelles de 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, celle-ci excluant explicitement les procédures d’insolvabilité de son champ d’application. A l’époque il avait été décidé que cette question devait être réglée par une convention particulière et un groupe de travail avait alors été mis en place. Le projet en résultant fut vivement critiqué et cette tâche fut alors reprise par le Conseil de l’Europe sous l’égide duquel la convention d’Istanbul du 5 juin 1990 fut adoptée. Cette dernière n’a cependant jusqu’à ce jour été ratifiée que par Chypre. S’inspirant de la convention d’Istanbul mais allant plus loin la convention de Bruxelles relative aux procédures d’insolvabilité a été adoptée le 23 novembre 1995. Signée par l’ensemble des Etats membres, elle n’est cependant jamais entrée en vigueur du fait du refus de ratification du Royaume-Uni et ce pour des raisons étrangères à la convention, notamment l’embargo communautaire sur la viande anglaise dû à la crise de la vache folle et la controverse avec l’Espagne sur la question du statut de Gibraltar. Enfin c’est grâce à la communautarisation par le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997 de la « coopération en matière de justice et d’affaires intérieures » que la convention de Bruxelles du 23 novembre 1995 a pu être transformée en règlement (Marie-Laure Coquelet, « L’effet international de la faillite : la solution du règlement communautaire relatif aux procédures d’insolvabilité », in Jault-Seseke/Robine, L’effet international de la faillite : une réalité ?,Thèmes et commentaires, Dalloz 2004, p.30). Il résulte de l’art.4 al 1 du règlement que les procédures d’insolvabilité transfrontalières, ainsi que leurs effets, sont régies par la loi de l’Etat du lieu d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, la lex concursus. Afin de préserver la sécurité juridique et les mesures de confiance des Etats autres que celui d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, le règlement prévoit cependant une série d’exceptions à la règle de la lex concursus. L’article 5 du règlement 1346/2000 prévoit notamment que « l'ouverture de la procédure d'insolvabilité n'affecte pas le droit réel d'un créancier ou d'un tiers sur des biens corporels ou incorporels, meubles ou immeubles - à la fois des biens déterminés et des ensembles de biens indéterminés dont la composition est sujette à modification - appartenant au débiteur, et qui se trouvent, au moment de l'ouverture de la procédure, sur le territoire d'un autre État membre ». Ainsi si D possède des biens dans les pays X et Y, qu’une procédure d’insolvabilité est ouverte dans le pays X à son encontre et que C (créancier de D) est titulaire d’un droit réel sur un des biens de D situé dans le pays Y, le droit réel de C ne sera pas affecté par l’ouverture dans le pays X de la procédure d’insolvabilité. Cet article a fait couler beaucoup d’encre, notamment en Allemagne du fait de l’imprécision de l’expression « n’affecte pas le droit réel d’un créancier ou d’un tiers ». En France cet article a nécessité des précisions de la part du ministère de la justice et suscite des interrogations quant à une possible rupture d’égalité entre les créanciers dits locaux et les créanciers étrangers. Il convient donc d’étudier cet article au regard des précisions apportées par le droit français et le droit allemand (I) ainsi que les difficultés d’application de cet article rencontrées dans les deux pays (II).

I. L’article 5 du règlement 1346/2000 : définitions et conditions d’application à la lumière des précisions apportées en France et en Allemagne.

La définition des droits réels

L’art.5 du règlement ne donne pas de définition des droits réels mais se contente de donner une liste à titre d’exemple (Art.5 al 2). Il s’agit notamment:

  • « du droit de réaliser ou de faire réaliser le bien et d’être désintéressé par le produit ou le revenu de ce bien (en particulier, en vertu d’un gage ou d’une hypothèque) »;
  • « du droit exclusif de recouvrer une créance, notamment en vertu de la mise en gage ou de la cession de cette créance à titre de garantie » ;
  • « du droit de revendiquer le bien et/ou d’en réclamer la restitution entre les mains de quiconque le détient ou en jouit contre la volonté de l’ayant droit »;
  • « du droit réel de percevoir les fruits d’un bien ».

Ainsi que le précise la circulaire de la DACS (Direction des affaires civiles et du sceau) n°2006-19 du 15 décembre 2006 relative au règlement 1346/2000 du 29 mai relatif aux procédures d’insolvabilité, il ne s’agit en aucun cas d’une définition légale des droits réels au sens du droit communautaire. Cette circulaire remplace la circulaire du ministère de la Justice du 17 mars 2003. Il convient de souligner que ces circulaires n’ont pas pour objet de légiférer mais seulement d’apporter des précisions quant à la portée dudit règlement. De plus cette circulaire, tout comme la doctrine allemande, précise que cette liste n’est pas exhaustive, ce qui ressort d’ailleurs des termes mêmes de l’art.5 al 2 du règlement selon lesquels « les droits visés au paragraphe 1 sont notamment : ». En effet une définition trop restrictive aurait conduit à ce que certains droits considérés comme des droits réels par le droit de l’Etat du lieu de situation du bien ne soient pas considérés comme tels par le droit de l’Etat d’ouverture de la procédure d’insolvabilité et inversement (Pannen, Europäische Insolvenzverordnung, Kommentar, 2007, De Gruyter Recht, p 261 Rn 29). La doctrine allemande apporte des précisions supplémentaires concernant la définition des droits réels puisque le « rapport explicatif » (Erläuternde Bericht) Virgós/Schmit, concernant la convention de Bruxelles relative aux procédures d’insolvabilité du 23 novembre 1995 et qui vaut également pour le règlement, précise que les deux éléments qui caractérisent un droit réel protégé par l’art. 5 sont : d’une part le fait que le droit réel soit rattaché directement au bien ou au droit, et ce peu importe à qui appartient ce bien ou ce droit ; et d’autre part le caractère absolu de ce droit, c'est-à-dire qu’il doit être opposable envers tous.

Les conditions d’application de l’art. 5 du règlement

Afin que les droits réels des tiers ne soient pas affectés par l’ouverture de la procédure d’insolvabilité en vertu de l’art. 5 du règlement, il faut avant tout qu’une procédure d’insolvabilité ait été ouverte dans un Etat membre de l’Union européenne. Il convient de souligner que la Cour de justice des Communautés européennes a considéré dans l’arrêt Eurofood/Parmalat (affaire C-341/04) du 2 mai 2006 qu’il y a décision d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité dès lors que la décision porte sur la nomination d’un syndic provisoire. Il faut ensuite que le droit réel soit existant avant l’ouverture de la procédure d’insolvabilité. En vertu de l’art. 2 f) du règlement, le moment d’ouverture de la procédure est « le moment où la décision d’ouverture prend effet, que cette décision soit définitive ou non ». Le moment de la naissance du droit réel se détermine quant à lui en vertu du droit international privé de l’Etat dans lequel se situe le bien muni de la sûreté, le plus souvent en vertu de la lex rei sitae (Kindler, BGB/IntInsR, Münchener Kommentar, 2006, C.H. Beck, Rn 260 et 262). Il faut de plus que le bien ou droit auquel est rattaché un droit réel, se situe hors de l’Etat membre d’ouverture de la procédure d’insolvabilité mais à l’intérieur de l’Union Européenne. L’art. 2 g) du règlement donne une définition légale de « l’Etat membre dans lequel se trouve un bien ». Si le droit ou le bien muni du droit réel se trouve en dehors de l’Union européenne l’art.5 du règlement ne s’applique pas, à moins qu’il ne soit déplacé avant l’ouverture de la procédure d’insolvabilité à l’intérieur de l’Union. Enfin il résulte de l’art. 5 al 4 en relation avec l’art. 4 al 2 m) du règlement, que si le bien est déplacé à l’intérieur de l’Union européenne dans un but frauduleux, les règles de l’Etat d’ouverture de la procédure d’insolvabilité « relatives à la nullité, à l’annulation ou à l’inopposabilité des actes préjudiciables à l’ensemble des créanciers » s’appliqueront. Ces conditions montrent bien que, certes il est nécessaire de prévoir un rattachement particulier pour les droits réels des tiers, mais que par ailleurs, ces droits ne peuvent pas non plus être protégés sans restriction. Ces conditions ont ainsi été établies afin de poser des limites au statut particulier accordé par l’art. 5 du règlement aux droits réels des tiers.

II. Les difficultés rencontrées en Allemagne et en France lors de l’application de l’article 5 du règlement.

Avant de s’attacher aux problèmes rencontrés en Allemagne et en France lors de l’application de l’art. 5 du règlement, il convient de présenter le sort réservé aux droits réels des tiers en droit international privé commun allemand et français.

Droit commun

En Allemagne, l’adoption du règlement 1346/2000 relatif aux procédures d’insolvabilité a engendré la création d’un droit commun allemand de la faillite internationale et le pendant de l’article 5 du règlement 1346/2000 se retrouve dans le § 351 I InsO (Insolvenzordnung, Loi allemande concernant les procédures d’insolvabilité). Selon le § 351 I InsO « le droit d’un tiers portant sur un bien de la masse de la faillite, qui au moment de l’ouverture d’une procédure étrangère d’insolvabilité se trouvait dans le pays, et qui garantit en vertu du droit national un privilège, n’est pas affecté par l’ouverture de la procédure étrangère d’insolvabilité ». Ainsi, lorsqu’une procédure étrangère d’insolvabilité portant sur un bien qui se trouve en Allemagne et auquel est rattaché un droit réel est ouverte, les restrictions d’utilisation et de réalisation du bien résultant du droit allemand de la faillite s’appliquent, mais à condition qu’une procédure secondaire soit ouverte en Allemagne (Bismarck/Schümann-Kleber, « Insolvenz eines ausländischen Sicherungsgebers – Anwendung deutscher Vorschriften auf die Verwertung in Deutschland belegener Kreditsicherheiten », NZI 2005, p 151). En vertu du droit commun allemand de la faillite, le syndic étranger peut demander l’ouverture d’une procédure secondaire en Allemagne dès qu’un des biens du failli se trouve en Allemagne, ce qui résulte du § 354 InsO. En vertu du § 336 InsO, l’existence et la validité du droit réel sont toujours déterminées par la loi du lieu de situation du bien auquel est rattaché le droit réel. En France, le droit commun de la faillite internationale est de source jurisprudentielle. Il résulte du droit international privé commun français, qu’en cas d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité en France, l’existence et la validité des droits réels des tiers sont régies soit par la lex rei sitae soit par la lex obligationis, c'est-à-dire soit par la loi du lieu de situation du bien soit par la loi du contrat, en fonction du droit réel concerné. En revanche c’est la lex concursus qui déterminera leurs effets ainsi que le rang occupé par leur titulaire dans l’ordre des règlements (Marie-Noëlle Jobard-Bachelier, « Le sort des garanties », in Jault-Seseke/Robine, L’effet international de la faillite : une réalité, Thèmes et commentaires, Dalloz 2004, p 131).

L’art.5 du règlement 1346/2000 : règle de conflit ou règle matérielle ?

L’art. 5 du règlement rencontre des difficultés d’application en droit allemand du fait de l’imprécision de l’expression « n’affecte pas le droit réel d’un créancier ou d’un tiers ». La doctrine allemande n’a jusqu’à ce jour pas réussi à s’accorder sur la nature à donner à cet article et, faute d’une décision du « Bundesgerichtshof » (Cour fédérale allemande de justice) à ce sujet, la question reste en suspens. Pour les uns, il s’agit d’une règle matérielle qui libère la sûreté se trouvant dans un autre Etat membre de tous les effets de l’ouverture de la procédure d’insolvabilité, alors que pour les autres, il s’agit d’une règle de conflit qui renvoie au droit du lieu de situation du bien auquel est rattaché un droit réel (Wimmer, « Die EU-Verordnung zur Regelung grenzüberschreitender Insolvenzverfahren », NJW 2002, p.2430). Les premiers fondent notamment leur point de vue en vertu du considérant 25 du préambule du règlement selon lequel « il est particulièrement nécessaire de prévoir pour les droits réels un rattachement particulier qui déroge à la loi d’ouverture, étant donné que ces droits revêtent une importance considérable pour l’octroi des crédits » (Paulus, Europäische Insolvenzverordnung, 2008, Recht und Wirtschaft GmbH, p 149). Ils justifient par ailleurs leur position en soulignant que l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité secondaire peut être demandée lorsque le débiteur possède un établissement dans l’Etat dans lequel se trouve le bien auquel est rattaché un bien réel. Mais c’est également la raison pour laquelle les auteurs qui défendent le même avis que Wimmer, considèrent que la théorie des premiers va trop loin, puisque lorsque l’ouverture d’une procédure secondaire n’est pas possible, faute d’établissement, le bien auquel est rattaché un bien réel ne pourra alors être inclus dans aucune procédure d’insolvabilité. En France la question a été tranchée en ce sens que l’art. 5 du règlement comporte une règle matérielle. Ainsi il est précisé au point 3.3.1.2 de la circulaire de la DACS du 15 décembre 2006, citée ci-dessus, que les créanciers titulaires de droits réels sur un bien situé à l’étranger « ne sont pas soumis à l’arrêt des poursuites individuelles prescrit par la loi d’ouverture s’ils portent sur des biens situés dans un autre Etat » et « ils restent soumis aux dispositions de droit commun de la loi régissant le droit réel, qui est très souvent la loi de l’Etat sur le territoire duquel le bien est situé : la loi relative à l’insolvabilité de cet Etat ne s’applique pas ». Ces précisions suscitent cependant d’autres interrogations. En droit français, l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité impose l’arrêt des poursuites individuelles en vertu des art. L.621-40 s du Code de commerce. Ainsi certains auteurs craignent que cela n’entraîne une rupture d’égalité entre les créanciers. En effet les créanciers titulaires de droits réels se verront imposer l’arrêt des poursuites individuelles ou pas selon que le bien sur lequel ils portent se trouve en France ou à l’étranger (Jean-Marc Muresianu, « L’application du Règlement et ses difficultés », in Le règlement européen relatif aux procédures d’insolvabilité, www.aedbf.asso.fr/COLLOQUES/Insolvabilite(ReglementEU)bis.doc). Le règlement ne résout pas tous les problèmes soulevés par les faillites internationales mais il est prévu que ce dernier soit amélioré. Enfin il convient de souligner que le droit de la faillite internationale est en constante évolution, on notera tout particulièrement les travaux de la CNUDCI (Commission des Nations Unies pour le droit commercial international). La CNUDCI a notamment adopté le 25 juin 2004 un guide législatif sur le droit de l’insolvabilité qui aborde la question des droits réels des tiers, et qui est destiné à servir de référence aux autorités nationales et aux organes législatifs lorsqu’ils élaborent de nouvelles dispositions législatives ou règlementaires.

Bibliographie :

Manuels :

  • Jault-Seseke/Robine, L’effet international de la faillite : une réalité ?, thèmes et commentaires, Dalloz 2004.
  • Kindler, BGB/IntInsR, Münchener Kommentar, 4 Auflage, Band. 11, 2006, C.H. Beck.
  • Mayer/Heuzé, Droit international privé, 8ème édition, 2004, Montchrestien.
  • Pannen, Europäische Insolvenzverordnung, Kommentar, 2007, De Gruyter Recht.
  • Paulus, Europäische Insolvenzverordnung, Kommentar, 2 Auflage, 2008, Recht und Wirtschaft GmbH.
  • Schack, Internationales Zivilverfahrensrecht, 4 Auflage, 2006, C.H.Beck.

Revues:

  • Bismarck/Schümann-Kleber, „Insolvenz eines ausländischen Sicherungsgebers -Anwendung deutscher Vorschriften auf die Verwertung in Deutschland belegener Kreditsicherheiten“, NZI 2005, Heft 3, p 147-152.
  • Huber, „Internationales Insolvenzrecht in Europa“, ZZP 2001, Band 114, Heft 2, p 133-166.
  • Lehr, „Die neue EU-Verordnung über Insolvenzverfahren und deren Auswirkung für die Unternehmenspraxis“, KTS 2000, Heft 4, p 577-585.
  • Paulus, „Die europäische Insolvenzverordnung und der deutsche Insolvenzverwalter“, NZI 2001, Heft 10, p 505-516.
  • Wimmer, „Die EU-Verordnung zur Regelung grenzüberschreitender Insolvenzverfahren“, NJW 2002, Heft 34, p 2427-2431.

Règlements, lois et circulaires:

  • Insolvenzordnung, Loi allemande concernant les procédures d’insolvabilité du 5 octobre 1994, BGBl. I S. 2866.
  • Erläuternder Bericht, Rapport explicatif Virgòs-Schmit du 3 mai 1996, 6500/1/96 REV 1.
  • Règlement 1346/2000 du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité, paru au JO des Communautés européennes le 30 juin 2000.
  • Circulaire de la DACS n°2006-19 du 15 décembre 2006 relatif au règlement 1346/2000 du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité, publiée au bulletin officiel du ministère de la justice n° 2007-01 du 28 février 2007.

Sites internet :