Les effets de la Charte des Nations Unies sur l’ordre juridique communautaire : entre limitation et extension des compétences communautaires par Alexandra FRELAT

Après une réticence initiale, la Communauté a progressivement accepté de se porter garante de l’application des sanctions économiques édictées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Consacrée par le Traité de Maastricht, cette pratique soulève néanmoins différents problèmes (compétence de la Communauté, lien au système des Nations Unies). Plusieurs arrêts du Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes apportent des réponses soulevant cependant d’autres questions. Charte des Nations Unies, notamment les articles 25, 41, 48 et 103.

Au titre de l’article 41 de la Charte des Nations Unies (ci-après la Charte), le Conseil de Sécurité des Nations Unies (ci-après CS) peut prendre des mesures non armées en réponse à une menace contre la paix ou une rupture de la paix. Ces mesures prennent souvent la forme de sanctions économiques qui ont alors pour but de faire pression sur l’État visé pour qu’il cesse son fait illicite. L’actualité récente laisse la place croissante des sanctions économiques. Au cours de ces derniers moins, le CS a ainsi édicté une résolution à l’encontre de l’Iran pour limiter les échanges avec ce pays (résolution 1747 du 24 mars 2007). Cette éventualité a aussi été évoquée à l’encontre du régime birman pour finalement être abandonnée faute de consensus entre les Etats membres du CS. Dans ce contexte, le rôle de l’Union Européenne ne peut être sous-estimé (ci-après UE ou l’Union au sens de l’article 1 al. 3 du Traité sur l’Union Européenne, c’est-à-dire comprenant les Communautés et les deux piliers intergouvernementaux). En tant qu’acteur économique mondial de premier rang, elle est à même d’exercer une pression économique considérable et ainsi de donner plein effet aux résolutions du CS. Néanmoins, l’Union n’est pas membre de l’Organisation des Nations Unies (ci-après ONU). Elle n’est donc pas liée par les décisions de cette organisation et n’a pas à les appliquer. Force est de constater qu’elle le fait néanmoins. Par le truchement des Etats, ayant transféré une partie de leurs compétences à l’UE, s’est créée une imbrication des systèmes communautaire et international. En effet tous les Etats membres de l’UE sont simultanément membres de l’ONU. Il est donc légitime de se demander si une organisation internationale - l’UE - est liée par les décisions d’une autre - l’ONU - quand les Etats membres de la première sont simultanément membres de la deuxième et que ces Etats membres ont transféré des compétences à la première qui ont trait à celles de la deuxième. L’application des sanctions économiques au sein de l’ordre communautaire est le point d’impact le plus fort entre le système communautaire et celui issu des Nations Unies. Ainsi n’est-il pas étonnant que le juge communautaire ait eu à se prononcer sur la question des rapports de systèmes dans ce contexte des sanctions économiques. Les requérants Yusuf et Kadi ont en effet remis en cause la légalité de règlements communautaires donnant application à des sanctions économiques édictées par le CS. Dans ses arrêts du 21 septembre 2005 (Yusuf, T-306/01, commenté par Lucie Laithier, le juge communautaire comme frein à l’action du Conseil de Sécurité des Nations Unies ? et Kadi, T-315/01), le Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes (ci-après TPI) donne une réponse à cette question. En affirmant que l’UE est indirectement liée par les décisions du Conseil de Sécurité, il semble se plier à la supériorité de la Charte et abandonne une part de ses compétences au profit de la coordination des systèmes communautaire et international. Cette coordination passe cependant par la proclamation d’un ordre public international dont le TPI se fait le garant, s’arrogeant ainsi de nouvelles prérogatives. Ces arrêts retentissants ont été confirmés par d’autres arrêts du TPI (Ayadi du 12 juillet 2006, T 253-02 et Minin du 31 janvier 2007, T- 362/04). La compétence de l’UE pour appliquer les décisions du Conseil de Sécurité, notamment les sanctions économiques, révèle une imbrication des systèmes restant néanmoins dépendante de la volonté des Etats membres (I). Constatant cette compétence de l’UE, le juge communautaire se veut coordonnateur de l’ordre international (II).

I Une imbrication des systèmes sous influence des Etats membres

La Charte des Nations Unies crée différents ponts entre son système juridique et celui des organismes régionaux. L’article 48 al. 2 de la Charte prévoit que les Etats membres peuvent appliquer les décisions du CS « grâce à leur action dans les organismes internationaux appropriés dont ils font partie» ; l’art. 103 semble créer pour sa part une situation objective qui rendrait le droit issu du système des Nations Unies opposable à tous les sujets du droit international indépendamment de leur qualité de membre de l’ONU (cf. Dailler P./ Pellet A., Droit international public, L.G.D.J., 2002, p. 275). Cette opposabilité s’applique a fortiori aux sanctions économiques qui devraient dès lors être mises en œuvre par les organismes régionaux. La Communauté Economique Européenne (ci-après CEE) ne semblait néanmoins pas pouvoir utiliser ces ponts. En effet, le traité CEE ne contenait aucune disposition relative à l’édiction de sanctions économiques. Souhaitant assumer un rôle international plus important, les institutions de la CEE ont cependant trouvé un moyen de devenir l’acteur principal dans l’application des sanctions économiques. L’art. 113 du Traité de Rome, donnant compétence à la CEE pour la politique commerciale commune, fut le point d’ancrage de cette pratique. L’idée était que puisque la Communauté a compétence pour réguler le commerce avec les Etats tiers, elle devait aussi appliquer les sanctions économiques car elles influencent considérablement la politique extérieure commune. C’est en vertu de cet article que furent transposées de nombreuses sanctions économiques édictées par le CS (entre autres, les résolutions 757 et 820 ayant trait à la République fédérale de Yougoslavie ont été transposées au sein de la CEE par les règlements 1432/92 et 990/93 ; pour plus d’informations, cf. Pavoni R., UN Sanctions in EU and national law : The CENTRO-COM Case, ICLQ, 1999, p. 582). Par le jeu des systèmes, la CEE s’est donc vue attribuer une nouvelle compétence. Confirmant cette imbrication des systèmes, le traité de Maastricht a ancré la compétence de la Communauté pour appliquer les sanctions économiques au sein de l’ordre communautaire (art. 60 du Traité instituant la Communauté Européenne, ci-après TCE et CE pour Communauté Européenne). Force est de constater que cette imbrication des systèmes reste en grande partie tributaire de la volonté des Etats. En effet l’art. 60 TCE, confirmant la pratique antérieure, renvoie à l’art. 301 TCE. Ce dernier stipule qu’une position commune dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (ci-après PESC) est un préalable à l’action des institutions communautaires. La PESC (art. 11 à 28 du Traité UE) est un pilier intergouvernemental de l’Union. Elle est donc dirigée par les principes généraux du droit international selon lesquels les Etats sont les « maîtres du traité ». Dans le cadre de cette politique, une position commune est ainsi soumise à un vote unanime (art. 23 TUE). Ce principe d’unanimité pourrait de prime abord être un frein à l’action communautaire. Cependant, l’évolution récente de la pratique communautaire d’application des sanctions économiques prouve le contraire. Les sanctions économiques édictées par le CS dans le contexte de la lutte contre le terrorisme international ont en effet été l’occasion pour le juge communautaire d’étendre la compétence des institutions : Alors que les articles 60 et 301 donnent compétence à la Communauté pour prendre des sanctions à l’encontre de pays tiers, les récentes résolutions du CS prévoyaient aussi des sanctions touchant des individus. M. Yusuf, nommé dans le règlement communautaire n° 881/2002, adopté au vu de la résolution 1390 du CS, avait entre autre invoqué au moyen de sa demande d’annulation du règlement ci-dessus, l’incompétence de la Communauté à prendre des mesures de sanctions économiques touchant des individus sans rapports directs avec un Etats tiers. Dans son arrêt Yusuf (arrêt T- 306/01 du 21 septembre 2005), le TPI donne cependant compétence à la CE en vertu des articles 60, 301 et 308 TCE. Suivant la volonté des Etats, le TPI fonde ainsi une compétence étendue de la CE. Si les Etats acceptent de se démunir de leurs compétences au profit de l’UE, c’est en grande partie dans un souci d’efficacité (De Wilde d’Estmael T., L‘efficacité de la coercition économique, AFRI, 2000, p. 502 s.). En effet l’application communautaire évite les distorsions qu’aurait subies la résolution du CS par son application au niveau national dans chacun des 27 Etats membres de l’Union. Il s’agit d’appliquer les sanctions économiques au niveau le plus adéquat. C’est dans ce même souci d’adéquation que le juge communautaire se fait coordonnateur de l’ordre international, reconnaissant la supériorité du système des Nations Unies.

II Le juge communautaire comme coordinateur de l’ordre international

Dans ses arrêts Yussuf (cf. ci-dessus) et Kadi (cf. ci-dessus), le juge communautaire a pris position quant à la place occupée par le droit issu du système de la Charte des Nations Unies. Se voulant coordonnateur de l’ordre international, il délaisse d’une part certaines de ses compétences pour s’en arroger d’autres. Dans les arrêts précités, confirmés par deux autres arrêts du TPI (Ayadi du 12 juillet 2006, T-253/02 et Minin du 31 janvier 2007, T-362/04), le juge communautaire reconnaît en effet la supériorité de la Charte. Cela peut paraître d’autant plus surprenant que l’UE n’est pas membre de l’ONU et n’est donc pas directement liée par la Charte (cf. Arrêt Dorsch Consult c/ Conseil et Commission du 15 juin 2000, C-273/98, par. 82). Néanmoins, le TPI se voit contraint au respect du droit issu de la Charte aussi bien par le droit international (l’art. 30 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 et l’art. 103 de la Charte sont cités au par. 233 de l’arrêt Yusuf) que par le droit communautaire. En effet une imbrication des systèmes s’est produite par le transfert de compétences des Etats vers la Communauté. Le syllogisme développé par le TPI est le suivant : Les Etats ont le devoir de respecter le droit issu de la Charte, ils ont ainsi accepté de renoncer à l’exercice d’une partie de leurs compétences. Le transfert de leurs compétences vers la CE ne les a pas libérés de cette aliénation, celle-ci a juste été transférée à la CE (cf. par. 245 de l’arrêt Yusuf). Partant de cette « constitutionnalisation » du droit de l’ONU (Möllers Von C., Das EuG konstitutionalisiert die Vereinten Nationen, EuR, 2006 p. 426) le TPI refuse d’opérer un contrôle de légalité indirect de ce droit par rapport au droit communautaire. Il constate ainsi dans l’arrêt Yusuf que le règlement communautaire remis en cause est une transposition littérale de résolutions du CS : « Tout contrôle de la légalité interne du règlement attaqué, notamment au regard des dispositions ou principes généraux du droit communautaire relatifs à la protection des droits fondamentaux, impliquerait donc que le Tribunal examine, de façon incidente, la légalité desdites résolutions. » (par. 266 de l’arrêt Yusuf). Au profit de la coordination de l’ordre international, le TPI abandonne tout contrôle des actes communautaires transposant littéralement des résolutions du CS au regard des droits fondamentaux communautaires (ce contrôle reste néanmoins possible pour les actes communautaires ne transposant pas de manière littérale une résolution du CS, c’est-à-dire les actes où la CE a conservé un champ d’appréciation autonome (Arrêt Bosphorus Airways du 30 juillet 1996, C-84/95). Cet abandon de compétence par le TPI est néanmoins suivi par l’attribution d’une nouvelle compétence. S’étant fait coordonnateur de l’ordre international, il s’en porte aussi garant. En effet, après son refus de confronter le règlement CE aux droits fondamentaux communautaires, il se reconnaît compétent pour contrôler la conformité de celui-ci aux « principes intransgressibles du droit international coutumier », plus connus sous le nom de jus cogens (définition donnée par la Cour Internationale de Justice au par. 279 de l’avis consultatif du 8 juillet 1996 relatif à la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires). En assumant une telle position, le TPI envoie deux signaux. D’une part, il montre son attachement à la Communauté de droit que constitue l’ordre communautaire (arrêt Yusuf, par. 260). Il entend protéger l’essence indérogable des droits fondamentaux. Force est de constater néanmoins que les droits garantis ne pèsent pas lourd face au caractère d’intérêt général des sanctions du CS (voir notamment le par. 298 de l’arrêt Yusuf). Ainsi, le TPI considère que le gel de fonds ne porte pas atteinte à la substance même du droit de propriété puisqu’il ne fait que réduire l’utilisation de certains biens (par. 299 de l’arrêt Yusuf). Par cette protection amoindrie des droits fondamentaux, le TPI envoie un signal à l’ONU constatant que tant qu’il n’y aura pas de tribunal international compétent pour contrôler la légalité des actes onusiens, le juge communautaire devra se charger de ce contrôle. Ayant reconnu la supériorité du système des Nations Unies, il s’arroge aussi le droit de le critiquer. Le TPI s’attribue ainsi une nouvelle prérogative, il devient suppléant de l’ONU pour faire respecter l’ordre international établi. Le TPI a fait de ses arrêts Yussuf et Kadi des références jurisprudentielles qu’il n’hésite pas à citer comme référence dans ses arrêts postérieurs (voir notamment l’arrêt Minin). Le traité modificatif de Lisbonne semble s’inscrire dans le prolongement de ces arrêts réaffirmant la supériorité de la Charte dans différents articles. MM. Yusuf et Kadi ont cependant interjeté appel devant la Cour de Justice des CE, laissant subsister un doute sur la pérénité de cette solution au sein de l’ordre communautaire. Solution par ailleurs contestée au sein de l’ordre international : Les résolutions 1597 et 1824 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en date du 23 janvier 2008 constatent que les sanctions ciblées contre des individus bafouent les droits de l’homme, ce qui laisse penser au rapporteur Dick Marty que « la Cour Européenne des droits de l’homme sera bientôt appelée à dire quel droit prévaut sur le territoire du Conseil de l’Europe. » (Rivais R. / Stroobants J.P., Le Conseil de l’Europe conteste les listes noires de l’ONU et de l’UE, Le Monde, 24 janvier 2008)

Bibliographie

OUVRAGES

• DAILLIER Patrick/ PELLET Alain, Droit international public, 7. Edition, L.G.D.J., Paris, 2002, notamment les pages 997 et suivantes concernant le pouvoir de sanction non militaire du Conseil de Sécurité des Nations Unies, et le paragraphe 174 (pages 274 et 275) concernant la primauté absolue de certaines normes conventionnelles. • RIDEAU Joël, Droit institutionnel de l’Union et des Communautés Européennes, L.G.D.J., Paris, 4ème édition, 2002, notamment le Chapitre 2 du Titre V (page 194) ayant trait aux actes des organisations internationales.

REVUES

• ARNAULD Andreas (Von), UN-Sanktionen und gemeinschaftsrechtlicher Grundrechtschutz, Die „Soweit-Rechtsprechung“ des Europäischen Gerichts Erster Instanz, Archiv des Völkerrechts, Band 44, 2006, p. 201 s. • BOHR Sebastian, Sanctions by the United Nations Security Council and the European Community, European Journal of international law, 1993, p. 256 s. • MÖLLERS Christoph (von), Das EuG konstitutionalisiert die Vereinten Nationen – Anmerkung zu den Urteilen des EuG vom 21. 09. 2005, Rs. T 315/01 und T-306/01, Europarecht, Heft 3, 2006, p. 426 s. • PAVONI Riccardo, UN Sanctions in EU and national law: The Centro-Com Case, The International and comparative law Quaterly, 1999, p. 582 s. • SAM-SIMENOT Annelles, Les conflits de compétences entre la Communauté européenne et les Etats membres dans le domaine des sanctions édictées par le Conseil de sécurité de l’ONU, Recueil Dalloz – Cahier Chronique -, 1998, p. 83 s. • THOUVENIN Jean Marc, Commentaire de l’article 103 de la Charte des Nations Unies par in : La Charte des Nations Unies, commentaire article par article volume II, Jean Pierre Cot, Alain Pellet et Mathias Forteau, Economica, Paris, 2ème édition, 2002.

ARTICLE

• RIVAIS Rafaële / STROOBANTS Jean-Pierre, Le Conseil de l’Europe conteste les listes noires de l’ONU et de l’UE, Le Monde, 24 janvier 2008

JURISPRUDENCE / DROIT APPLICABLE

• CIJ, Avis consultatif du 8 juillet 1996 relatif à la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Rec. 1996. • Arrêt CJCE, Bosphorus Airways du 30 Juillet 1996, aff. C-84/95 • Arrêt CJCE, Dorsch Consult c/ Conseil et Commission du 15 juin 2000, aff. C-273/98 • Arrêt TPI, Yusuf du 21 septembre 2005, aff. T-306/01 • Arrêt TPI, Kadi du 21 septembre 2005, aff. T-315/01 • Arrêt du TPI, Ayadi du 12 juillet 2006, aff. T 253-02 et • Arrêt du TPI, Minin du 31 janvier 2007, aff. T- 362/04* • Traité de Lisbonne modifiant le Traité sur l’Union européenne et le Traité instituant la Communauté européenne du 3 décembre 2007 • Résolution 757 (1992), 820( 1993), 1390 (2002) du Conseil de Sécurité des Nations Unies • Règlement communautaire n°, 1432/92, n° 990/93 et n° 881/2002 • Résolutions 1597 et 1824 du 23 janvier 2008 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe