ROYAUME-UNI – Le rôle des juges dans le bon processus d’uniformisation au travers de l’arrêt Khatun v Newham, par Sophie MEIS

La directive 93/13 se référait à la notion de « bien » sans en apporter de définition précise. Ce terme, selon qu’interprété à la lumière de la Common Law ou du droit français, comprenait ou excluait les immeubles du champ d’application de la directive. Allant au-delà de la barrière de la langue, le juge anglais accepta dans l’arrêt Newham d’écarter son droit national pour s’aligner à l’esprit communautaire. Il démontrait ainsi que l’uniformisation ne peut réussir qu’avec l’appui des magistrats.

Introduction

La protection des parties faibles aux contrats présente l’un des objectifs principaux de l’Union Européenne après la libre circulation. Nul doute qu’un consommateur se trouvera dans une position particulièrement vulnérable du fait de son incapacité à négocier les termes qu’il devra par la suite exécuter. Ainsi, la directive 93/13 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs visait-elle à éviter tout déséquilibre excessif entre les devoirs et obligations des parties dans le cadre des contrats de biens et services (« goods and services »). Le législateur anglais transposa mot pour mot le texte communautaire en 1994 dans les Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations (remplacé en 1999 par un nouveau règlement du même nom). Dans l’arrêt Khatun v Newham du 24 février 2004, le litige portait sur l’obligation pour une autorité locale de fournir un logement social. La directive fut invoquée mais trouvait-elle véritablement à s’appliquer ? En droit anglais, les immeubles ne sont pas des biens (« goods »). A contrario, ils le sont en droit français. Selon la langue, les contrats portant sur les immeubles étaient ou non couverts par la directive. Faute de définition dans le texte de transposition, le juge se tourna vers la directive qui ne se révéla guère plus explicite. La Cour d’appel dut ainsi trancher seule. L’interprétation retenue pouvait faire bénéficier tout un pan juridique anglais du droit de la consommation ou au contraire donner libre cours aux clauses abusives dans le secteur immobilier.

Corps du texte

Les Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations étant la copie exacte de la directive, il eut été aisé pour la Cour d’appel de se cantonner à l’application des principes de Common Law. En effet, les directives ne sont directement invocables qu’en cas d’absence de transposition ou de mauvaise transposition par les Etats-Membres. La directive ayant été parfaitement implantée dans le système juridique du Royaume-Uni, les magistrats auraient pu considérer que les « biens» devaient être entendus selon le droit anglais, au regard des seules Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations (texte législatif britannique et non pas communautaire). La conception de Common Law ainsi retenue ne serait-elle pas après tout celle qui refléterait au mieux la société anglaise, sa réalité et ses besoins ? A l’étonnement général, telle ne fut pas l’approche adoptée.

Au contraire, la Cour d’appel voit en cette transposition fidèle la volonté du législateur anglais de s’en remettre entièrement au droit européen. En se contentant de reprendre le texte communautaire sans l’avoir au préalable un tant soit peu modifié, le législateur britannique signale son approbation inconditionnelle. Il ne souhaite rien accorder de plus ni de moins que ce qu’octroient les principes communautaires énoncés. Puisque, par là même, toute considération nationale est annihilée, le juge ne peut qu’interpréter le texte de transposition au regard de la directive qu’il transpose. En l’absence d’une définition communautaire claire et précise, il revient au juge de prendre en considération l’intégralité des éléments permettant de révéler la réelle intention du législateur européen.

Toutes les traductions d’un même texte communautaire ont une valeur contraignante équivalente. Ainsi, puisque le juge anglo-saxon accepte d’interpréter la notion de « biens » au regard de la directive, il ne peut qu’admettre que lui soit soumise toute traduction officielle permettant de lever le doute planant sur le terme litigieux. En ces circonstances, si la traduction française interprétée à la lumière de son droit respectif venait à octroyer à la directive une portée distincte de celle du droit anglais, il reviendrait au juge de décider de l’interprétation reflétant au mieux la volonté du législateur européen. Telle est la position adoptée par la Cour d’appel. Notons néanmoins que celle-ci n’est en réalité liée par aucune obligation réelle d’agir de la sorte. Une voie de facilité aurait été de ne se fier qu’à la seule version anglaise de la directive. Il serait ardu pour un juge de reposer son jugement sur une traduction difficilement vérifiable car dans une langue inconnue de lui. De plus, aucune traduction officielle ne prévalant, puisque toutes de force égale, chacune des traductions et interprétations dégagées seraient aussi légitimes les unes que les autres. L’intérêt de s’attarder sur d’autres droits est limité si l’interprétation nationale est tout aussi valable. Il convient de noter que la notion de « bien » est répandue dans tous les droits étrangers. Par conséquent, il se n’agissait pas là de découvrir le sens caché d’un terme inconnu ou faussement familier tiré d’un système juridique particulier. Dans cet arrêt, la cour devient juge communautaire. Elle abandonne la panoplie du juge national se raccrochant désespérément à des concepts de Common Law pour adopter une perspective d’uniformisation plus vaste et prenant en compte l’Union Européenne dans sa totalité.

Dans ses traductions française et anglaise, la directive avait assimilé les deux notions apparemment analogues mais néanmoins distinctes de « biens » et « goods ». En son article 516, le code civil définit un bien comme pouvant être meuble ou immeuble. Les contrats portant sur des bâtiments ou fonds de terre (article 518 du code civil) seraient ainsi visés par la directive 93/13 si celle-ci venait à être interprétée au regard du droit français. A l’opposé, le droit anglais distingue entre la propriété dite réelle (« real property ») portant sur les immeubles et la propriété dite personnelle (« personal property ») portant sur les choses meubles. La propriété personnelle est également connue sous le nom de « chattels » ou « goods ». En conséquence, une interprétation conforme à la Common Law exclurait les immeubles du champ d’application de la directive. Ainsi, la notion de « biens » en France fait allusion à la possession tandis que celle de « goods » se réfère aux seules marchandises.

Fort de la constatation qu’un terme bien spécifique existait en France pour désigner les biens meubles tout en excluant les immeubles, le juge anglais en conclu que si, dans sa version gaëlique, la directive étendait son champ d’application aux « biens » sans se limiter aux « marchandises » c’était qu’une erreur avait été commise dans la version anglo-saxonne. De prime abord, cette approche apparaît contestable. En effet, il pourrait aisément être argumenté, à l’inverse de la cour, que si la directive restreint son application aux « goods », sans allusion aucune à la « personal property », c’est que la volonté communautaire était manifestement de se limiter aux choses meubles. Afin de comprendre le raisonnement de la cour, il convient d’analyser plus en détail l’esprit de l’arrêt. Pourquoi le juge anglais a-t-il ainsi décidé de privilégier le droit français au droit anglo-saxon ?

Les juges britanniques craignent un décalage de leur système juridique par rapport à la majorité des pays concernés. Il est important, nous dit la cour d’Appel, de se rappeler que la directive est un instrument communautaire qui s’appliquera en cette qualité à la totalité des Etats-Membres. Il ne devrait pas exister une variante jurisprudentielle par pays mais une interprétation commune et consolidée. Il devient alors nécessaire de lire la directive à la lumière des autres systèmes juridiques concernés afin de dégager une approche qui serait celle de la majorité. Ainsi, l’interprétation française est-elle similaire à celle des italiens, portugais et espagnols. La Common Law est une caractéristique du Royaume-Uni mais, elle ne saurait tenir face au droit communautaire et à l’uniformisation ainsi engendrée. Bien au contraire, le juge présente la distinction britannique entre meubles (« goods ») et immeubles comme une « excentricité embarrassante » au niveau européen. En effet, comment l’Angleterre aurait-elle pu se justifier d’être seule à renier au consommateur une protection totale englobant les contrats passés sur les meubles comme sur les immeubles ? Ne serait-il pas injuste pour le consommateur anglo-saxon de recevoir un traitement différent de celui du reste de l’Europe ? La directive a pour but de protéger le consommateur. L’objectif communautaire ne serait pas atteint si certains types de contrats passaient outre les mailles juridiques des Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations du seul fait de leur objet. Il appartient au juge national d’écarter son propre droit lorsque l’interprétation de celui-ci ne saurait correspondre à une vision d’ensemble communautaire ou serait source d’incohérence. Et qu’importe si la Common Law doit pour se faire céder sous la majorité civiliste ! Le sacrifice est bien maigre comparé à l’enjeu supranational d’uniformisation. La Cour nous offre dans cet arrêt une illustration concrète de la concurrence des droits qu’instaure la Communauté. Pour que celle-ci permettre un « darwinisme » législatif, encore faut-il que l’une des parties accepte de céder. L’Union Européenne ne pourrait progresser si, aveuglé par son orgueil national, chaque Etat-Membre refusait d’accueillir une vision autre que la sienne. Cette approche qui tend à accepter de se référer de la sorte aux droits étrangers et de se laisser influencer par eux, sans obligation réelle, n’est pas apparente dans les arrêts minimalistes Français. S’opposent ainsi la conception civiliste pour laquelle le juge est simple bouche de la loi et l’approche plus ouverte de la Common Law. Aux cours françaises de tirer une leçon d’humilité de cet arrêt. La concurrence des droits ne consiste donc pas seulement à faire prévaloir son système. A chaque Etat-Membre de reconnaitre les faiblesses de sont droit et de savoir lâcher prise au profit d’une sélection naturelle juridique.

L’arrêt Khatun v Newham symbolise le rôle primordial des juges dans le processus d’uniformisation. Il importe peu qu’un même texte soit transposé à l’identique si les interprétations jurisprudentielles qui en sont faites divergent d’un Etat-Membre à l’autre. Si la cour d’Appel avait pris la décision d’appliquer la Common Law, les consommateurs n’auraient pu être protégés en Angleterre pour tout contrat relatif aux immeubles et ce, malgré l’uniformisation des lois pratiquée. Ainsi, un certain nombre de consommateurs ignorants de la jurisprudence anglaise auraient passé des contrats portant sur des immeubles, se pensant protégés par l’uniformisation des lois relatives aux clauses abusives et moins méfiants de se fait. Dans certains cas, une mauvaise uniformisation peut être pis qu’une absence d’uniformisation.

L’approche anglaise est comparable à celle de la Commission et semble tendre vers l’idée d’un Cadre commun de référence. Le juge abandonnerait ainsi son concept national au profit d’une notion plus similaire à celle de ses pairs européens. La directive 93/13 n’est pas seule sujette à des difficultés d’interprétations. La création de définitions communautaires empruntées à la majorité des systèmes juridiques des Etats-Membres, ne pourrait qu’apporter une harmonie nécessaire au développement de l’Union Européenne. Un cadre commun de référence offrirait une source fiable et détaillée au juge désireux de suivre l’esprit communautaire mais ne possédant pas les moyens nécessaire pour ce faire. Le travail judiciaire en serait ainsi grandement facilité.

De plus, il doit être fait référence au plan d’action de la Commission qui critique l’incohérence de certaines directives ainsi que le manque de précision dans les terminologies utilisées. Le législateur européen semble non seulement avoir considéré en l’espèce qu’il n’était nul besoin de définir ce qu’il entendait par « biens » (ou « goods »), il a également négligé l’importance de traductions minutieuses et exactes. La difficulté d’interprétation ci-présente aurait aisément pu être éviter par l’emploi du terme adéquat, à savoir « marchandise » ou « personal property ». En l’espèce, c’est au juge national qu’est revenue la charge de palier aux maladresses communautaires. Si le dénouement de l’arrêt Khatun v Newham est heureux, l’histoire est loin d’être flatteuse pour son protagoniste européen.

Bibliographie sélective

Sources de droit :

- R (on the application of Khatun) v Newham London Borough Council R (on the application of Zeb) v Newham London Borough Council R (on the application of Iqbal) v Newham London Borough Council 2004 EWCA Civ 55 - Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations 1994 (SI. 1994/3159) - Un droit européen plus cohérent : un plan d’action par la Commission Européenne, 2003

Ouvrages généraux :

- Property law de Roger J. Smith, 5ème edition (Longman) 2006 - Butterworths property law handbook de Ernest H. Scamell, 6ème édition (Butterworths) 2005 - Plan d’Action sur le droit européen des contrats de Astrid Marais - Plan d’action sur le droit européen des contrats : une réponse au plan d’action de Pauline Remy-Corlay - Cadre commun de référence et Code civil de Astrid Marais - La compétence de la Communauté européenne pour harmoniser le droit des contrats – une analyse empirique Commentaires de la source : - Contracts and European consumer law : an OFT perspective de Sir John Vickers, pour la conférence à l’Université d’Oxford sur l’harmonistation du droit europeen des contrats, 18 mars 2005 - Conveyancer’s Notebook (March/April) de Philip Kenny, Conveyancer and Property Lawyer, 2004 - The Unfair Terms in Consumer Contracts Regulations in the Courts de W.C .H. Ervine, Scots Law Times, 2004