Une analyse économique des systèmes d'échanges de quotas d'émissions aux Etats-Unis et en Europe


Introduction


 


Afin d’agir sur la pollution atmosphérique et de réduire les émissions de polluants, des marchés d’échange de quotas d’émissions de polluants ont été développés aux Etats-Unis au début des années 90 puis, dans la lignée du Protocole de Kyoto adopté en 1997, en Europe au début des années 2000. Ils sont apparus comme étant des systèmes à la fois viables politiquement et économiquement (Mackenzie, p. 130). Ces marchés sont présentés comme étant efficients économiquement – la Commission Européenne a déclaré que l’instauration d’un marché d’échanges d’émissions était l’instrument le plus efficace et le moins coûteux pour atteindre les objectifs de réductions d’émissions (Ishikawa, Kiyono et Yomogida, p. 185) – stimulant l’innovation et encourageant d’eux-mêmes une réduction des émissions au-delà des limites réglementaires (Driesen, p. 291).


Le gouvernement met en place une limite d’émissions globale et distribue des droits d’émissions à des installations en conséquence. L’efficacité du système dépend de l’opportunité économique pour une installation de réduire ses émissions, ce qui permettra aux installations pour lesquelles le coût de réduction est plus élevé d’acheter des droits d’émissions sur le marché secondaire (Massai, p. 110). Le concept d’échange d’émissions est donc fondé sur les différences de coûts de réduction entre les différentes installations (Massai, p. 109). Cela permet aux pollueurs de réduire leurs émissions de la façon la plus efficiente économiquement (Woerdman et Bolderdijke, p. 3). De plus, afin d’encourager la réduction d’émissions, des amendes doivent être mises en place dont le coût sera supérieur au prix du carbone et au coût de réduction des émissions (Deatherage, p. 19).


La responsabilité de la réduction est transférée des pouvoirs publics aux marchés (Mackenzie, p. 132). D’un point de vue rationnel, ce système fonctionne en partant du postulat que face à cette motivation d’ordre économique, les pollueurs devraient changer leur comportement en réduisant leurs émissions (Woerdman et Bolderdijke, p. 15). Les marchés sont plus efficaces car ils transforment la réduction de la pollution en actifs pouvant être commercialisés et créant des bénéfices financiers, permettant la réduction des émissions par une plus grande innovation technologique (Deatherage, p. 21).


Les expériences les plus significatives dans ce domaine viennent des systèmes mis en place aux Etats-Unis – qui ont établi très tôt un marché d’échanges d’émission de dioxyde de soufre (SO2) – et au sein de la Communauté Européenne avec le système communautaire d’échanges de quotas d’émissions pour le dioxyde de carbone (CO2) dans un premier temps et pour d’autres gaz à effet de serre dans un second temps.


Le marché d’échanges de quota d’émissions de SO2, adopté par les amendements au Clean Air Act de 1990, a établi deux phases : la première allant de 1990 à 1995 et la seconde de 1995 à 2000 avec pour objectif une réduction substantielle de 10 millions de tonnes d’émissions de SO2 par rapport aux niveaux de 1980 (Driesen, p. 317). Cet instrument a réduit les émissions de SO2 ainsi que le coût de ces réductions avec grand succès, en permettant aux installations d’être plus flexibles afin de  trouver des méthodes innovantes pour réduire les émissions plus rapidement et pour un coût moindre (Deatherage, p. 20-21).


Le marché communautaire de quotas d’émissions, mis en place par la directive 2003/87/CE, est largement inspiré du marché de SO2 établi aux Etats-Unis (Clo, p. 60). Le système communautaire met en place une limite globale d’émissions pour certains secteurs. Chaque installation se voit attribuée un certain nombre de crédits en proportion de leurs émissions historiques, ce qui représente leur limite d’émissions annuelles (Massai, p. 114). Si une installation émet plus que la limite qui lui a été distribuée à travers ses crédits d’émission, elle aura la possibilité soit d’acheter des droits d’émissions à d’autres installations sur un marché secondaire, soit de réduire ses émissions ou bien de payer une amende de 40€ par tonne d’équivalent CO2 pour la phase I et de 100€ par tonne d’équivalent CO2 pour la phase II (Massai, p. 115). Les droits sont achetés aux installations qui émettent moins que la limite représentée par leurs droits d’émissions. Lors de la première phase, allant de 2005 à 2007, seules les émissions de CO2 étaient contrôlées. La troisième phase s’applique à tous les gaz à effet de serre, met en place une limite globale de 21% en dessous des niveaux de 2005 d’ici à 2020 et mettra graduellement en vente sur un marché primaire les droits d’émissions (Massai, p. 117, voir aussi Deatherage, p. 54).


Parmi les principales ressemblances, les deux programmes ont choisi une méthode de distribution des droits d’émissions gratuite et proportionnelle aux émissions historiques calculées sur la base d’une année. De plus, les droits sont uniques, échangeables et transférables entre les participants (Clo, p. 60-61). De part le caractère artificiel de ces marchés – ceux-ci étant créés de toute pièce par une autorité gouvernementale et ne pouvant exister sans elle – la mise en application efficace et équitable, ainsi que l’impact sur le comportement des acteurs des marchés de SO2 établis par les amendements au Clean Air Act de 1990 et le marché de gaz à effet de serre établi par la directive 2003/87/CE et la directive 2009/29/CE dépend principalement du choix entre une distribution gratuite ou d’une mise en vente des droits d’émissions (I) et des problèmes tenant à la sur-distribution et à la mise en place de limites d’émissions strictes (II).


 



  1. Distribution gratuite ou mise en vente sur un marché primaire des droits d’émissions

 



  1. Le choix initial d’une distribution gratuite afin de garantir l’efficacité économique et politique des marchés d’émissions

La distribution gratuite a été la norme dans les deux types de marché, ce qui implique un droit d’émettre gratuitement garantis aux pollueurs (Clo, p. 100). Le marché de SO2 aux Etats-Unis avait prévu une distribution gratuite des droits d’émissions aux installations participantes. C’est également le cas pour la phase I et II du marché communautaire.


La principale question est de savoir si la distribution gratuite est juste et efficiente économiquement. Au niveau économique, l’inclusion de la valeur des droits de distribution dans les prix se comprend par la prise en compte des coûts d’opportunités, qui représentent les revenus qui auraient été obtenus en adoptant l’option qui a été rejetée (Clo, p. 108). Dans ce système, l’option est soit d’utiliser les crédits, soit de les vendre. S’il est plus avantageux pour l’entreprise d’utiliser ses crédits d’émissions, le coût d’opportunité est alors le profit que l’entreprise aurait fait si elle avait fermé l’usine et revendu ses crédits. Le prix du marché de leurs droits d’émissions est donc internalisé dans leurs coûts de production, afin d’atteindre une valeur économiquement efficiente (Clo, p. 109). Ainsi, le prix final sera le même que les droits aient été distribués gratuitement ou non, car les coûts d’opportunités resteront les mêmes (Clo, p. 114). De plus, les larges émetteurs seront désavantagés quoi qu’il en soit car leurs coûts d’opportunités seront plus élevés, ce qui aura un impact sur les prix donc sur leur compétitivité et sur leurs parts de marché (Clo, p. 110).


De plus, la mise en place d’un système de mise en vente des droits d’émissions sur un marché primaire était difficile à réaliser politiquement, aussi bien pour le marché de SO2 que pour le marché de CO2 (Mackenzie, p. 136). Le choix de garantir la survie politique a été privilégié plutôt que les considérations d’équité.


 



  1. Le choix d’une mise en vente sur le marché primaire afin de préserver l’équité entre les pollueurs

 


La distribution gratuite a été critiquée par les économistes comme étant une distribution non optimale car avantageant les industries déjà en place par opposition aux nouveaux venus (Mackenzie, p. 136). La distribution gratuite offre également des profits inattendus aux pollueurs car ceux-ci incluent dans leurs prix la valeur de droits qu’ils ont obtenus gratuitement (Mackenzie, p. 144). Les coûts d’émissions sont donc transférés aux consommateurs. Les pollueurs obtiennent des profits car les actifs qu’ils reçoivent gratuitement peuvent être vendus, ou bien le coût effectif de la réduction d’émissions est passé aux consommateurs (Woerdman et Bolderdijke, p. 3 et 8). De plus, cela a été critiqué comme étant contraire au principe du pollueur-payeur et n’encourageant pas les entreprises à réduire leurs émissions (Zeben, p. 12). La distribution gratuite a été critiquée comme étant une subvention gouvernementale qui fait payer les consommateurs pour ce que les entreprises reçoivent gratuitement (Clo, p. 100).


Bien que la distribution gratuite n’ait pas de conséquences au niveau économique, elle en a au niveau de l’équité et de la distribution. En effet, en cas de vente sur le marché primaire, les revenus vont des pollueurs à l’Etat, tandis qu’avec la distribution gratuite, les revenus sont gardés par les pollueurs. La distribution de richesse est donc favorable aux pollueurs. Avec une mise en vente initiale, les pollueurs ne sont pas récompensés en faisant des profits, ce qui pose des problèmes éthiques quant au traitement des pollueurs dans le cas d’une distribution gratuite (Clo, p. 115). De plus, il a été dit que le coût de réduction aurait été 25% moins cher pour le marché de SO2 si les droits avaient été vendus initialement car les revenus qui en auraient été tirés auraient financé des réductions (Stavins, p. 80).


Le marché communautaire s’est cependant dirigé vers un système graduel de vente des droits d’émissions sur le marché primaire pour la troisième phase, allant de 2013 à 2020 (Mackenzie, p. 144-145). La vente sur le marché primaire devrait être la norme d’ici à 2027 (Deatherage, p. 54). De plus, les revenus engrangés par les Etats-membres devraient être en partie alloués à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (Zeben, p. 14).


 



  1. L’impact de la sur-distribution des droits d’émissions et de l’établissement de limites strictes d’émissions sur l’efficacité du marché

 



  1. La conséquence de la sur-distribution sur les prix du marché

 


Dans le marché de SO2, de nombreuses exceptions ont crée une sur-distribution des droits d’émissions d’environ 10% (Mackenzie, p. 136). Cependant, un mécanisme a été établi qui a permis de réduire la distribution des droits entre tous les acteurs de façon égale et équivalente à la sur-distribution locale qui avait résulté des exceptions suscitées, ce qui a permis de laisser la réduction initiale des émissions de 10 millions de tonnes inchangée, avec toutefois des disparités entre Etats et industries (Mackenzie, p. 137).


Au niveau communautaire également, il y a eu des problèmes de sur-distribution, avec des disparités en fonction des industries (Mackenzie, p. 141, voir aussi Zeben, p. 3). A cause de cette sur-distribution, il y a eu une forte baisse des prix – passant de 9€ par tonne de CO2 en mai 2006 à 0,04€ par tonne – des droits d’émissions car les installations ont émis moins que ce que leurs droits d’émissions les autorisaient à émettre (Mackenzie, p. 142). Cela a conduit l’UE à admettre que la phase I – qui restait toutefois une phase expérimentale  – avait échoué dans la réduction des émissions bien que le marché ait fonctionné (Zeben, p. 11), et que des systèmes efficaces de surveillance avaient été mis en place (Deatherage, p. 53). Il semblerait cependant que la phase I a tout de même permis une réduction des émissions. La phase II a prévu un calcul des émissions plus strict et précis basé sur des plans nationaux en fonction des émissions pris par rapport à l’année 2005 (Mackenzie, p. 142). La crise économique a cependant joué un rôle sur la baisse des émissions et donc sur les prix (Mackenzie, p. 144). Le prix du CO2 a baissé et corrélativement, l’investissement dans des technologies utilisant moins de carbone également (Zeben, p. 11).


L’efficacité du marché dépend largement du prix des droits d’émissions, qui dépend en lui-même du nombre de droits disponibles, nombre qui est artificiellement créé par l’autorité régulatrice (Clo, p. 120). Lorsque les prix des droits d’émissions sont faibles, les installations pour lesquelles les coûts de réduction des émissions sont élevés ne seront pas encouragées à réduire leurs émissions, mais au contraire pourrait être encouragées à les augmenter (Driesen, p. 334). Cela sera compensé par les réductions d’émissions des installations pour lesquelles les coûts de réduction sont faibles, plus faibles que le prix du marché des droits d’émissions.


 



  1. La relation entre l’établissement d’une limite stricte d’émissions globales et la réduction effective des émissions

 


Afin de fonctionner efficacement, le marché nécessite des réductions graduelles de la limite d’émissions prévues par l’autorité régulatrice, sans quoi, il n’est pas prouvé que le marché entraine de lui-même une réduction plus forte que la limite communautaire (Driesen, p. 325). L’efficacité du marché dépend de la sévérité de la limite d’émissions (Driesen, p. 333). L’UE, à travers la directive 2009/29/CE, prévoit de réduire le nombre de droits disponibles (de 1,74% par an) sur le marché chaque année afin d’atteindre une réduction de 21% par rapport aux niveaux d’émissions de 2005 d’ici à 2020. Cela permet une réduction graduelle des émissions (Zeben, p. 2-3). Les droits d’émissions n’étant pas absolus, l’autorité régulatrice, aussi bien aux Etats-Unis que dans l’UE peut limiter leur nombre à tout moment et les retirer du marché pour atteindre les objectifs d’émissions ou les rendre plus sévères (Clo, p. 62).


Enfin, un dernier problème touchant le marché communautaire est le fait que l’année de base pour le calcul des émissions change en fonction des phases, ce qui n’est pas le cas avec le marché SO2. Ainsi, la distribution des droits d’émissions est mise à jour a posteriori (Clo, p. 116). Cela n’encourage pas les entreprises à baisser leurs émissions car plus leurs émissions sont hautes, plus elles obtiennent de droits dans le futur. Cela aura un effet néfaste sur l’investissement (Clo, p. 117). D’un autre côté, il n’est pas juste que des usines ayant réduit considérablement leurs émissions bénéficient du même nombre de droits qu’auparavant (Clo, p. 119).


Pour résumer, si le système d’échange est lié à une limite fixe et déclinante, cela entrainera des réductions, si tant est qu’il n’y ait pas de sur-distribution et que la surveillance et la mise en application des réductions fonctionnent (Woerdman, p. 14).


 


Conclusion


 


Bien que le système de marché ait pu être critiqué comme n’encourageant pas l’innovation en privilégiant des réductions rapides et à faible coûts plutôt que des changements en profondeur des technologies et des méthodes utilisées dans l’industrie, il pourrait être dit que le système a choisi d’encourager des émissions rapides à faible coût plutôt que de miser sur des changements structurels (Bleischwitz, Furhmann et Huchler, p. 25). Cependant, en développant un système de mise en vente initiale des droits de distribution et en établissant une limite d’émission fixe et déclinante, le marché a le potentiel d’apporter un changement de comportement chez les pollueurs, grâce à sa flexibilité dans le choix des alternatives pour la réduction des émissions que ce soit dans la technologie à mettre en place ou dans la période de mise en place (Stavins, p. 79).


 


Bibliographie


Textes Officiels


Titre IV des Amendements de 1990 au Clean Air Act


http://epa.gov/air/caa/title4.html


Directive 2003/87/CE du 13 octobre 2003 établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Communauté


http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2003:275:0032:0046:fr:PDF


Directive 2009/29/CE du 23 avril 2009 modifiant la directive 2003/87/CE afin d’améliorer et d’étendre le système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre


http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:140:0063:0087:FR:PDF


Ouvrages


Donald Mackenzie, Constructing Carbon Markets, Learning from Experiments in the Technopolitics of Emissions Trading Schemes, in Disaster and the Politics of Intervention (Andrew Lakoff ed.), Columbia University Press (2010).


Jota Ishikawa, Kazuharu Kiyono & Morihiro Yomogida, Is Emission Trading Beneficial?, The Japanese Economic Review, Vol. 63, No. 2, Juin 2012.


David M. Driesen, Is Emissions Trading an Economic Incentive Program?: Replacing the Command and Control/Economic Incentive Dichotomy, 55 Wash. & Lee L. Rev. 289.


Leonardo Massai, The Kyoto Protocole in the EU: European Community and Member States under International and European Law, T.M.C. Asser Press, 2011.


Edwin Woerdman & Jan Willem Bolderdijk, Emissions Trading for Households? A Behavioral Law and Economics Perspective, University of Groningen Faculty of Law Working Paper Series in Law and Economics, Juillet 2010.


Scott D. Deatherage, Carbon Trading Law and Practice, Oxford University Press, 2011.


Stefano Clo, European Emissions Trading in Practice: An Economic Analysis, Edward Elgar Publishing Ltd., 2011.


Josephine Van Zeben, Turkish « Environmental » Accession to the EU: The European Union Emissions Trading System, Amsterdam Law School Legal Studies Research Paper No. 2011-23, Amsterdam Center for Law & Economics Working Paper No. 2011-10.


Robert N. Stavins, What Can We Learn from the Grand Policy Experiment? Lessons from SO2 Allowance Trading, The Journal of Economic Perspectives, Vol. 12, No. 3 (Summer, 1998).


Raimund Bleischwitz, Katrin Furhmann & Elias Huchler, The Sustainability Impact of the EU Emissions Trading System on the European Industry, Bruges European Economic Policy Briefings, No. 17.