Commentaire comparé des arrêts de la CIJ du 3 février 2012 et de la Cour de cassation italienne du 11 mars 2004 sur la question de l’immunité juridictionnelle des Etats.
Résumé
Ce billet a pour but de mettre en comparaison la jurisprudence italienne avec celle de la Cour internationale de justice sur la question de l’immunité juridictionnelle des Etats. En effet, l’affaire Ferrini met en avant la remise en cause de l’immunité de juridiction des Etats à l’heure de la prépondérance des droits de l’Homme en droit international public.
Introduction
Alors qu’en juin 1940 l’Italie entre en guerre aux cotés du Reich allemand, Mussolini est destitué trois ans plus tard et l’Italie se range du coté des Alliés en déclarant la guerre à l’Allemagne nazie. S’en suivent de nombreuses exactions de la part des forces armées allemandes en Italie entre octobre 1943 et la fin de la guerre qui se soldent notamment par la déportation et la soumission au travail forcé de nombreux civils et soldats italiens.
Le 23 septembre 1998, M. Luigi Ferrini, ressortissant italien arrêté en août 1944, déporté en Allemagne et astreint au travail forcé, engage des poursuites en Italie contre la République fédérale d’Allemagne. La question qui se pose est de savoir si les tribunaux italiens vont faire aboutir les demandes en réparation de ressortissants italiens à l’encontre de l’Allemagne ou s’ils vont les rejeter au titre de l’immunité de juridiction de la République fédérale d’Allemagne.
C’est le début d’une saga judiciaire qui voit M. Ferrini débouté en première instance le 3 novembre 2000 devant le tribunal d’Azezzo (tribunale di Azezzo) puis en appel le 16 novembre 2001 devant la Cour d’appel de Florence (Corte di Apello di Firenze) au motif que les tribunaux n’avaient pas compétence pour juger les actes de la République fédérale d’Allemagne. Le requérant décide alors de se pourvoir en cassation devant la Corte di Cassazione qui décide que les juridictions italiennes peuvent connaître de l’action en réparation de ressortissants italiens. Se faisant, la plus haute juridiction italienne s’inscrit à contre-courant de la pratique internationale qui consacre l’immunité de juridiction des Etats. Suite à la décision de la Cour de cassation, la Cour d’appel de Florence condamne l’Allemagne à verser des dommages et intérêts à M. Ferrini. La République fédérale d’Allemagne (ci-après Allemagne) introduit alors une procédure contre l’Italie devant la Cour internationale de justice(CIJ) pour violation de ses droits souverains le 23 décembre 2008.
La décision de la Cour était très attendue, non seulement par les ressortissants italiens mais aussi grecs, en contentieux avec l’Allemagne dans une affaire similaire (Tribunal de Livadia, Préfecture de Voiotia c. RFA, 30 octobre 1997, aff. 137/1997, AJIL 2001, vol.95 p.198 ; Areios Pagos, Préfecture de Voiotia c. RFA, 4 mai 2000, aff.11/2000). En effet l’affaire Ferrini pourrait redéfinir les limites de l’immunité étatique et avoir un impact sur l’opportunité d’obtenir réparation à titre individuel pour les victimes de crimes de guerre.
Cependant la CIJ donne raison à l’Allemagne dans son arrêt du 3 février 2012 en estimant que l’Italie a manqué à ses obligations envers l’Allemagne en permettant que soient engagées des poursuites devant les juridictions civiles italiennes aux fins d’indemnisation pour crimes de guerre à l’encontre de l’Allemagne.
La question qui se pose dans cette affaire est de savoir si le droit d’un Etat au respect de son immunité juridictionnelle peut être tempéré par celui de l’individu de faire valoir ses droits fondamentaux en cas de violations graves de règles du jus cogens.
Etendue de l’immunité de juridiction (en l’état actuel du droit positif).
L’immunité de juridiction des Etats en droit international public est un principe dégagé de la coutume illustré par la maxime « par in parem non habet imperium ». Ce dernier est destiné à « garantir le respect de sa souveraineté lorsque ses agents, sa législation ou ses biens sont en rapport direct avec la souveraineté territoriale d’un autre Etat. » (Daillier P., Forteau M., Pellet A., Droit international public, L.G.D.J, p.497). La notion se décline sous deux aspects que sont l’immunité de juridiction et d’exécution. Alors que la première se comprend traditionnellement comme l’impossibilité, sauf consentement exprès, pour un Etat de se soumettre aux juridictions d’un autre Etat ainsi que le rappelle l’article 5 de la Convention des Nations Unies de 2004 (« Un Etat jouit, pour lui-même et pour ses biens , de l’immunité de juridiction devant les tribunaux d’un autre Etat »), la seconde se comprend comme l’immunité en vertu de laquelle les biens d’un Etat ne peuvent être soumis à aucune forme de contrainte de la part d’un autre Etat (Daillier P., Forteau M., Pellet A., Droit international public, L.G.D.J, p.502).
Sur la question de l’immunité de juridiction, la Cour de cassation italienne s’inscrit à rebours de la coutume internationale puisqu’elle estime, en se basant paradoxalement sur la coutume internationale, que les Etats étrangers ne peuvent plus bénéficier de l’immunité de juridiction dès lors que des atteintes au droit humanitaire correspondant à des violations du jus cogens sont établies. Elle a d’ailleurs récemment réaffirmée sa position dans l’arrêt Max Josef Milde du 13 janvier 2009. En effet la jurisprudence internationale reste attachée au respect du principe d’immunité. Toute la question est donc de savoir s’il existe des tempéraments au principe d’immunité des Etats au soutien de la position italienne.
Sur ce point les juridictions grecques rejoignent dans un premier temps la position de la Cour de cassation italienne dans une affaire similaire (affaire Distomo, cf supra) avant que la Cour suprême grecque ne revienne dans un second temps sur cette jurisprudence avec l’arrêt Margellos. En l’espèce des ressortissants grecs ont engagé des poursuites contre l’Allemagne pour un massacre commis par une division SS en 1944 dans la localité grecque de Distomo. Les tribunaux grecs ont eux aussi condamné l’Allemagne à réparation financière sur le fondement du droit humanitaire. L’article 3 de la quatrième Convention de la Haye sur les lois et coutumes de guerre sur terre de 1907 énonce en ce sens : « La Partie belligérante qui violerait les dispositions dudit Règlement sera tenue à indemnité, s’il y a lieu. Elle sera responsable de tous les actes commis par les personnes faisant partie de sa force armée. » L’article 91 du premier protocole additionnel de 1977, de même que l’affaire de l’Usine de Chorzow (CPJI,Usine de Chorzow, 13 septembre 1928, série A,n°17) reprennent en substance les dispositions de l’article 3 de la Convention de la Haye. Les exemples abondent dans le sens du droit à réparation en droit international humanitaire. Toutefois ce dernier prend il le pas sur le principe coutumier de l’immunité étatique ?
A l’inverse des juridictions nationales italiennes et grecques, la jurisprudence internationale « reste attachée au respect de l’immunité souveraine de juridiction de l’Etat, y compris lorsqu’il paraît impliqué dans la violation de normes impératives de droit international ». (Daillier P., Forteau M., Pellet A., Droit international public, L.G.D.J, p.499).
Ainsi la jurisprudence constante de la CEDH tend à démontrer que la pratique n’accuse aucun recul des immunités d’Etat dans le cas de demandes en réparation pour crime de guerre en l’état du droit positif. (CEDH, Al Adsani c. R-U, 21 novembre 2001, Kalogeropoulou et autres c. Grèce et Allemagne, 12 décembre 2002).
La CIJ quant à elle vient tout récemment de réitérer son attachement au respect de l’immunité des Etats. Le juge Owada déclare en ce sens à l’occasion de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Ferrini qu’il « n’existe quasiment aucune pratique étatique étayant la proposition selon laquelle un Etat serait privé de son immunité dans un tel cas », assurant que l’immunité des Etats est un principe fondamental de l’ordre international.
Force est donc de constater l’antagonisme entre les juridictions italiennes et internationales sur la question de l’étendue du principe d’immunité. Au-delà de considérations d’ordre politique supposant une volonté de la part de la CIJ et de la CEDH d’éviter une trop grande multiplication des poursuites de ressortissants italiens à l’encontre de l’Allemagne, cet antagonisme met en exergue le conflit entre droit international coutumier et normes impératives de jus cogens.
Ces dernières prennent-elles le pas sur le droit de l’Etat à son immunité en cas de violations graves des droits de l’Homme ou du droit international humanitaire ? En ce sens, la CIJ consacre un long développement à cette question dans l’affaire Ferrini.
Interférence entre droits de l’homme et jus cogens.
Tout au long du 20ieme siècle, et notamment après la Seconde Guerre mondiale, la prise en compte des droits de l’individu, en particulier par la CEDH et les tribunaux pénaux internationaux a permis à l’individu de prendre une place de plus en plus importante en droit international public en tant que sujet, non plus passif, mais actif. Cette prise en compte grandissante de l’individu et de ses droits a pour conséquence inévitable une restriction de la souveraineté des Etats et donc du domaine d’application de l’immunité juridictionnelle. A ce titre, le professeur Paech évoque un « processus d’oblitération de la souveraineté »(Entsouveränisierungsprozess). Ainsi deux tendances s’opposent puisqu’ existent d’un côté le droit de l’Etat au respect de son immunité juridictionnelle et de l’autre celui de l’individu de faire valoir ses droits fondamentaux.
Cette interférence constitue l’argument principal de l’Italie dans l’affaire Ferrini pour justifier une évolution du droit international coutumier interdisant aux Etats de se prévaloir de leur immunité de juridiction dans le cas de violations graves de normes de jus cogens. Pour la Cour de cassation italienne le jus cogens doit nécessairement primer sur le droit coutumier en vertu de sa prépondérance dans la hiérarchie des normes. Une autre jurisprudence vient appuyer la position italienne dans le sens d’une primauté des droits fondamentaux de l’individu. En effet la Cour suprême grecque considère dans son arrêt Distomo (cf.supra) que la violation de règles du jus cogens entraîne une renonciation implicite par l’Etat concerné de son immunité juridictionnelle. C’est d’ailleurs ce même raisonnement que suivent les juridictions américaines dans l’affaire Princz v. Federal Republic of Germany (Princz v.Federal Republic of Germany, 26F.3d 1166, U.S .App D.C 102, 1994). Il est toutefois à noter que les tribunaux grecs sont revenus sur leur décision avec l’arrêt Margellos (Margellos c. RFA,aff.n°6/2002) .
A l’inverse la CIJ considère que la position de l’Italie dans l’affaire Ferrini ne reflète pas l’état actuel du droit coutumier. S’appuyant sur de nombreuses jurisprudences nationales, telles que celle du Royaume-Uni, du Canada ou encore de Pologne elle conclut au point 97 de l’arrêt que « même en admettant que les actions intentées devant les juridictions italiennes mettaient en cause des violations de règles du jus cogens, l’application du droit international coutumier relatif à l’immunité des Etats ne s’en trouvait pas affecté. » En effet la Cour refuse d’opposer le respect de l’immunité juridictionnelle des Etats et celui des droits fondamentaux de l’individu, ni d’établir une hiérarchie entre les deux notions, à ses yeux fondamentalement indépendantes. D’ailleurs la Cour rappelle à juste titre au paragraphe 93 de son arrêt la nature procédurale du principe coutumier d’immunité juridictionnelle. En ce sens, reconnaître l’immunité de juridiction à un Etat ne revient pas pour autant à plaider en faveur de la licéité d’une situation créée par une violation de normes de jus cogens.
Ainsi on peut affirmer à la lumière de la comparaison entre les jurisprudences nationales et internationales que même s’ils ne sont pas encore reconnus comme des règles impératives, la prise en compte des droits de l’Homme en droit international est une vraie question d’actualité, soumise à un débat intense qui voit s’opposer les intérêts étatiques dans le sens des immunités juridictionnelles et celui des individus et de la communauté internationale dans le sens du respect des droits de l’Homme. Le professeur Focarelli , partisan de la consécration des droits de l’Homme comme norme de jus cogens y voit des règles « en voie de formation mais pas encore formées » concernant les droits de l’Homme et des règles « en voie d’abandon, mais pas encore abandonnées » concernant les immunités des Etats.(C.Focarelli, « Immunité des Etats et Jus Cogens :la dynamique du droit international et la fonction du jus cogens dans le processus de changement de la règle sur l’immunité juridictionnelle des Etats étrangers, RGDIP, n°126, Paris, Pedone,p.769).
Conclusion
En définitive le droit des Etats à l’immunité juridictionnelle, bien que ne constituant pas une règle impérative de jus cogens, reste fortement ancré en droit international coutumier. Toutefois, la jurisprudence Ferrini de la cour de cassation italienne ouvre la voie à une nouvelle approche de l’immunité des Etat dans le sens d’une restriction face au développement des droits de l’Homme.
Bibliographie
· Ouvrages généraux
Daillier P., Forteau M., Pellet A., Droit international public, L.G.D.J, 8ième éd., pp.497-502.
· Ouvrages spécialisés
Appelbaum C., Einschränkungen der Staatenimmunität in Fällen schwerer Menschenrechtsverletzungen: Klagen von Bürgern gegen einen fremden Staat oder ausländische staatliche Funktionsträger vor nationalen Gerichten, Berlin, Duncker&Humblot Verlag, 2007, p.332.
Kirchner S., Völkerrechtiche Immunitäten und die Frage der Entschädigung für Verletzungen des Humanitären Völkerrechts im Kontext des Globalisierungsdiskurses, 2011, München, GRIN Verlag GmbH, p.16.
· Articles et commentaires
C.Focarelli, « Immunité des Etats et Jus Cogens : la dynamique du droit international et la fonction du jus cogens dans le processus de changement de la règle sur l’immunité juridictionnelle des Etats étrangers, RGDIP, Paris, Pedone, n°126, 2008, p.769.
Rau M., « State liability for violations of international humanitarian law-The Distomo case before the German Federal Constitutional Court”, German law journal, n°7, july 1st 2006, pp. 705-707.
Nedjar D., Tendances actuelles du droit des immunités des Etats, J.D.I., 1997, n°1, pp.60-102.
Paech N., « Staatenimmunität und Kriegsverbrechen », Archiv des Völkerrechts, 2009-I, pp.36-92.
· Jurisprudence
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CIJ, Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), 3 février 2012, disponible sur http://www.icj-cij.org/docket/files/143/16884.pdf.
Tribunal de Livadia, Préfecture de Voiotia c. RFA, 30 octobre 1997, aff. 137/1997, AJIL 2001, vol.95 p.198 ; Areios Pagos, Préfecture de Voiotia c. RFA, 4 mai 2000, aff.11/2000, ILR, vol.129, p.513.
Corte suprema di Cassazione, Milde, prima sezione penale, sentenza, 21 ottobre 2008-13 gennaio 2009, n°1072, IYIL, vol. XVII, 2008, p. 325.
CPJI,Usine de Chorzow, 13 septembre 1928, http://www.icj-cij.org/pcij/serie_A/A_17/54_Usine_de_Chorzow_Fond_Arret.pdf.
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CEDH, Kalogeropoulou et autres c. Grèce et Allemagne, décision sur recevabilité, 12 décembre 2002, requête n°59021/00, http://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?item=1&portal=hbkm&action=html&highlight=59021&sessionid=87403447&skin=hudoc-fr.
United States Court of Appeals, District of Columbia Circuit, Princz v. Federal Republic of Germany, 26F.3d 1166, U.S .App D.C 102, 1994, disponible sur http://www.icrc.org/ihl-nat.nsf/39a82e2ca42b52974125673e00508144/f820308bf0e90785c125779600361a08!OpenDocument.
· Textes officiels
Convention IV de la Haye du 18 octobre 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, disponible sur http://www.icrc.org/dih.nsf/full/195.
Convention européenne sur l’immunité des Etats du 16 mai 1972, disponible sur http://conventions.coe.int/treaty/fr/Treaties/Html/074.htm.
Convention des Nations Unies sur l’immunité juridictionnelle des Etats et de leurs biens de 2004, disponible sur http://untreaty.un.org/ilc/texts/instruments/francais/traites/4_1_2004_francais.pdf.