Cartographier des Univers, de Shuvinai Ashoona
Aujourd'hui, nous sommes le 17 novembre 2020. Ce fut une année si particulière. Depuis l’évènement d’une pandémie mondiale, toute notre relation avec le monde et avec notre alentour a changé. Se souvenir des jours heureux du passé est sans doute commun à tous les êtres humains, mais se souvenir d'une époque où les choses étaient plus simples, me semble-t-il, est encore plus douloureux. En décembre 2019, j'ai pu voir une exposition d’art contemporain qui m'a beaucoup plu. J’étais en échange académique à Montréal, au Canada, et je suivais un cours d’Introduction aux mondes autochtones du Québec et du Canada. J’ai appris par ma cousine que la Galerie Leonard & Bina Ellen, de l’Université Concordia, avait programmé une exposition temporaire d’une artiste inuite, j’ai alors décidé de visiter cette exposition.
Cartographier des univers, ouverte au public du 30 octobre au 18 janvier 2020, mettait en relief des œuvres produites au cours des vingt dernières années de Shuvinai Ashoona, artiste née en 1961 à Kinngait, Nunavut (ultérieurement appelé Cape Dorset). Cette exposition m’a donné envie d’en connaitre un peu plus sur l’artiste et cet article me permettra de partager ce que j’ai pu apprendre davantage sur son œuvre.
Shuvinai Ashoona, Pieuvre à tête rouge, photographie réalisée en 2019 à Montréal dans le cadre de l’exposition Cartographier des Univers à la Galerie Leonard & Bina Ellen, de l’Université Concordia.
L'Artiste
Sur la scène artistique canadienne, Shuvinai Ashoona est notamment reconnue pour ses dessins en grande échelle sur papier, qui représentent les modes de vie du peuple inuit. Ses peintures font un usage très marquant des couleurs chaudes, qui reflètent la personnalité de l’artiste et la culture inuite. La collection d’œuvres de l’artiste a été reprise pour de nombreuses expositions au Canada et dans le monde, et l’artiste a notamment reçu le « Gershon Iskowitz Prize » en 2018, par sa contribution remarquable aux arts visuels du pays. Ashoona vit toujours à Kinngait, où elle réalise ses œuvres depuis le début de sa carrière artistique en 1995 dans une institution d’art, la Kinngait Studios (anciennement appelé West Baffin Eskimo Coop), la plus ancienne coopérative d’art de l’Arctique.
Par ailleurs, l’artiste n’a pas été la première de sa famille à être artiste, son père Kiawak Ashoona (1933-2014) était un sculpteur très célèbre au Canada, sa mère Sorosilooto Ashoona (date de naissance et de mort inconnues) une artiste graphique et sa grand-mère, Pitseolak Ashoona (1904/08-1983) était une des artistes inuites les plus acclamées de son époque.
Shuvinai Ashoona reçoit le « Gershon Iskowitz Prize ». Photographie de Feheley Fine Arts, Toronto.
Par la combinaison des images de la vie quotidienne de Nunavut, l’imaginaire collectif sur les mythes inuits qui traversent des générations et une imagination très fertile, Ashoona fonde ses œuvres sur la représentation de créatures fantastiques et des figures hydrides mi-humaines, mi-animales. L’artiste utilise aussi le thème de la nativité, qui est largement présent dans ses œuvres. Le thème de la naissance n’est pas restreint à l’être humain car l’artiste évoque la naissance de figures hydrides qui parviennent à habiter harmonieusement ses nouveaux mondes.
L’iconographie de l’univers de l’artiste reste très particulière, ainsi que la ligne atemporelle de ses œuvres, où la frontière entre le présent, le passé et le futur n’est pas importante pour la compréhension de l’art. En regardant les œuvres d’Ashoona, le sentiment est toujours supérieur à la raison. À ce moment de l’année, regarder les photos que j’ai pu prendre de l’exposition prend une toute nouvelle intensité. Les musées, galeries et d’autres lieux de diffusion sont actuellement fermées et notre rapport à l’art est restreint à un écran tactile. Ce n’était pas le cas en décembre dernier.
Vue de l’exposition de dessins de Shuvinai Ashoona Cartographier des Univers, présentée à Montréal entre décembre 2019 et janvier 2020, à la Galerie Leonard & Bina Ellen, de l’Université Concordia.
La Symbolique des oeuvres
Les couleurs vives de Shuvinai Ashoona renvoient à un monde très éloigné du nôtre, où les animaux et les êtres humains vivent en communion. Souvent, ces animaux ne sont pas représentés à taille réelle. L’artiste joue avec les stéréotypes du peuple inuit présents dans l’imaginaire collectif et renverse les hiérarchies imposées par les sociétés occidentales, où l’animal doit être subordonné à l’homme et où le monde dans lequel les deux vivent, ne peut pas être le même.
La « cosmologie » est d’ailleurs un des thèmes le plus forts dans ces dessins. Le mot désigne l’ensemble de manières de concevoir le monde et l’ensemble de croyances, qui ne sont pas nécessairement théorisées et retrouvées dans des livres, mais particulièrement dans le cas des peuples autochtones, transmises de génération en génération. Pour Ashoona, le rapport au Monde d’ici - la Terre, mais aussi avec d’autres Mondes, est possible grâce à un lien étroit avec les pratiques et savoirs du territoire Arctique, qui fait en sorte que cette relation soit harmonieuse et durable. L’expérience de la cosmologie, parfois erronément réduite à une expérience religieuse, passe surtout par le rapport physique ou métaphysique avec le corps humain et les autres animaux. La dimension sensorielle rendue possible par le toucher, les odeurs et la chair rend ce rapport très unique dans la vie quotidienne des peuples autochtones. Dans le cas spécifique des Inuits, la vie quotidienne est uniquement possible par une acceptation du fait que l’humain ne vit pas tout seul dans ce monde et qu’il doit, par conséquent, avoir une relation équitable avec les autres êtres vivants.
« Les sociétés inuites sont traditionnellement animistes, comme la plupart des cultures autochtones. Selon la pensée inuite, l’univers (silajjuaq) est occupé par les êtres vivants (humains, animaux, végétaux), les défunts et les esprits (tuurnngait) qui occupent chacun des mondes différents mais inter-pénétrants. Tout être vivant est pourvu d’un anirniq « respiration, souffle vital » qui, à la mort du sujet, intègre un nouveau corps animal ou humain. La conception du monde inuit représente un continuum, où chaque élément fait partie d‘un tout. » (Auteur inconnu, La cosmologie Inuit, Blog Inuit Art Zone, 2011)
Parmi les thèmes présents dans les œuvres de l’artiste, nous avons aussi le « chamanisme », en tant que système de croyances basé sur une personne, qui est souvent l’ainé de la communauté autochtone et de sexe masculin, et qui est la base principale de la cosmologie et de la communication entre l’homme et les autres animaux et végétaux. Le rôle du chaman est d’être le médiateur entre l’être humain et les entités qui ne sont pas visibles. Ces entités sont très présentes dans le travail d’Ashoona, qui évoque les esprits mais aussi les créatures du monde aquatique.
D’après le chamanisme de la communauté des Inuits, les créatures sont capables de manipuler et de changer les aspects de ce monde, pour le mal, mais aussi pour le bien commun. Le chaman doit entamer un voyage vers d’autres mondes, dimensions et univers pour aider sa communauté, pour lui rendre la vie meilleure. Le chaman est « l’observateur des mondes subtils ou invisibles et son rôle principal est de rappeler à tous l’obéissance aux rituels et tabous, afin d’apaiser les esprits que lui seul a le pouvoir de voir et contacter. » Diederichs, Gilles. Toutes les sagesses du monde, 2015, première édition, Éditions Larousse.)
Ce qu'Il est nécessaire de comprendre aussi c'est que pour le peuple inuit, l’être chaman a cette caractéristique de manière innée. Cela ne repose pas sur un apprentissage au cours de sa vie, mais sur une révelation qui apparaît lors de sa croissance et de son développement personnel. Le rencontre entre les mondes est le thème d’un grand nombre des œuvres d’Ashoona, et c’est comme si l’artiste jouait le rôle du chaman de son propre monde.
Shuvinai Ashoona, Composition (Attack of the Tentacle Monsters), 2015. Collection privée de Paul et Mary Dailey Desmarais. Photographie réalisée en 2019 dans le cadre de l'exposition Cartographier des Univers à la Galerie Leonard & Bina Ellen, de l'Université Concordia.
L’hybridité entre être humain et pieuvre est le thème du dessin. Pourtant, Ashoona ne représente pas la rencontre entre le monde humain et le monde aquatique, mais le choc entre la vie naturelle et la technologie, représentée au-dessus par une personne qui prend des photos d’une créature moitié pieuvre, moitié humaine, au centre de l’œuvre.
Le troisième sexe, bien que moins évoqué que d’autres thèmes, est une partie importante du travail d’Ashoona. La naissance de nouveaux mondes pour Ashoona est faite aussi par la mise en valeur de nouvelles formes de vie. Dans la culture inuite, les frontières entre masculin et féminin sont plus ouvertes que dans les cultures occidentales.
« Pour nous, Inuits, il y a un autre sexe entre l’homme et la femme. Les Inuits de l’île Saint-Laurent et de Sibérie ont une grande considération pour ce type de personne qui ne peut aller à l’encontre de sa nature. Quand un homme, avec une moustache, est habillé comme une femme, nous faisons bien attention de ne pas nous moquer de lui, c’est ce que nous ont appris nos anciens. Ils disent que ces personnes sont protégées par le Grand Créateur. Si l’on rit d’une telle personne cela peut provoquer toutes sortes de malheurs. Ainsi quand un homme est vêtu comme une femme on le traite avec du respect pour sa nature et on s’efforce de ne pas rire ou heurter ses sentiments. » (Saladin d’Anglure, Bernard. « Le « troisième » sexe social des Inuit », Diogène, vol.208, no. 4, 2004, pp. 157-168.)
L'Art comme moyen d'affirmation de soi
En analysant le travail d’Ashoona, mais aussi celui d’autres artistes issus des premières nations du Canada, il est possible de constater que l’art est une manière de s’affirmer comme individus dans une société très fortement occidentalisée. Les œuvres de l’artiste montrent l’existence de plusieurs mondes qui vivent harmonieusement ensemble. L’art autochtone, avant considéré comme un monde à part, commence à gagner de la place dans les lieux de diffusion artistiques. Un long chemin est à parcourir, mais cela avance vite.
Shuvinai Ashoona, Composition (People, Animals, and the World Holding Hands), 2007-2008, New York, Collection Privée d’Edward J. Guarino. Photographie réalisée en 2019 à Montréal dans le cadre de l'exposition Cartographier des Univers à la Galerie Leonard & Bina Ellen, de l'Université Concordia.
D’un point de vue esthétique, les œuvres d’Ashoona sont formidables. Les couleurs et le dessin jouent avec les stéréotypes occidentaux selon lesquels les Inuits seraient des sauvages de l’Arctique. La représentation des formes, le renversement des valeurs masculins et féminins et la valorisation du troisième sexe sont des thèmes qui parcourent l’œuvre d’Ashoona. Les humains sont presque toujours plus petits que les autres animaux, la mise en abyme des formes et des créatures donne une impression de grandeur très forte. Malgré le fait que le travail de l’artiste soit très particulier, la manière dont elle joue avec les stéréotypes, le retour à la culture populaire par les formes en style de bande dessinée et le mélange avec les références du passé fait penser aux œuvres d’art et à la littérature postmoderniste. Le futur, annoncé et imaginé par elle de manière parfois apocalyptique, nous fait peur.
Refléxion personnelle
En tant que Brésilien, le contact que nous avons avec les peuples issus des Premières nations de mon pays est très rare. Il n’y a pas beaucoup de subventions de l’État et du Ministère de la Culture du Brésil pour ces premiers natifs, et l’art « indígena » fait par et pour le peuple amérindien n’a pas assez de place dans les musées et dans les galeries des grandes métropoles brésiliennes, encore moins dans les villes provinciales. Je trouve que les communautés autochtones au Québec et au Canada sont davantage représentées dans des lieux diffusion de l’art qu’au Brésil.
L’exposition d’Ashoona a été mon premier contact avec une collection d’œuvres entièrement autochtones. J’ai découvert l’exposition par hasard et j’avais toujours eu une fausse impression sur ce qu’était l’art autochtone, notamment qu’il se manifestait surtout par des sculptures, des pierres, conception stéréotypée forgée par la société. Je ne connaissais pas la pratique du dessin autochtone, encore moins des Inuits. Cela m’a permis de connaitre la richesse culturelle et ethnique que les peuples autochtones détiennent.
Par le biais des œuvres, j’ai pu connaitre à fond une expérience de vie complétement différente de la mienne. D’abord parce que la réalité inuite m’était inconnue. Ensuite, parce que cela m’a permis de réaliser à quel point notre vision du monde est cadré. Observer des dessins qui racontent l’histoire d’un monde dans lequel les hommes et les animaux sont proches et semblables, où la question du genre et de l’identité sexuelle se posent de manière plus ouverte, est l’aspect le plus intéressant de l’exposition « Cartographier des Univers » de Shuvinai Ashoona.
Pour conclure, je crois qu’une phrase de Ferreira Gullar (1930-2016), écrivain brésilien, pourrait traduire un peu l’effet que les œuvres d’Ashoona ont eu sur moi : « L’Art existe car la vie n’est pas suffisante. Et c’est en utilisant l’art comme un outil d’affirmation qu’Ashoona nous montre ce qu'est l’art autochtone.