Incursion du droit de la défense nationale dans le régime des brevets d’invention : état des lieux en France et aux Etats-Unis
Souvent oublié du droit public, dont les enjeux sont identifiés comme étant critiques mais dont les mécanismes sont peu étudiés dans le détail, le droit de la défense nationale semble être une science occulte dont les plus récents manuels datent de 2014 et 2012. Cet oubli ne se limite pas au droit public en lui-même ; il s’étend aussi à d’autres domaines de droit qui en sont très éloignés mais dont les sujets peuvent être en interaction avec des questions de défense nationale, comme par exemple le droit des brevets. Bien que le régime juridique des brevets d’invention soit largement étudié, cette étude s’arrête surprenamment à sa frontière avec le droit de la défense nationale, qui prévoit pourtant dans la procédure générale établie dans l’article L.612-9 du code de la propriété intellectuelle que soient examinées toutes les demandes de brevet, une à une, par un service spécial du ministère de la défense. Le but de cet examen est de déterminer si les inventions pour lesquelles sont demandées protections peuvent revêtir un intérêt militaire. Mais quelles en sont les conséquences ? Les droits accordés aux autorités de la défense nationale si un tel intérêt est trouvé sont considérablement extensifs, la raison d'État pouvant justifier de la simple interdiction de divulgation (art. L.612-9) jusqu’à l’expropriation d’un brevet (art. L.613-20), ce qui limite largement la protection accordée aux inventions et porte atteinte au consentement du déposant quant à l’utilisation de son invention.
Des mécanismes de limitation similaires sont, à vrai dire, recommandés par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) auprès de tous ses États membres, puisqu'ils s'inscrivent dans le cadre d’une véritable stratégie militaire commune. Il n’est ainsi pas surprenant que les États-Unis, clé de voûte de l’organisation, en soient aussi dotés par le chapitre 17 de la Section 35 du code des États-Unis. L’article 181 instaure ainsi une saisine durant la procédure d’obtention du brevet permettant de placer celui-ci sous secret et incluant, d’après l’article 183, la possibilité pour l’armée d’en faire usage sans information ni consentement auprès du déposant. Ce mécanisme n’a pas toujours été présent, même dans le régime américain : la protection des inventions par brevet y a été consacrée dès 1790, et c’est sous l’influence des États-Unis que la France se dote à son tour d’un régime très similaire en 1791, juste après l’abolition des privilèges. La divulgation était déjà un des enjeux principaux de cette protection, puisque la notion de nouveauté, pierre angulaire du droit des brevets, était le premier critère de brevetabilité. C’est en octobre 1917 qu’est mis en place aux États-Unis un premier programme spécial de secrecy orders (injonctions de confidentialité), abandonné à partir de la fin de la Première guerre mondiale mais qui se voit relancé en juin 1940 afin de préparer l’entrée en guerre imminente des États-Unis. Il fut par la suite entériné par l’Invention Secrecy Act 1951, et ce n’est que 17 ans plus tard que la France modifie à son tour son régime des brevets pour y intégrer par la loi du 2 janvier 1968 des limites similaires à la protection des inventions. L’instauration de ces limites aux État-Unis durant les périodes des guerres mondiales, puis en France à l’apogée du rayonnement de son complexe militaro-industriel dans un contexte de Guerre froide, démontre l’intérêt hautement stratégique de tels mécanismes, mais aussi de leur enjeux élevés, puisqu’ils n’ont d’abord pu être justifiés que par le contexte de guerre.
Aujourd’hui, alors que le monde connaît dans son actualité une recrudescence de conflits armés, se pencher avec une plus grande précision sur les cadres juridiques américain et français soutenant une telle stratégie militaire semble particulièrement indiqué, en ce qu’elle entre en contradiction avec des droits fondamentaux garantis dans les deux États, dont le plus évident est celui à la propriété privée. Tout d’abord se pose la question de l’étendue de ces limitations et de la justification de celles-ci par l’intérêt supérieur de la nation (I). Ensuite sera discuté l’enjeu crucial de leur accessibilité et l’articulation de ces limitations avec les autres cadres juridiques avec lesquels elles interagissent (II).
- Confidentialité et expropriation : entre omerta et discrétion, l’intérêt supérieur de la nation face à la propriété privée
Comme évoqué dans l’introduction, en droit français, l’examen par le ministère de la défense des demandes de brevet fait pleinement partie de la procédure générale : la divulgation de l’invention se voit interdite tant qu’une autorisation n’a pas été délivrée, et ce dans un délai de 5 mois au delà duquel l’autorisation est réputée acquise de plein droit, comme en dispose l’article L.612-9 du code de la propriété intellectuelle. C’est durant ce délai que les agents du ministère de la Défense prennent connaissance auprès de l’INPI des demandes formulées ; toutefois, il peut être prorogé, d’après l’article L.612-10, sur réquisition du ministre de la Défense pour une durée allant jusqu’à un an. Aux États-Unis, les injonctions de confidentialité ne sont pas intégrées dans le circuit procédural commun d’obtention des brevets, et la responsabilité de la décision revient d’ailleurs à différentes institutions selon la situation, d’après l’article 181 du code des États-Unis, section 35 : dans le cas où une agence gouvernementale est impliquée dans l’élaboration de l’invention, le directeur de l’agence notifie directement le Commissaire aux Brevets, directeur du Bureau américain des Brevets et des Marques (USPTO en anglais) de sa décision de placer la demande sous confidentialité ; lorsqu’aucune agence gouvernementale n’est impliquée, le Commissaire se saisit lui-même afin de pouvoir remettre la demande pour inspection auprès du département de défense concerné par l’invention, c’est-à-dire le Département de l'Énergie, le Secrétaire à la Défense ou tout autre directeur d’un département chargé d’une mission de défense nationale, même non nommé précisément par l’article (cette dernière disposition cherche à accorder à un département chargé d’une mission de défense nationale n’existant pas encore au moment de la rédaction du texte le même pouvoir que celui accordé au Département de la Défense, par la seule justification que celui-ci est reconnu par le Président des États-Unis comme une agence gouvernementale de la défense. Ce détail de précaution témoigne de la volonté politique d’ancrer cette saisine dans le futur de l’État et lui garantir sa pertinence).
Une première différence entre ces deux régimes apparaît immédiatement : la saisie présente, en droit américain, une qualité exceptionnelle et dérogatoire qui n'apparaît pas en droit français. Ceci peut expliquer une fréquence proportionnellement moins élevée aux États-Unis du recours à la mise sous secret qu’en France, puisqu’en 2015, 95 inventions sont concernées pour 629 647 demandes, soit environ 1 toutes les 6 628 demandes enregistrées dans le pays. En France en revanche, d’après l’édition Dalloz commentée du code de 2022, environ 1 500 demandes de brevet par an voient le délai de leur examen prorogé, pour environ une vingtaine effectivement classifiées. Sur les 14 747 demandes de l’année 2022 (statistiques INSEE), cela revient à environ 1 classification toutes les 725 demandes. Cela a aussi pour effet de rendre cette interdiction de divulgation plus facile à appréhender pour le déposant, puisque l’examen est automatique alors qu’aux États-Unis, le Commissaire doit se saisir pour que l’examen soit effectué (dans le cas où l’État n’a pas participé à l’élaboration de l’invention), ce qui introduit plus d’aléa. La responsabilité est également plus diluée aux États-Unis, puisque plusieurs agences gouvernementales se partagent la compétence d’examen des inventions concernées, selon le domaine précis que celle-ci concerne. En outre, même si les différents secrétaires des départements détiennent le pouvoir décisionnel, ils n’ont pas accès aux registres des demandes de brevets, puisqu’il revient au Commissaires des brevets d’effectuer la veille des demandes. A l’inverse en France, c’est le Ministre de la Défense qui effectue cette veille, il est expressément prévu par l’article L. 612-8 qu’il soit “habilité à prendre connaissance” des demandes enregistrées auprès de l’INPI.
Le pouvoir décisionnel lié à ces mécanismes présente un caractère politique dans les deux régimes, puisque les ministres français comme les secrétaires américains sont nommés respectivement par le Président de la République française et le Président des États-Unis d'Amérique, ce qui met en lumière le caractère spécifiquement stratégique de ces mécanismes. Qui plus est, le fait que ce pouvoir revienne sous les deux régimes à des autorités de défense nationale, et non aux autorités de propriété intellectuelle, suppose que l’examen cherche bien plus à déterminer s’il existe un véritable intérêt à garder l’invention secrète et le requérir le cas échéant, qu’à trouver un équilibre entre protection de la propriété intellectuelle du déposant et protection des intérêts de la nation. Une très grande marge discrétionnaire est réservée aux autorités qui décident de priver une invention de son brevet, car aucune exigence précise n’est posée quant à la qualification de l’intérêt militaire, que ce soit en fonction de la gravité de la divulgation ou du préjudice causé au déposant. De même et sous les deux régimes, la confidentialité est imposée pour une durée d’un an mais peut être renouvelée indéfiniment tant que la défense nationale le justifie (article L.612-10 code de la propriété intellectuelle et article 181, section 35 code des États-Unis), sans aucune autre condition. L’article américain ne dispose même d’aucun délai au-delà duquel l’injonction de confidentialité ne pourrait plus être prononcée (bien qu’elle perde une partie de son intérêt après la divulgation de l’invention). Ici, le législateur se désengage largement de son rôle de gardien de l’équilibre des droits pour l’investir dans les autorités de la défense nationale. Les enjeux justifient certainement une importante souplesse quant à ces mécanismes, puisqu’il peut s’agir de protéger des inventions aussi sensibles que des plans d’ogives nucléaires, des systèmes permettant de repérer et tracer des véhicules militaires… mais avec un tel flou, un mécanisme de fermeture de sangles particulièrement pratique et innovant pourraient se voir interdit de divulgation en ce qu’il peut participer à un meilleur équipement militaire, et revêtir ainsi un intérêt pour la défense nationale, même mineur. Pourtant, il trouverait des applications nombreuses dans des domaines variés. Le caractère politique du pouvoir décisionnel lié à ces mécanismes apparaît alors comme une protection contre les abus, puisqu’émanant de personnalités publiques plus identifiées et sujettes au contrôle citoyen, que les autorités administratives de propriété industrielle.
Par ailleurs, le préjudice causé au propriétaire du brevet ou de la demande de brevet par ce renouvellement indéfini n’est pas le même en France qu’aux États-Unis, car l’injonction de confidentialité américaine emporte des conséquences plus vastes et opaques que l’interdiction de divulgation française.
En France, les articles L.613-19 et -20 instituent expressément la possibilité pour l’État de s’attribuer une licence d’office d’exploitation ou d’exproprier l’invention de son déposant pour les besoins de la défense nationale, qu’elle ait fait l’objet d’une interdiction de divulgation ou non. Le législateur opère de cette façon une distinction très claire entre la mise sous secret d’une invention et son exploitation imposée et encadre ces droits d’un régime juridique identifiable. En droit américain cependant, bien qu’un usage de l’invention faisant l’objet d’une injonction de confidentialité soit parfaitement envisagé, celui-ci n’est ni visé par un article spécifique, ni même décrit : il est simplement évoqué dans l’article 183 traitant des compensations versées au propriétaire du brevet (ou de la demande) pour la mise en secret (qui seront étudiées dans la partie II).
Ceci induit une différence majeure entre les deux systèmes, du moins dans le cadre théorique. En France, les autorisations de divulgation et d’exploitation sont délivrées par le directeur de l’INPI, sur avis du ministre de la Défense, comme le précise l’article L612-9. Une interdiction de divulgation n’implique pas systématiquement que l’État fasse usage de l’invention pour son bénéfice : il peut en étudier simplement les intérêts ou bien empêcher quiconque d’en jouir (ce qui est déjà préjudiciable pour le déposant). C’est dans un second temps qu’une licence d’office d’exploitation peut être accordée par un décret du ministre chargé de la Propriété Industrielle, répondant favorablement à une demande du ministre de la Défense. Aux États-Unis en revanche, dès lors qu’une injonction de confidentialité est ordonnée sur une invention, celle-ci n’est plus accessible sans habilitation spéciale et le public n’est plus autorisé à accéder aux informations la concernant, y compris l’inventeur et le déposant eux-mêmes. Tandis qu’une exigence de notification du déposant est fixée en droit français par l’article R613-35 pour l’utilisation de son invention, que ce soit par licence d’office ou expropriation, les déposant auprès du USPTO n’ont connaissance que de l’injonction de confidentialité ordonnée sur leur invention, qu’ils doivent signer. Ils peuvent en faire recours par l’article 5.4, Titre 37 du code des régulations fédérales devant l’USPTO et faire appel d’une décision de rejet auprès du Secrétaire du Commerce, mais ce recours ne concerne que la décision de mise sous secret de l’invention, et non des conséquences qu’elle emporte. De ce fait, l’usage éventuel par l’État américain qui découle de l’injonction de confidentialité échappe au contrôle juridique et n’est jamais justifié par lui-même : seule la mise sous secret est justifiée par le danger que peut présenter la divulgation ; l’usage l’est par ricochet. Il est donc délicat de décrire le régime juridique par lequel les déposants sont expropriés de leur invention aux États-Unis, mais ce processus en a pourtant toutes les caractéristiques, puisqu’il contraint le propriétaire à céder la maîtrise de son bien.
Il faut ajouter, en outre, qu’aucun des deux articles ne décrit les conditions précises sous lesquelles une invention peut être expropriée ; on doit donc en déduire que, de façon identique aux mises sous secret des inventions, aucune condition particulière n’est requise quant à une expropriation, que le seul intérêt de l’État à utiliser l’invention aux fins de défense nationale est satisfaisant et qu’il appartient pleinement au Commissaire aux Brevets américain et au ministre chargé de la Propriété Industrielle français de définir la qualité de ces fins. L’absence de cadre plus précis de ces mécanismes d’expropriation ne permet pas de justifier l’atteinte aux droits fondamentaux qu’ils constituent et nuit ainsi à leur légitimité. Non seulement les déposants subissent un préjudice financier qui peut être important étant donné la lucrativité du secteur militaire, mais en plus ils n’ont aucun droit de regard sur l’utilisation de leur invention, y compris lorsque celle-ci n’a pas été conçue pour servir dans un cadre militaire. Le contexte particulièrement sensible dans lequel ces expropriations sont autorisées peut entraîner un préjudice moral, les individus ayant pris part à l’élaboration de l’invention perdant toute maîtrise sur les fruits de leur travail.
L’importante étendue de ces droits mais surtout, leur relative imprécision, conduit à en questionner la légitimité et la conformité aux normes supérieures garantes d’un équilibre sain entre les droits de la personne et les intérêts fondamentaux de la nation.
- Mise sous secret des inventions : des régimes opaques interagissant difficilement avec leur environnement juridique
Bien que le sort des brevets mis sous secret soit transparent pour leur déposant en France, leur régime est difficile à déterminer en ce qu’il se rapproche fortement de la notion de secret défense, qui elle, demeure obscure. L’article 413-9 du code pénal le définit, dans son premier alinéa, comme un procédé de classification et en énumère les sujets : “présentent un caractère de secret de la défense nationale au sens de la présente section les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesures de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès.” A priori, cette définition semble englober le cas de l’interdiction de divulgation, mais l’article précise ensuite dans son second alinéa que “peuvent faire l'objet de telles mesures les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d'un secret de la défense nationale.” On peut ainsi comprendre que l’interdiction de divulgation ne serait que la qualification de la “nature à nuire à la défense nationale” effectuée par le directeur de l’INPI sous réquisition du ministre de la Défense, qui ouvrirait ensuite la possibilité de classer sous secret défense ladite demande aux autorités chargées de cette responsabilité. D’après les articles R2311-5 et suivants du code de la défense, cette compétence est attribuée au Premier ministre, mais il peut la déléguer à chaque ministre pour toute matière concernant leur département. Le ministre chargé de la Propriété Industrielle peut donc avoir l’autorité nécessaire pour classer sous secret défense les demandes de brevet qui sont enregistrées auprès de l’INPI ; en ce cas, l’interdiction de divulgation ne s’analyse pas comme une mesure de classification, puisqu’elle est effectuée par le ministre de la Défense. Mais les articles R2311-5 et suivants ne permettent pas d’exclure que le ministre de la Défense soit par cette même disposition autorisé à classer toute matière possible, puisque son ministère est fatalement concerné par la notion de secret de la défense nationale. Dans ce cas, l’interdiction de divulgation peut être analysée comme une mesure de classification, mais il paraît étrange d’investir le ministre de la Défense de ce pouvoir par une expression prenant soin de désigner chaque ministère. L’interdiction de divulgation n’est jamais désignée clairement, dans le code de la propriété intellectuelle, de la défense ou même le code pénal, comme étant une mesure de classification du secret de la défense nationale, mais elle en revêt tous les aspects et n’en est jamais explicitement distinguée. Aux États-Unis, le décret présidentiel n°13526 du 1er mai 2010 explicite les conditions dans lesquelles des documents peuvent être classifiés secret défense et remet une telle compétence aux directeurs des agences gouvernementales de sécurité nationale. Or, la rédaction de l’article 5.2, Titre 37 du code des régulations fédérales reprend des termes très similaires à ceux du décret présidentiel pour qualifier les critères de classification et confie le pouvoir décisionnel aux mêmes organes dans le cas de l’injonction de confidentialité. L’article 5.1, paragraphe d, montre les liens étroits entre injonction de confidentialité et classification de sécurité nationale : il dispose que les demandeurs dont l’invention fait déjà l’objet d’une classification sont obligatoirement tenus de demander qu'une injonction de confidentialité soit placée sur leur demande en conséquence. Réciproquement, l’article 5.5 établi que différents personnels ayant accès aux demandes sous injonctions doivent justifier de l’habilitation de sécurité adéquate à la sensibilité des informations contenues dans la demande, de la même façon et par le même système général d’habilitation que pour toute information classifiée. Cette disposition implique de surcroît qu’un niveau de sécurité ait été attribué à la demande. Le régime de l’injonction de confidentialité apparaît donc complémentaire à celui du secret de la défense et semble en relever en partie. En entraînant une classification sur des informations qui n’en ont pas reçues alors qu’elles en remplissent les critères, l’injonction serait un moyen d’opérer une veille sur des matières privées et les porter à la connaissance des agences gouvernementales afin d’en protéger la sensibilité. En ceci, le régime américain se révèle un peu moins nébuleux que le régime français et il est plus aisé d’en estimer les conséquences.
La proximité entre ces mécanismes et la notion de secret défense illustre l’enjeu qu’ils représentent pour l’État : un moyen de défendre par les armes sa souveraineté. La mise sous secret est dès lors au cœur de la fonction la plus régalienne des États, et donc la plus sensible et occulte. Par conséquent, le cadre juridique international ne se montre guère plus précis. Le Traité de Coopération en matière de Brevets de 1977, principal traité d’harmonisation internationale du droit des brevets auquel sont parties la France et les États-Unis, la sécurise en des termes très forts dans son article 27, au dernier paragraphe : “rien dans le présent traité ni dans le règlement d'exécution ne peut être compris comme pouvant limiter la liberté d'aucun État contractant d'appliquer les mesures qu'il considère nécessaires en matière de défense nationale”. Ce paragraphe au positionnement extrêmement clair représente l’unique mention de la défense nationale dans le traité, et laisse percevoir la sensibilité de la communauté internationale aux questions concernant les moyens de la souveraineté des États. Ils semblent indiscutables et fortifiés par leur manque de lisibilité, et ce même s’ils peuvent s’opposer à l’esprit du traité, qui est ici de fortifier le système du brevet. En renonçant à un certain degré de protection sur son territoire, un État accepte de renoncer également à cette protection à l’international, puisque les autres États perdent leur avantage à le garantir. Pour des nations comme les États-Unis et la France, qui jouissent d’une forte initiative technologique, la mise sous secret et l’expropriation signifient favoriser une garantie d’exclusivité sur les innovations de leurs ressortissants face à une exportation internationale.
Mais l’équilibre entre ces deux pôles demeure toutefois délicat, en ce que l’absence totale de protection fait perdre à ces États innovateurs les avantages économiques qu’ils en tirent. De cette façon, les Accords sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC, auxquels sont aussi parties les États-Unis et la France) posent tout de même une exigence générale, à l’article 27, que les inventions puissent bénéficier de la protection des brevets de façon effective et leurs déposants, jouir pleinement des droits qui y sont associés, sans discrimination quant au domaine technologique de l’invention, à son lieu d’origine ou à l’importation éventuelle des produits concernés. L’article considère quelques exceptions, concernant l’ordre public ou la santé, mais n’évoque pas comme dérogation la défense nationale. Le processus par lequel les inventions voient leur brevet retenu dans le secret apparaît alors contrevenir à l’exigence principale du traité, c’est-à-dire que le brevet soit une protection effective. Toutefois, aucun des deux régimes n’excluent du champ de brevetabilité les inventions concernées et la disparition du danger envers la sécurité nationale entraîne dans les deux régimes la délivrance du brevet, sitôt que cette disparition est constatée. On pourrait malgré tout défendre que ces mécanismes entrainent une discrimination en fonction de certains domaines technologiques, en ce qu’ils sont bien plus à même d’être concernés par la mise sous secret que d’autres, comme l’aéronautique. En dehors de cet article, les accords ADPIC n’apportent pas beaucoup plus de recours ni de précisions quant à ces mécanismes : l’article 30 portant sur les exceptions aux droits exclusifs conférés par un brevet ne pouvant s’appliquer, puisque les brevets ne sont pas délivrés. Ainsi, les conventions internationales qui entourent ces mécanismes participent à un équilibre bien plus centré sur les États et leurs stratégies que sur le rapport entre l’État et les citoyens. Elles ne donnent ainsi que peu de garanties à cette échelle afin de protéger le droit de propriété des déposants.
Pourtant, les questions de constitutionnalité qui émergent de ce second équilibre méritent d’être examinées. Les fondements constitutionnels de l’injonction de confidentialité américaine apparaissent immédiatement fragiles : le Ve Amendement, appartenant à la Déclaration des Droits de 1791, établit que “nul ne pourra [...] être privé [...] de ses biens sans procédure légale régulière ; nulle propriété privée ne pourra être réquisitionnée dans l’intérêt public sans une juste indemnité.” L’article 183 du code des États-Unis, évoqué plus tôt, instaure de jure un droit au dédommagement sous la requête de l’intéressé, mais il apparaît bien plus théorique qu’effectif. Il est difficile d’en obtenir dès lors que l’invention reste secrète, car toute preuve concernant un préjudice financier est forcément spéculative et cet état de fait est peu considéré par les juges de la Cour des réclamations fédérales des États-Unis. Dans l’affaire Linick v United States rendue en 2011 confirmant la jurisprudence précédente, la Cour avait cité le raisonnement de ses prédécesseurs estimant que le demandeur avait : “fourni la preuve que son idée était brillante, ce pourquoi il reçut un brevet, mais [...] il n’avait pas fourni la preuve que son idée était lucrative.” Qui plus est, la procédure décrite dans l’article 181 du code des États-Unis fait état d’une simple voie d’appel de l’injonction de confidentialité auprès du Secrétaire au Commerce comme toute garantie d’une “procédure légale régulière.” Le régime américain des injonctions de confidentialité ne s’avère ainsi que peu conforme aux exigences posées par la constitution. En France, le droit à la propriété privé est garanti par l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen intégrée dans le bloc de constitutionnalité. Elle entend cela dit une exception, “lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité” de façon semblable à la protection consacrée aux États-Unis, quoiqu’un peu plus ouverte. L’article R613-40 du code de la propriété intellectuelle dispose qu’une indemnité d’expropriation doit être accordée au déposant de la demande, qui est chargé de transmettre ses prétentions pécuniaires au ministre de la Défense. Dans le cas d’une licence d’office, l’article R613-36 n’établit pas une indemnité mais tout simplement une rémunération classique que le propriétaire est en droit de négocier. Dans les deux cas, le tribunal judiciaire ne peut être saisi qu’après un délai de 4 mois visant à favoriser un arrangement amiable. Les articles semblent décrire la procédure de rémunération (ou indemnisation) plus qu’ils ne l'établissent ; son fondement semble évident et naturel. Cependant, il est difficile de connaître les montants généralement accordés face aux prétentions des déposants, d’autant plus que si la rémunération régulière d’une licence d’office est trop lourde, rien ne semble empêcher une expropriation additionnelle qui représente ainsi une épée de Damoclès. Par ces deux mesures, l’État français se garantit la jouissance d’une invention en cas de réticence trop importante du propriétaire du brevet ou de la demande, mais l’utilisation très exceptionnelle de l’expropriation (d’après le commentaire Dalloz du code de la propriété intellectuelle 2022) montre que celle-ci possède surtout un caractère dissuasif. L’absence de critères de qualification de l’intérêt militaire apparaît toutefois comme une fragilité vis-à-vis de l’exigence posée par l’article 17 de constat légal de la nécessité publique.
Il en va de même concernant la criminalisation d’une divulgation non autorisée. Il n’existe aucune infraction spécifique la concernant, mais de tels faits permettent de qualifier l’infraction extrêmement grave de livraison d’informations à une puissance étrangère, définie à l’article art. 411-6 du code pénal. Elle est punie de 225 000€ d’amende et de 15 ans de détention criminelle, ce qui lui confère une nature particulièrement dissuasive. Aux États-Unis en revanche, une infraction spécifique est mise en place par l’article 186 du code des États-Unis et prévoit une sentence maximale de 10 000$ d’amende et de deux ans d’emprisonnement. Une telle répression, considérablement plus légère qu’en France, est d’ailleurs surprenante compte tenu de l’étendue des pouvoirs conférés au Gouvernement par l’injonction de confidentialité. Cette infraction ne semble pas avoir un but typiquement dissuasif, mais laisse entrevoir que ces injonctions sont surtout dirigées vers des entrepreneurs indépendants de petite envergure plutôt qu’à des poids lourds du complexe militaro-industriel, avec qui le Département de la Défense travaille aisément en collaboration.
Pour conclure cet état des lieux, en France et aux États-Unis, de l’incursion du droit de la défense nationale dans le régime des brevets, il est important de mettre en perspective les enjeux qui s’y rapportent. Pour l’État, il s’agit d’enjeux à la hauteur de ses moyens colossaux : arme nucléaire, dangers chimique ou bactériologique, dont l’inaccessibilité est au service de sa souveraineté, sa caractéristique la plus précieuse. Pour les déposants, bien que l’enjeu personnel peut être critique, l’enjeu collectif demeure restreint en comparaison. N’est attaqué ici qu’une partie spécifique de la propriété intellectuelle, dont la protection ne va pas de soi et qui fait en sus l’objet de critiques, par exemple libertaires ou socialistes. Mais ils n’affaiblissent pas des droits plus fondamentaux qui ont trait à l’intégrité de tout un chacun. C’est, finalement, le nuage brumeux dans lequel sont baignés ces régimes et le manque relatif de recours à leur égard qui porte une atteinte injustifiée aux droits fondamentaux. L’absence de critères de qualification clairs ne permet pas de circonscrire l’usage de ces mécanismes à des cas de nécessité objective et autorise ainsi des abus très graves. Ce qui empêche ces abus d’avoir lieu, car proportionnellement peu sont rapportés, ne se situe ainsi pas dans les cadres légaux propres à ces mécanismes, mais dans un contexte plus général en France comme aux États-Unis qu’il est difficile d’identifier. Ne reste qu’à espérer que d'avantages de gardes-fous et d’exigences soient mises en place, ou que ce contexte extérieur demeure inchangé.
Bibliographie
Publications universitaires
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SALTZ, Gregory, “Patently Absurd: The Invention Secrecy Order System” Texas A&M University School of Law, février 2022, Vol. 8, p.211-234. Disponible <https://doi.org/10.37419/JPL.V8.I2.6>
MARCHAL, Valérie, “Brevets, marques, dessins et modèles. Évolution des protections de propriété industrielle au XIXe siècle en France”, Document pour l'histoire des techniques, 1er semestre 2009, n°17, p.106-116
Articles
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BRUSTEIN, Joshua, “Congratulations, you genius patent is now a military secret”, Bloomberg [en ligne], juin 2016, [consulté le 17 janvier 2024]
USPTO, Official website of the United States Government, U.S. Patent Statistics Chart Calendar Years 1963 - 2020, [en ligne], [consulté le 24 janvier 2024]
Textes officiels
France
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, Article 17
Loi du 7 janvier 1791
Code de la propriété intellectuelle, art. L.612-8 à -10, art. R.613-35, -36 et -40
Code pénal, art. 411-6, art. 413-9
États-Unis
Constitution des États-Unis, traduction officielle en français du Département d’État des États-Unis, Ve Amendement
Code des États-Unis, Section 35, Articles 181 à 186.
Patent Act 1790
Invention Secrecy Act 1951
Décret présidentiel n°13526 du 1er mai 2010
Code des régulations fédérales, Titre 37, Article 5.1, 5.2, 5.4 et 5.5
International
Traité sur la Coopération en matière de Brevet, 1977, article 27
Accords sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce, Article 27 et 30
Décisions
Linick v. United States, No. 10-635C (Fed. Cl. 2012)
Weiss v. U.S., 146 F. Supp. 2d 113 (D. Mass. 2001)