Au sujet de la décision de la Cour suprême des Etats-Unis, Grutter v. Bollinger (2003) par Marie-Amélie GOGUEL
L’arrêt Grutter v. Bollinger soulève la question de la constitutionalité des politiques de discrimination positive aux Etats-Unis en matière d’éducation. Afin de répondre à cette question, la Cour Suprême examine si la politique en question répond à un intérêt supérieur et si les moyens mis en place en vue de la réaliser sont rigoureusement et strictement nécessaires afin d’éviter tout dérapage discriminatoire de ces politiques fondées sur la race ou l’ethnie des individus. Le juge s’appuie sur l’argument de la diversité pour admettre la politique mise en place. Cet argument est très puissant dans le milieu éducatif : faire accéder les minorités à l’éducation est considéré comme le moyen d’obtenir une meilleur représentation de ces minorités au sein de la société. Bien que la France et d’autres pays considèrent les Etats-Unis comme le berceau des politiques d’ « affirmative action », le contrôle très strict effectué par le juge américain sur de telles politiques montre sa réticence à leur égard et la nécessité de les encadrer légalement. L'analyse du droit français, au regard de cette décision américaine, ne manque pas de faire ressortir les limites de l'approche retenue par les politiques et la jurisprudence françaises.
Décision accessible en ligne : http://caselaw.lp.findlaw.com/scripts/getcase.pl?court=US&vol=000&invol=...
L’arrêt Grutter v. Bollinger (539 U.S. 306) de la Cour Suprême est le plus récent d’une longue lignée de décisions rendues sur la discrimination positive en matière d’éducation, à commencer par Regents of the University of California v. Bakke (438 U.S. 265) de 1978 qui, après avoir rejeté le principe des quotas comme violant la Constitution, avait retenu la possibilité pour les universités d’utiliser dans leur procédure d’admission le critère de la race comme un critère parmi d’autres. Cette jurisprudence concerne la politique d’« affirmative action » menée depuis plus de cinquante ans aux Etats-Unis. Elle consiste à favoriser une minorité qui, dans un contexte particulier, tel que l’éducation ou l’emploi, apparaît comme défavorisée, afin de redresser les inégalités existantes. Elle a donné lieu à de nombreux débats quant à son bien-fondé et semble aujourd’hui être en déclin. Dans cet arrêt, Barbara Grutter, étudiante « blanche » résidant dans l’Etat du Michigan avait engagé une action pour discrimination raciale après s’être vu refuser l’admission à l’école de droit de l’université du Michigan, du fait de la politique d’admission de l’université qui, à compétence égale, privilégiait les étudiants issus de minorité. Elle invoquait le fait que l’université n’avait aucun intérêt supérieur (« compelling interest ») justifiant l’utilisation du critère de la race lors de l’admission et qu’elle avait été par conséquent privée de l’« Equal Protection Clause » figurant au 14ème Amendement à la Constitution américaine, garantie visant à assurer l’égalité de tous face à la loi. La question posée était donc de savoir si le critère de la race pouvait constituer un critère à prendre en compte en vue de l’admission au sein de l’université ou si cela était contraire à la Constitution car constituant une discrimination fondée sur la race. Les juges décidèrent que le critère de la race pouvait être utilisé dans la procédure d’admission à l’université, car la diversité au sein de l’université est un atout social bénéfique aux étudiants. Pour arriver à ce résultat, la Cour a examiné si l’université avait un intérêt supérieur à retenir la race comme critère d’admission, c'est-à-dire si l’université avait un intérêt supérieur à vouloir un corps d’étudiants diversifié. En effet, l’Etat doit justifier d’un intérêt supérieur pour mettre en place sa politique ou son action quand cela touche à des sujets sensibles comme ici la race et pour passer outre l’« Equal Protection Clause ». Cependant, même si cet intérêt a été prouvé, il restait encore à démontrer que cet objectif avait été atteint par des moyens rigoureusement précis et nécessaires (« narrowly tailored »). La comparaison entre le système américain et le système français représente un intérêt particulier dans la mesure où les politiques d’ « affirmative action » ont eu des répercussions dans le monde entier et que ces politiques sont actuellement (et déjà depuis quelques années) en débat en France, quant à leur justification. Une analyse comparative en la matière soulève de nombreuses questions. En effet, la traduction française d’« affirmative action » est discrimination positive. Cependant la question qu’il convient de se poser est de savoir s’il existe de telles politiques en France, et dans l’affirmative, de déterminer si ces politiques exercent les mêmes fonctions que celles d’ « affirmative action » aux Etats-Unis. Si tel n’est pas le cas, qu’entend t’on véritablement par discrimination positive en France ? Serait il envisageable de transposer au système français la notion d’ « affirmative action » telle que développée aux Etats-Unis, et si non, pourquoi une telle impossibilité? Nous nous limiterons à l’étude de ce concept en matière d’éducation, tel que présenté dans l’arrêt Grutter v. Bollinger (539 U.S. 306). D’autres questions se posent quant au raisonnement des juges : comment cela est il abordé dans le système juridique français ? La notion d’ « intérêt supérieur » se retrouve-t-elle dans les décisions rendues par les tribunaux français? Et cet intérêt doit il être justifié et strictement nécessaire comme aux Etats-Unis ? Nous étudierons successivement la notion d’intérêt supérieur (traduction de « compelling interest »), le concept de la justification rigoureusement précise et nécessaire (traduction de « narrowly tailored ») avant de confronter la notion française de discrimination positive au droit des Etats-Unis.
1. Intérêt supérieur Afin d’autoriser l’utilisation de la race dans la procédure d’admission à l’université, la Cour Suprême a dû s’attacher à rechercher si l’université disposait d’un intérêt justifiant l’objectif de cette politique, c'est-à-dire la diversité du corps étudiant. La discrimination positive doit donc pouvoir se justifier. Pour se faire, elle a dans un premier temps vérifié que cela ne correspondait pas un système caché de quotas, système interdit car inconstitutionnel. En effet, la diversité est sensée être bénéfique aux étudiants. Les étudiants issus de minorités pourraient ainsi partager leur expérience, leur point de vue avec leurs camarades de classe non issus de minorités et cela préparerait les étudiants à évoluer dans un environnement multiculturel, auquel ils seront confrontés au cours de leur carrière. Par conséquent, il fallait faire attention à ce que les étudiants issus de minorités soient présents de façon assez nombreuses en classe afin qu’il osent prendre la parole et qu’ils participent (théorie de la « masse critique » selon laquelle le nombre d’étudiants issus de minorités doit être suffisamment important afin de contribuer à « la compréhension interraciale » et à la « destruction des stéréotypes raciaux », définition introduite par la Cour dans l’arrêt Grutter v. Bollinger (539 U.S. 306, 2003)). D’où la difficulté de différencier cela d’un système de quota. Les tribunaux américains avaient donc dû faire appel à plusieurs personnes travaillant à l’université pour justifier que cette politique ne relevait pas d’un système de quota. La Cour a établi l’intérêt supérieur dont disposait l’université à rechercher la diversité au sein des étudiants. Cet intérêt supérieur permet de justifier une action de l’Etat (en l’espèce de l’université) qui pourrait apparaître comme discriminatoire et qui relève de l’affirmative action. Dans le système juridique français, la position du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’Etat semble claire. A plusieurs reprises, le juge constitutionnel a affirmé : « le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit. » (Décision n° 2005-516 DC, 7 juillet 2005, cons. 16, Journal officiel du 14 juillet 2005, p. 11589, Décision n° 2005-514 DC, 28 avril 2005, cons. 30, 32 à 35, Journal officiel du 4 mai 2005, p. 7702). Quant au juge administratif, il a affirmé qu’une dérogation au principe d’égalité était possible : un traitement différentiel implique, « à moins qu'elle ne soit la conséquence nécessaire d'une loi, soit qu'il existe entre les usagers des différences de situation appréciables, soit qu'une nécessité d'intérêt général en rapport avec les conditions d'exploitation du service ou de l'ouvrage commande cette mesure.» (CE, Sect. 10 Mai 1974, Denoyez et Chorques). Le juge, administratif ou constitutionnel, ne vérifie donc pas s’il y a un intérêt supérieur mais si la politique préférentielle est justifiée par un intérêt général, ce qui revient à peu près au même. Les critères de justification imposés par les deux systèmes sont donc assez proches.
Cependant, l’approche du juge américain et français face à cette notion d’intérêt supérieur ou général justifiant ces politiques est différente.
2. Le caractère rigoureusement nécessaire et précis de l’intérêt supérieur justifiant la politique de discrimination positive Les universités ont la possibilité d’utiliser le facteur de la race comme un critère supplémentaire s’inscrivant dans une évaluation individuelle des candidats. Cela évite donc que la race ne soit le critère unique d’admission. Celui-ci ne doit rester qu’un critère parmi d’autres permettant d’obtenir un corps d’étudiant diversifié. De plus, l’université a justifié avoir recherché en vain des alternatives permettant d’arriver au même résultat, c’est-à-dire la diversité , sans utiliser le critère racial comme par exemple la mise en place d’un système de loterie. Rechercher si les moyens mis en place pour obtenir un corps étudiant diversifié sont strictement nécessaire et pertinent permet ainsi d’éviter tout risque de discrimination injustifié ou de stéréotype. Le juge américain s’attache à vérifier scrupuleusement le bien fondé des mesures de discriminations positives mises en place (notion de « narrowly tailored »). Comme établi ci-dessus, dans le système français, « la différence de traitement qui en résulte (doit être) en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit. » (cf. supra) Le critère du bien fondé de la politique utilisé par les Etats-Unis semble bien plus rigoureux et difficile à établir que l’exigence française vague de lien entre la politique préférentielle et l’objet de la loi qui l’établit. D’autant plus qu’il apparaît que le juge français, lui, n’effectue dans les faits aucun contrôle de proportionnalité sur les dérogations au principe d’égalité : il se contente de mettre à jour la différence de situation existant qui justifie cette dérogation. Le juge, administratif ou constitutionnel se fie à l’intention du législateur. Le principe de « narrowly tailored » ne se retrouve donc pas dans le système juridique français. Il semblerait pourtant justifié d’effectuer un tel contrôle afin d’éviter toute dérive de ces politiques qui pourrait par exemple aboutir à justifier des différences de traitements qui ne devraient pas être justifiées. Le système juridique français aurait donc un intérêt à analyser de plus près ce standard américain afin d’envisager de le transposer en France.
Cependant, l’absence de contrôle strict en France semble pouvoir s’expliquer par la différence des politiques de discrimination positive mises en place en France et aux Etats-Unis. Les politiques qui s’appuient sur un critère racial sont, pour cette raison, rejetées en France : la Constitution française prohibe toute différence de traitement fondée sur la race ou l’origine.
3. La discrimination positive, une traduction problématique de la notion d’ « affirmative action » Cette politique a vu le jour en matière d’emploi dans une ordonnance du Président John. F. Kennedy (« executive order » n° 10925 establishing the President’s Committee on Equal Employment Opportunity), en 1961 dans lequel pour la première fois, la locution « affirmative action » était employée. Elle vise à établir un traitement préférentiel. Au moment de son développement, l’affirmative action était envisagée comme permettant à des minorités ayant subi un traitement défavorable et discriminatoire par le passé d’être mieux représentées au sein de la société (dans les emplois publiques, au sein des université et à l’embauche). Elle semble cependant moins justifiée de nos jours et se trouve, de ce fait, remise en cause. Dans l’arrêt étudié, en effet, la Cour insiste sur le fait que l’utilisation de préférence raciale dans les procédures d’admission à l’université n’est que temporaire et devrait avoir disparu d’ici 25 ans. A première vue, une telle politique n’apparaît pas transposable en France, car le principe d’égalité est l’un des fondements de la République française. En effet, l’article 1er de la Constitution française de 1958 dispose que « (la France) assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. » Ainsi, l’égalité des citoyens semble interdire toute possibilité de discrimination, qu’elle soit positive ou négative. Une telle disposition se retrouve également dans le système américain (Civil Right Act de 1964) alors que cette politique est mise en œuvre. Cependant, comme nous l’avons vu ci-dessus, le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’Etat ont jugé possible certaines dérogations à ce principe d’égalité. Les politiques de discrimination positive menées aux Etats-Unis, telles que celle mise en place lors de la procédure d’admission à l’université du Michigan sont donc fondées sur des critères raciaux ou d’ethnies ou du moins sur des critères qui conduisent à diviser la société américaine en communautés (comme par exemple, les femmes, les Hispaniques, les Noirs…). Elles ont pour but de rétablir des inégalités dues à des discriminations passées et ainsi de remédier à leur sous représentation au sein de la société américaine. La République française, en application de son principe d’égalité, est opposée à une telle division de sa population en « ethnie ». En effet, « la Constitution ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français, sans distinction d’origine, de race ou de religion » (décision Statut de La Corse du Conseil Constitutionnel, Décision n° 91-290 DC, 9 Mai 1991). Après avoir établi que des politiques préférentielles d’admission fondées sur des critères ethniques à l’université américaine étaient possibles, il convient d’étudier les politiques mises en place en France en matière d’éducation afin de déterminer si elles exercent les mêmes fonctions et ont les mêmes caractéristiques que les politiques américaines (c'est-à-dire qui visent une population victime d’inégalité, et qui ont pour but, par une traitement préférentiel d’admission, de rétablir l’égalité entre tous les élèves). L’on ne peut nier l’existence en France de politiques de traitements différentiels des individus : des politiques de discriminations positives fondées sur une base territoriale, qui assurent un redressement des inégalités territoriales ont été mises en place. Les Zones d’Education Prioritaire (ou ZEP), instaurées en 1981 par les circulaires du bulletin officiel de l’éducation national n°81-238 du 1er Juillet 1981 (B.O. n° 27 du 09-07-1981) et n° 81-536 du 28 Décembre 1981 (B.O.spécial n°1 du 21-01- 1982) à l’initiative du ministre de l’éducation nationale Alain Savary sont des zones dans lesquelles les établissements scolaires sont dotés de moyens supplémentaires visant à pallier des difficultés d’ordre scolaire et social et ainsi faire face à l’échec scolaire. Tout comme les politiques de discrimination positive mises en place aux Etats-Unis, les ZEP ont pour but de corriger les inégalités. Cependant, ces inégalités ne sont pas raciales mais sociales et culturelles et les actions sont fondées sur une base territoriale. La politique des ZEP a pour objectif de « renforcer l’action éducative dans les zones où les conditions sociales sont telles qu’elles constituent un facteur de risque, voire un obstacle pour la réussite scolaire des enfants et des adolescents qui y vivent et donc, à terme, pour leur insertion sociale » (circulaire n° 90-028 du 1er février 1990, B.O. n° 7 du 15-02-1990). D’autres initiatives ont été mises en places. Dès 2001, des conventions de partenariat entre certaines Grandes Ecoles et des ZEP ont été mises en places, afin de permettre à des élèves issus de ZEP d’intégrer les écoles prestigieuses en passant par un concours d’entrée différent. Là encore, ces conventions ne visent pas une ethnie ou une race particulière mais on se rend compte qu’elles exercent les mêmes fonctions que les politiques américaines : un accès dérogatoire à un établissement scolaire, fondé sur une classification non pas ethnique mais socioculturelle. La Cour Administrative de Paris, bien qu’ayant annulé la convention existant entre Sciences Po-Paris et les ZEP au motif qu’elle manquait de précision sur la forme, a précisé que "l’intérêt général de l’initiative prise par l’IEP de Paris n’est pas remis en cause par l’arrêt." (CAA Paris, formation plénière, 2003-11-06, n° 02PA02821). La France se refuse à diviser sa population sur des critères ethniques ou raciaux, ce qui différencie le système français du système américain en matière de politique de discrimination positive. Mais elle n’est pas opposée à la mise en place de politiques fondées sur un critère territorial. L’hypocrisie de cette position a cependant été soulignée, dans la mesure où l’on s’aperçoit que cette base territoriale se confond la plupart du temps avec un découpage racial ou ethnique. En effet, les minorités sont surreprésentées dans les ZEP. Par conséquent, les politiques fondées sur ce critère s’avèrent être des politiques de discrimination positive à l’américaine, mises en place sans contrôle renforcé du juge, comme il existe aux Etats-Unis.
Bibliographie sélective: - G. Calvès, La Discrimination positive, Que sais-je, PUF 2004. - P. Gurin, Defending diversity: affirmative action at the University of Michigan, Ann Arbor : University of Michigan Press, 2004. - D. Sabbagh, L’Egalité par le droit : les paradoxes de la discrimination positive aux Etats-Unis, Economica, 2003. - D. Sabbagh, « Sur la discrimination positive, il y a convergence entre les Etats-Unis et la France », Le Monde, 26 Février 2006. - G. Stohr, A black and white case: how affirmative action survived its greatest legal challenge, Princeton, NJ : Bloomberg Press, 2004.