L’arrêt Gasser, ou la réunion des inquiétudes franco-anglaises quant à l’efficacité des clauses attributives de compétence. par Julie Thibault

Il semble que la CJCE ait, par son arrêt Gasser du 9 décembre 2003, privé les clauses attributives de compétence de leur effet en faisant primer sur elles la règle de litispendance contenue dans le Règlement « Bruxelles 1 ». Cet arrêt a remis en cause le caractère exclusif de la compétence du juge élu. La doctrine tant anglaise que française a crié au même risque de forum shopping, et propose unanimement de s’inspirer de la Convention de La Haye de 2005.

L’article 23 du Règlement (CE) n°44/2001du 22 décembre 2000, dit règlement « Bruxelles 1 », concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO L 12 du 16 janvier 2003), prévoit la possibilité pour les parties à un contrat d’élire par avance le tribunal compétent en cas de litige. Ce juge a compétence exclusive. L’article 27 du Règlement prévoit quant à lui le mécanisme de la litispendance pour éviter des procédures parallèles portant sur le même litige. Le juge second saisi doit surseoir à statuer jusqu’à ce que la compétence du juge premier saisi soit établie. Si elle est établie, le second juge doit se dessaisir au profit du premier. La Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) a cependant jugé dans l’arrêt Overseas Union Insurance du 27 juin 1991 (C-351/89) que la règle de litispendance ne devait pas jouer en cas de compétence exclusive du juge dans les affaires portant sur les immeubles, en vertu de l’article 22 du Règlement (point 26). La Cour a considéré dans l’arrêt Gasser (C-116/02) que cette exception ne pouvait s’étendre au cas d’une compétence exclusive en vertu de clauses attributives de juridiction. Dans cette affaire qui opposait une entreprise italienne, MISAT Srl (MISAT), à une entreprise autrichienne, Eric Gasser GmbH (Gasser), l’entreprise italienne a saisi le Tribunale civile e penale di Roma, juge italien, en vue de faire constater que le contrat qui la liait à Gasser avait pris fin de plein droit, et qu’aucune inexécution ne pouvait lui être reprochée. Cette saisine a eu lieu alors même que le juge désigné par la clause attributive de juridiction, insérée dans les factures adressées par Gasser, était le juge autrichien. L’Oberlandesgericht Innsbruck, juge autrichien saisi en second par Gasser en vue de faire reconnaître la prorogation de compétence, s’est adressé à la CJCE pour savoir si la règle de litispendance devait jouer en l’espèce. La CJCE a répondu par l’affirmative, limitant ainsi l’effectivité de la clause d’élection de for conclue conformément à l’article 23 du Règlement. Ce jugement a été fortement critiqué tant en France qu’en Angleterre. Deux articles de doctrine montrent bien cette stupéfaction. Il s’agit de l’intervention de Marie-Laure Niboyet intitulée « La globalisation du procès civil international (dans l’espace judiciaire européen) », prononcée lors d’un colloque tenu à la Cour de cassation le 15 novembre 2005 , et du rapport de Lord Justice J. Mance intitulé « Problems of enforcement of European law – First Session Jurisdiction (Regulation 44/2001 of 22 December 2000) », rendu à l’occasion d’un colloque à la Cour de cassation le 14 octobre 2004. Ces deux auteurs identifient-ils les mêmes problèmes dans l’arrêt Gasser ? Proposent-ils les mêmes solutions pour permettre une pleine efficacité des prorogations de compétence ? Il est intéressant de voir si la critique est unanime en France et en Angleterre, malgré les différences caractéristiques de ces deux ordres juridiques, pour apprécier l’ampleur des conséquences de l’arrêt Gasser. Les deux auteurs ont tous deux manifesté leur inquiétude face au risque de forum shopping qui en découle (I). Après avoir abordé les solutions qui pourraient s’offrir dans leurs ordres juridiques respectifs (II), ils écartent finalement ces possibilités. Ils proposent plutôt de préserver l’effectivité des prorogations de compétence en prenant le modèle de la Convention de La Haye du 30 juin 2005 sur les accords d’élection de for (disponible sur le lien), qui n’est certes pas encore en vigueur, comme une possible évolution du droit communautaire (III).

I. Le crainte du forum shopping suite à l’arrêt Gasser.

Le strict respect de la règle de litispendance par la CJCE.

La règle de litispendance contenue à l’article 27 du Règlement de 2001 permet d’empêcher la poursuite de procédures parallèles portant sur le même litige grâce à un critère chronologique de l’ordre des saisines. Malgré l’arrêt Overseas (op. cit.) dans lequel la CJCE avait décidé que la règle de litispendance pouvait être écartée en cas de compétence exclusive du juge dans un litige portant sur un immeuble, en vertu de l’article 22, la Cour a considéré au point 47 de l’arrêt Gasser que cette exception ne pouvait s’étendre aux cas de compétence exclusive en vertu de l’article 23. Aussi, la règle de litispendance doit s’appliquer strictement, même en présence de clauses attributives de juridiction. Certains auteurs ont suggéré que la différence tenait au fait que l’article 35 du Règlement n’empêchait pas la reconnaissance des décisions prononcées en violation de l’article 23, contrairement à celles prononcées en violation de l’article 22 (D. Bureau et H. Muir-Watt : Droit international privé, Tome II, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p.277). La Cour a également rejeté l’argument selon lequel la durée excessive des procédures devant le juge italien pourrait justifier d’écarter l’application de la règle de litispendance et de faire jouer la clause attributive de juridiction, afin de respecter le droit à un procès équitable conformément à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 (CESDH). Elle a recouru au principe de confiance mutuelle entre les systèmes juridiques qui sous tend le Règlement de 2001. En effet, au point 73 de l’arrêt, la Cour estime que ce principe empêche d’écarter l’application de la règle de litispendance en raison de la durée des procédures dans un Etat membre. C’est le même principe qui empêche au juge second saisi, compétent en vertu d’une clause attributive de juridiction, de se prononcer sur la compétence du juge premier saisi, par exception à la règle de litispendance. Le juge second saisi n’est pas « mieux placé que le juge premier saisi pour se prononcer » sur sa compétence (point 48).

Le risque de forum shopping né de l’arrêt Gasser.

Tant la doctrine française que la doctrine anglaise ont signalé le risque de forum shopping suscité par l’arrêt Gasser. M.-L. Niboyet a parlé d’un risque de manipulation du juge par les parties (op. cit., p.7). Elle a en effet suggéré le risque de comportements dilatoires, par lesquels un défendeur potentiel pourrait empêcher l’application d’une clause attributive de juridiction en faisant jouer la règle de litispendance. Ce défendeur potentiel s’empresserait de saisir le juge du territoire où il est domicilié, et serait donc demandeur à l’action devant ce tribunal premier saisi. A supposer que le juge premier saisi ne se déclare pas incompétent, ceci ferait obstacle à la compétence du juge second saisi, élu par les parties, en raison la règle de litispendance contenue à l’article 27. Le défendeur à l’action qui voudrait faire jouer la clause attributive de juridiction devrait d’abord contester la compétence du juge premier saisi devant ce juge, et ainsi participer à deux procédures : une dans chaque for. M.-L. Niboyet a, dans un autre ouvrage, repris l’appellation pour qualifier ces actions d’« actions torpilles » (M.-L. Niboyet et G. de Geouffre de La Pradelle : Droit international privé, Paris, LGDJ, 2007, p.268), par lesquelles un véritable forum shopping est exercé par une partie en dépit de la prorogation de compétence, à des fins dilatoires. Lord J. Mance a exprimé la même inquiétude. Sans se référer à une possible « manipulation » des juges, il souligné la possibilité offerte par l’arrêt Gasser d’échapper à une clause contractuelle de prorogation de compétence à laquelle les parties ont donné leur consentement. Cette possibilité, qui peut être utilisée à des fins tactiques, porte atteinte à la supériorité du contrat et à la sécurité juridique qu’il offre (op. cit., §3). Cette approche, si elle souligne le même problème de forum shopping qu’en France, est imprégnée de la tradition juridique anglaise et de la quasi- « sacralisation » du contrat. Lord J. Mance souligne également que l’arrêt Gasser peut porter atteinte au droit à un procès équitable contenu à l’article 6§1 de la CESDH (op. cit., §6). En effet, en faisant jouer la règle de litispendance même en présence d’une clause d’élection de for, la Cour oblige l’une des parties à contester la compétence du tribunal premier saisi devant ce juge. La partie doit donc participer à deux procédures : l’une devant le juge premier saisi, et éventuellement l’autre sur le fond devant le juge élu. Ceci peut rallonger de manière excessive la durée du procès, en violation de l’article 6§1 précité. En France, ce risque a également été soulevé, au regard des coûts suscités par deux procédures successives pour un même litige (D. Bureau et H. Muir-Watt : Droit international privé, Tome I, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p.181).

II. Des solutions offertes par les droits internes ?

L’abus de droit français et le problème de la preuve.

M.-L. Niboyet a suggéré la possibilité de consacrer en droit communautaire une forme adaptée de l’exception d’abus de droit contenue dans le droit français (op. cit., p.7). Elle reprend ici la proposition faite par A. Nuyts, qui consiste à sanctionner l’utilisation abusive ou frauduleuse des règles de compétence offertes par le droit communautaire (A. Nuyts : L’exception de forum non conveniens, Etude de droit international privé comparé, Paris, Bruylant, 2003, p.758). Cette exception pourrait être utilisée dans l’hypothèse de l’affaire Gasser, lorsque des actions dénégatoires visant à écarter la responsabilité d’une partie, ici l’entreprise MISAT, sont intentées devant un juge seulement à des fins tactiques (ibid., p.761), ou lorsque la règle de litispendance n’est utilisée qu’à des fins dilatoires ou pour échapper à la compétence du juge désigné (ibid., p.762), et constitue donc une pratique de forum shopping. H. Muir-Watt a proposé dans le même ordre d’idée que les actions dénégatoires soient exclues du domaine de la litispendance, pour prévenir tout risque d’abus (H. Muir-Watt, RCDIP, 2004, p.460). M.-L. Niboyet en vient cependant à écarter un éventuel recours à l’exception d’abus de droit, dans la mesure où la preuve de l’abus serait dans l’hypothèse Gasser extrêmement difficile à rapporter. Tandis que les abus de droit qui consistent de manière évidente à faire pression sur la partie adversaire peuvent être relativement faciles à prouver, la tâche est plus difficile lorsque la partie exerçant un forum shopping agit dans un for disponible. C’est le cas en l’espèce, puisque MISAT a agi devant le juge italien, soit le juge du territoire où elle est établie, compétent pour connaître d’une action dénégatoire. Dans une situation où plusieurs fors sont compétents, et le Règlement ne prévoit pas d’écarter la reconnaissance d’une décision prise en violation d’une clause attributive de juridiction, la preuve du détournement de la règle de litispendance pour échapper à ladite clause est autrement plus compliquée. L’abus de droit ne semble donc pas être une solution au risque de forum shopping en l’espèce.

Les injonctions « anti-suit » anglaises écartées par le juge communautaire.

Ainsi que Lord J. Mance l’a décrit, une injonction anti-suit consiste pour le juge d’un Etat à empêcher une partie de poursuivre l’instance dans un for autre, l’objectif étant de contraindre la partie à poursuivre la procédure dans un seul Etat (op. cit., §6). Un tel procédé aurait pu être utile en l’espèce, en permettant au juge autrichien saisi en second d’enjoindre MISAT de ne pas poursuivre la procédure commencée en Italie. La règle de litispendance empêche cependant le recours à ces injonctions : le juge second saisi doit attendre que le juge premier saisi se soit prononcé sur sa compétence pour poursuivre, ou non, l’instance. De plus, le recours aux injonctions anti-suit a été prohibé par la CJCE, dans l’affaire Turner c. Grovit (C-159/02). Dans cette affaire, malgré une procédure introduite devant le juge anglais, le défendeur a intenté une seconde action portant sur le même litige devant le juge espagnol, pour faire pression sur le demandeur. La CJCE a décidé que le juge anglais ne pouvait prononcer d’injonction anti-suit à l’encontre des défendeurs à l’instance anglaise, les empêchant de poursuivre la procédure en Espagne, et ce malgré leur comportement manifestement abusif. La Cour a justifié son jugement en se fondant sur le principe de confiance mutuelle, en considérant que de telles injonctions interfèreraient avec la compétence du juge espagnol (L.J. Mance op. cit., §6). Les injonctions anti-suit ne sont donc pas non plus une solution au risque de forum shopping de l’hypothèse Gasser.

III. La Convention de La Haye sur les accords d’élection de for comme modèle pour le droit communautaire.

La consécration des clauses attributives de juridiction. La Convention de La Haye du 30 juin 2005 prévoit des mécanismes permettant d’éviter des situations de forum shopping telles qu’elles pourraient résulter de l’arrêt Gasser, ainsi que Lord J. Mance le souligne (op. cit., §6). L’article 5§1 de la Convention prévoit que le tribunal élu par la clause attributive de juridiction a compétence exclusive, à moins que cette clause soit nulle selon le droit du for élu. La règle de litispendance du droit communautaire est ici inversée. En effet, l’article 6 prévoit que c’est au tribunal non élu de surseoir à statuer jusqu’à ce que le juge choisi se soit prononcé sur sa compétence. De plus, en vertu de l’article 8§1 de la Convention, les décisions des juges désignés sont reconnues et exécutées dans les autres Etats signataires. La priorité du juge élu peut donc faire obstacle à la reconnaissance d’une décision rendue par une autre juridiction, contrairement à ce que prévoit l’article 35 du Règlement de 2001. La Convention, qui n’est pas encore en vigueur, dispose cependant à son article 26§6 qu’elle ne porte pas atteinte au régime de coopération judiciaire communautaire.

Un remède aux défaillances du droit communautaire. M.-L. Niboyet a souligné que la doctrine européenne prône de manière quasi-unanime l’adoption de ce modèle en droit communautaire (op. cit., p.10). Ce soutien, qui réunit tant la doctrine des pays de droit civil que celle des pays de common law, tient au constat de l’inadéquation des mécanismes internes pour pallier aux problèmes posés par l’arrêt Gasser, à savoir le risque de forum shopping pour échapper aux clauses d’élection de for. L’inversement de la règle de litispendance, qui permettrait au juge élu de se prononcer sur sa compétence sans attendre la décision du tribunal premier saisi, mais plutôt en faisant surseoir à statuer ce premier juge, aurait pour effet notoire d’éviter les « actions torpilles » précitées. Aussi, toute tentative de forum shopping telles que celle de l’espèce n’aurait plus aucun intérêt, puisque la partie qui y aurait recours devrait de toutes façons se soumettre à la clause attributive de compétence. La sécurité juridique attachée à ces clauses serait alors respectée.

Bibliographie

Ouvrages

  • BUREAU D. et MUIR-WATT, H. : Droit international privé, Tome I, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, pp.151-152, 180-183, et 270-271.
  • BUREAU D. et MUIR-WATT, H. : Droit international privé, Tome II, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, pp.267-279..
  • NIBOYET, M.-L. et GEOUFFRE DE LA PRADELLE, G. : Droit international privé, Paris, LGDJ, 2007, pp.257-270, et 338-350.

Ouvrages spécialisés

  • NUYTS, A. : L’exception de forum non conveniens, Etude de droit international privé comparé, Paris, Bruylant, 2003, pp.756-777.

Articles

Textes officiels

  • Convention de La Haye sur les accords d’élection de for, 30 juin 2005, disponible sur www.hcch.net.
  • Règlement (CE) n°44/2001 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, 22 décembre 2000, JO L 12 du 16 janvier 2003.

Décisions

  • CJCE, 27 juin 1991, Overseas Union Insurance, (affaire C-351/89).
  • CJCE, 9 décembre 2003, Gasser c. MISAT (affaire C-116/02).
  • CJCE, 24 avril 2004, Turner c. Grovit (affaire C-159/02).