L'article 14 de l'Equality Act 2010 (Royaume-Uni) : vers une reconnaissance des discriminations multiples ?

En 2010 le Royaume Uni a adopté une réforme de sa législation sur les discriminations . En effet l'Equality Act 2010 fut rédigé notamment dans le but de simplifier la législation alors en vigueur sur les discriminations au Royaume-Uni . L'Equality Act vient remplacer l'Equal Pay Act de 1970 ainsi que le Sex Discrimination Act de 1975 , le Race Relation Act de 1976 , le Disability Discrimination Act de 1995 mais aussi l'Employment Equality Regulation de 2003 concernant la religion et les croyances , l'orientation sexuelle et enfin l'Employment Equality Regulation de 2006 concernant l'âge . La majeur partie du texte est entrée en vigueur le 1er Octobre 2010 , toutefois certaines dispositions sont encore en discussions , c'est le cas de l'article 14 . Cet article 14 de l'Equality Act introduit une protection légale contre les « dual discriminations » ou « combined discriminations » . L'article dispose «  A person (A) discriminates against another (B) if, because of a combination of two relevant protected characteristics , A treats B less favourably than A or would treat a person who does not share either of those characteristics »( Une personne A discrimine une personne B si, en raison de la combinaison de deux caractéristiques , A traite B de manière moins favorable qu'il traiterait une autre personne qui ne partagerait pas les mêmes caractéristiques ). Cette disposition , si elle entrait en vigueur , se révèlerait inédite au niveau européen . Depuis un certain nombre d'année les Etats européens se sont intéressés a la question des discriminations multiples . Il s'est avéré qu'aucune protection légale spécifique n'existait si l'on se trouvait victime de discrimination fondée non pas sur un seul critère mais sur deux ou plusieurs critères . Or cette situation est susceptible de se produire : au Royaume-Uni la jurisprudence démontre que certains justiciables ont tenté de plaider la discrimination multiple, mais sans jamais obtenir gain de cause . Ainsi l'article 14 pourrait consacrer une reconnaissance des discriminations multiples . Cet article présente, il est vrai, un certain nombre de limites qui pourraient conduire à revoir ses effets "révolutionnaires" à la baisse. Toutefois, cette disposition pourrait influencer d'autres législations nationales telle que la législation française, mais aussi la législation européenne.

 

Le gouvernement britannique , avant de rédiger l'article 14 , avait lancé une réflexion sur la nécessité d'une telle disposition . Plusieurs institutions se sont donc attelées à la rédactions d'articles expliquant pourquoi une telle disposition était nécessaire , mais aussi comment cette disposition pourrait être mise en oeuvre au sein du système de protection légale contre les discriminations. Certains auteurs se sont aussi exprimés sur la question des discriminations multiples en général . Ainsi initialement le besoin de reconnaissance des discriminations multiples est venu d'un constat selon lequel chaque individu est complexe , et revêt plusieurs caractéristiques . Ainsi un individu ne se considère pas comme seulement femme ou simplement noir ou encore homosexuel. Pourtant lorsqu'un individu veut plaider la discrimination au Royaume-Uni , il ne peut le faire que sur le fondement d'une seule « protected characteristic » . Dans un rapport rédigé par la Commission européenne en 2007 ('Lutte contre la discrimination multiple : pratiques , politiques et lois ') , il a été constaté qu'au niveau européen c'est surtout au Royaume-Uni mais aussi en Irlande que le phénomène des discriminations multiples a retenu l'attention des auteurs .Ce rapport tente également de donner une définition au concept de discrimination multiple. En effet les auteurs rapportent en premier lieu que la notion de discrimination multiple jouxte deux autres concepts qui sont parfois difficile a distinguer de cette dernière .Ainsi la discrimination intersectionnelle «  ..désigne une situation ou plusieurs motifs agissent et interagissent les uns avec les autres en même temps d'une manière telle qu'ils sont inséparables » (Gay Moon 2006 ' Multiple discrimination – problems compounded or solutions found ?' Justice Journal ) , tandis que la discrimination composée semble décrire la situation où « .. un motif de discrimination est aggravé par un ou plusieurs autres motifs de discrimination » . Enfin la discrimination multiple serait caractérisée par la multiplication de motifs agissant de manière indépendante (Sarah Hannet ' Equality at the intersections: The Legislative and Judicial failure to Tackle Multiple Discrimination' 2003 Oxford Journal of Legal studies Vol.23 ) . Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis l'approche basée sur la prise en charge d'un seul motif de discrimination ( 'single axis approach') a été vivement critiqué. Le concept de discrimination multiple est apparu au début des années 1990 , et fut introduit aux Etats-Unis par Kimberlé Crenshaw auteur noir américain qui souleva l'argument selon lequel , prenant appui sur l'expérience des femmes noires , un individu peut 'appartenir en même temps à plusieurs groupes désavantagés et éventuellement souffrir de formes spécifiques de discrimination ( Kimberlé Crenshaw (1993) ' Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine'). Ainsi au regard de ces observations , comme de la jurisprudence , la rédaction de l'article 14 de l'Equality Act 2010 semblait justifié et même nécessaire. En effet plusieurs affaires impliquant des questions de discriminations multiples , ont été portées devant les tribunaux britanniques . L'issue insatisfaisante de ces dernières pour les justiciables a également poussé le gouvernement à considérer la question des discriminations multiples.

Dans l'affaire Bahl c. Law Society , une femme asiatique a soulevé le moyen selon lequel elle avait été victime de discrimination sur le fondement de deux motifs , l'un étant sa race , l'autre étant son sexe . En première instance l'employment tribunal ( équivalent du conseil des prud'hommes ) avait jugé qu'elle pourrait être comparé a un homme blanc , ainsi l'effet combiné de sa race et de son sexe aurait pu être pris en considération . Néanmoins l'Employment Appeal Tribunal et la Court of Appeal (Cour d'Appel) ont rejeté cette argumentation jugeant que cette dernière était une interprétation incorrecte de la Loi . La Court of Appeal à cet égard avait statué clairement que chaque motif devaient être pris en considération séparément. Si l'article 14 de l'Equality Act 2010 avait été en vigueur alors , l'issue de l'affaire aurait probablement été différente . En effet cet article permettrait d'accueillir les demandes portant sur des discriminations directes fondées sur deux 'protected characteristics' . L'article donne une liste exhaustive de ces 'protected characteristics' , elles sont au nombre de sept ; il s'agit de l'âge , du handicap , de la trans-sexualité , de la race , de la religion ou croyance , du sexe et de l'orientation sexuelle. Ainsi les deux motifs soulevés par le demandeur dans l'affaire Bahl c. Law Society ,auraient été couvert par l'article 14 . Toutefois l'article précise bien que la protection est limitée a la combinaison de deux motifs . En effet la Government Equalities Office justifie cette limitation par la nécessité de fournir une plus grande protection tout en évitant d'imposer une charge disproportionnée aux entreprises et organisations , de plus selon la même Office il a été prouvé que la protection de deux motifs répondrait à 90% des cas de discrimination multiple . En droit anglais lorsque l'on désire prouver qu'il y a eut discrimination , il est nécessaire de rechercher un comparateur . Par exemple si une femme âgée se voit refuser un poste déterminé , il faudra rechercher son comparateur à savoir une femme jeune postulant pour un poste équivalent si elle prétend avoir été victime d'une discrimination fondée sur l'âge , ou bien un homme âgé postulant pour un poste équivalent si elle prétend avoir été victime d'une discrimination fondée sur le sexe . Or c'est précisément dans ce cas de figure que les limites de l'approche du motif unique peuvent se manifester , en effet dans ce cas si la femme âgée prétend avoir été victime de discrimination fondée sur l'âge l'entreprise pourrait avancer l'argument selon lequel elle embauche des personnes âgées , même si ces personnes sont toutes de sexe masculin , si cette même femme prétend avoir été discriminée sur le fondement du sexe , l'entreprise pourra rétorquer qu'elle embauche des femmes , même si ces dernières sont toutes jeunes . Ainsi l'article 14 viendrait combler cette lacune de la législation en vigueur ; suivant cet exemple la jeune femme aurait la possibilité de plaider la discrimination fondée à la fois sur son sexe mais aussi sur son âge. En effet dans ce cas de figure c'est la combinaison de deux motifs qui est le fondement de la discrimination , aussi l'article 14 permet-il de plaider cette combinaison de motifs . En revanche en raison notamment de la nécessité de trouver un comparateur , la limitation à deux motifs se justifie aussi par la difficulté qui pourrait résulter de la recherche d'un comparateur si plus de deux motifs étaient invoqués. En effet l'hypothétique comparateur doit être une personne qui ne partage pas les mêmes caractéristiques que la supposée victime de discrimination ; par exemple l'hypothétique comparateur d'une femme jeune, qui voudrait plaider la discrimination fondée à la fois sur son sexe et son âge , serait un homme âgé. Or si la victime avait la possibilité de plaider la discrimination sur le fondement de plus de deux motifs , le nombre d'hypothétiques comparateurs serait considérablement réduit , et la multiplication des motifs rendrait la recherche de ce dernier plus difficile . Néanmoins même si cette limitation trouve des justifications, certains auteurs l'ont vivement critiqué. De plus s'ajoute à cette restriction une autre limitation . Si l'article 14 entrait en vigueur il ne jouerait pas pour les discriminations indirectes , la Government Equalities Office estimant qu'aucune preuve ne montre qu'en cas de discrimination indirecte les recours manquent dans les affaires impliquant plus d'un motif de discrimination , en outre elle considère qu'une fois encore la charge pesant sur les entreprises et organisations serait disproportionnée . Or cette limitation réduirait considérablement l'impact de la nouvelle législation . De plus, une jurisprudence récente semble jeter le trouble sur cette dernière limitation . Dans l'affaire Ministry of Defence v. Debique (2009) une femme avait intenté une action pour discrimination indirecte fondée sur son sexe et sa race . L'Employment Appeal Tribunal avait accueilli la demande , qui n'aurait pu aboutir si la demanderesse avait soulevé les motifs de discriminations séparément . Lors de cette affaire Justice Cox avait déclaré que la discrimination était une ' multifaceted experience ' (concept multifacette ). Ainsi , les tribunaux britanniques dans cette affaire ont considérés la possibilité d'offrir une protection contre les discriminations indirecte reposant sur deux motifs , tandis que l'article 14 limite la protection aux discriminations directes . Néanmoins , même si cette disposition comporte un certain nombre de limites , elle serait , si elle entrait en vigueur , inédite au niveau européen .

L' Union Européenne a considéré la question des discriminations multiples sans toutefois clairement inciter les Etats Membres à prendre des mesures de protection légale contre ces dernières , de plus l'Union Européenne n'a jamais officiellement donné de définition à la notion . La Commission Européenne en 2007 avait publié un rapport sur les discriminations multiples , expliquant les enjeux et l'avenir de la question . Le rapport souligne bien le manque de législation spécifique en la matière . Pourtant l'Union Européenne dans sa Directive Race du 29 juin 2000 avait déjà mentionné le désir de combattre les discriminations multiples , en effet le paragraphe 14 du préambule de la Directive dispose «  Dans la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement sans distinction de race ou d'origine ethnique , la Communauté cherche , conformément à l'article 3 , paragraphe 2 , du traité CE , à éliminer les inégalités et à promouvoir l'égalité entre les hommes et les femmes , en particulier du fait que les femmes sont souvent victimes de discriminations multiples ». Dans un rapport de 2009 ( S. Burri et D. Schiek, 'Multiple Discrimination in EU Law : Opportunities for legal responses to intersectional gender discrimination ? ') pour la Commission Européenne plusieurs experts se sont prononcés sur la question des discriminations multiples . Sylvaine Laulom a analysé la situation de la France au regard des discriminations multiples . Il s'avère qu'à l'inverse du Royaume-Uni ou la question semble depuis quelques années interpeler l'attention des auteurs mais aussi du Gouvernement , en France les auteurs ne semblent pas s'être penchés sur la question . La législation française relative à la discrimination reste basée sur ce que les anglophones ont appelé 'the single axis approach' , à savoir la prise en compte d'un seul motif de discrimination . Ce choix semblerait justifier par des raisons pragmatiques. Les demandeurs mais aussi leurs avocats préfèrent en général se baser sur un seul motif de discrimination car la discrimination est alors plus facile à prouver , de plus les tribunaux ont l'habitude de statuer sur des demandes soulevant un motif unique de discrimination . Sylvaine Laulom souligne également que la Cour de Cassation n'a eut à traiter qu'une infime quantité de cas où plus d'un motif de discrimination était invoqué , de plus ces cas n'ont jamais suscité un grand intérêt dans le milieu doctrinal français . La cour alors avait simplement déclaré qu'elle pouvait traiter des cas de discrimination fondée sur plus d'un seul motif. Au Royaume-Uni la situation semble différente si on observe la réactivité montrée par la Governement Equalities Office britannique , lorsque cette dernière a dû exécuter des travaux préparatoires en vue de la rédaction de l'article 14 de l'Equality Act 2010 .

Ainsi, il semblerait que le Royaume-Uni ait une longueur d'avance concernant la question des discriminations multiples . L'article 14 de l'Equality Act 2010 serait, s'il entrait en vigueur, une disposition unique en son genre en Europe. Néanmoins les auteurs on émis certaines réserves. En effet l'article 14 ne couvrirait que les cas ou deux motifs seulement seraient soulevés , or le concept de discrimination multiple nz comporte pas une telle restriction. Peut-on vraiment parler de discrimination multiple s'il existe une limitation dans le nombre de motif possible à invoquer ? C'est pourquoi dans les différents rapports de la commission européenne , les auteurs ont émis le souhait d'une définition de la discrimination multiple au sein de la législation européenne. Ce serait probablement une des solutions envisageable afin d'inciter les Etats-Membres à se tourner vers cette question .