La coopération des juges européens : quel standard de protection des droits de l’Homme au sein de l’ordre juridique communautaire ? par Alexandra FRELAT
Le Professeur Haratsch, analysant l’arrêt Bosphorus de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, propose une comparaison intéressante entre cet arrêt et celui de la Cour constitutionnelle allemande consacrant le principe de la protection équivalente. Ces deux Cours conditionnent en effet leur coopération avec le juge communautaire au respect d’un standard minimum de protection des droits de l’Homme.
Haratsch Andreas, Die Solange-Rechtsprechung des Europäischen Gerichtshofs für Menschenrechte – Das Kooperationsverhältnis zwischen EGMR und EuGH, Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 2006, pp. 927 – 947
La Communauté européenne (CE) n’est partie qu’à quelques organisations internationales. Pourtant nombre d’entre elles ne peuvent ignorer le droit communautaire. De par ses compétences étendues, la CE est amenée à règlementer des domaines juridiques dans lesquels les Etats membres se sont déjà engagés sur le plan international. Ainsi se créent des interactions indirectes entre droit communautaire et droit international. La jurisprudence de la Cour européenne des Droit de l’Homme (CourEDH), gardienne de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CEDH) illustre parfaitement ces problèmes de coordination des ordres juridiques communautaire et international. Dans son arrêt Bosphorus du 30 juin 2005 (Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c. Irlande), la CourEDH donne une solution conciliante à la coordination de son droit avec le droit communautaire puisqu’elle établit une présomption de conformité du droit communautaire aux droits fondamentaux qu’elle protège. Revenant sur cet arrêt dans son article Die Solange Rechtsprechung des Europäischen Gerichtshofs für Menschenrechte, le Professeur Haratsch propose une comparaison intéressante entre la jurisprudence européenne et la jurisprudence allemande. Ces deux ordres juridiques considèrent en effet que la protection des droits fondamentaux accordée par le droit communautaire est équivalente à la leur. Cette solution est d’autant plus surprenante sachant que la CE ne doit être dotée d’un catalogue écrit de droits fondamentaux qu’avec la ratification du Traité de Lisbonne (modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, signé le 13 décembre 2007). Selon le Professeur Haratsch, elle traduit en réalité la place particulière accordée au droit communautaire au sein de ces ordres juridiques. Cette place permet en contrepartie à la CourEDH et le juge allemand d’imposer un standard de protection des droits fondamentaux à l’ordre communautaire (I). En cas de non respect de ce standard, les Cours retrouveraient leur compétence. De manière prospective, le Professeur Haratsch remet en cause la viabilité de la jurisprudence Bosphorus. Or, cette constatation semble devoir être confirmé par la ratification du Traité de Lisbonne (II).
I Le critère de la protection équivalente : consécration de la particularité de l’ordre juridique communautaire
Si la protection des droits fondamentaux au sein de l’ordre communautaire s’impose aujourd’hui comme une évidence, telle n’a pas toujours été le cas. Le Traité de Rome (instituant la Communauté économique européenne signé le 25 mars 1957) ne contenait en effet aucune disposition générale à ce sujet. C’est par le jeu des rapports entre l’ordre communautaire et les ordres juridiques nationaux que s’est imposée cette question. Refusant tout contrôle du droit communautaire au regard des droits fondamentaux nationaux (Arrêts Stork du 4 février 1959 Comptoir de vente du charbon de la Ruhr du 15 juillet 1960) par respect de la primauté du droit communautaire (Arrêt Costa / Enel, aff. 6-64 du 15 juillet 1964), la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) s’est heurtée à la résistance de certains juges nationaux.
A. La protection des droits fondamentaux : un défi pour l’ordre communautaire
Ainsi la Cour constitutionnelle allemande décida dans un célèbre arrêt Solange I (arrêt du Bundesverfassungsgericht du 29 mai 1974) qu’elle procéderait à un contrôle de constitutionnalité du droit communautaire tant que ne serait pas garantie une protection équivalente à celle de la loi fondamentale allemande. La CJCE décida, à défaut de référence directe aux droits nationaux, de consacrer des droits fondamentaux communautaires (voir notamment les arrêts Stauder du 12 novembre 1969, aff. 22/69 et internationale Handelsgesellschaft du 17 décembre 1970, aff. 11/70) s’inspirant d’une part des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres et d’autre part des instruments internationaux auxquels les Etats membres ont coopéré ou adhéré (Arrêt Nold du 14 mai 1974, aff. 4/73, par. 2). Modifiant sa jurisprudence, la Cour allemande décida dans son arrêt Solange II du 22 octobre 1986 de ne plus opérer de contrôle de constitutionnalité tant que la protection de droits fondamentaux recevait une protection équivalente au sein de l’ordre communautaire. Outre cette présomption, la Cour allemande offre une place particulière au droit communautaire. En effet elle accepte d’abandonner certaines de ses compétences sans qu’une base légale puisse être trouvée dans les traités et passant de soumettre sa loi fondamentale au droit communautaire (la France a, elle, adopté la solution contraire banalisant ainsi le droit communautaire pour en faire du droit international à part entière, arrêts Jacques Vabre du Conseil constitutionnel du 24 mai 1975, Nicolo du Conseil d’Etat du 20 octobre 1989, Philip Morris de la Cour de Cassation du 22 février 1992).
B. La présomption de conformité : coordination médiane des ordres juridiques
Cette décision allemande est d’autant plus intéressante qu’elle est semblable à l’arrêt Bosphorus précité de la CourEDH (Haratsch A., p. 928). Dans cet arrêt (commenté par Hardy C., L’ordre juridique communautaire passé au crible de la Convention européenne des droits de l’Homme, http://m2bde.u-paris10.fr/blogs/idie/index.php/post/2007/06/15/Lordre-ju...), la CourEDH se saisit du problème de la coordination entre la CEDH et le droit communautaire et choisit la voie médiane entre n’exercer aucun contrôle des actes émanant indirectement de la CE – l’argument principal étant celui de incompétence ratione personae, puisque la CE n’est pas partie à la CEDH – et exercer un contrôle systématique des actes nationaux appliquant le droit communautaire sans se soucier du contexte international (par. 154 de l’arrêt Bosphorus). Développant un argumentaire général, la CourEDH n’en consacre pas moins la particularité du droit communautaire. En effet elle considère d’une part qu’il y a lieu de présumer qu'un Etat respecte les exigences de la Convention lorsqu'il ne fait qu'exécuter des obligations juridiques résultant de son adhésion à une organisation internationale offrant une protection équivalente à celle de la CEDH (par. 156 de l’arrêt Bosphorus). La CourEDH ne semble cependant encline à appliquer cet argument qu’à ses rapports avec l’ordre juridique communautaire. Le Professeur Haratsch constate en effet que le règlement communautaire incriminé trouvait sa source dans une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies (Haratsch A., p. 941). Or la CourEDH ne contrôle dans l’arrêt Bosphorus que l’équivalence de protection au niveau communautaire alors qu’elle aurait pu consacrer, selon la même logique, l’équivalence de protection au sein des Nations Unies. Effectuant une analyse générale de la protection des droits fondamentaux au niveau communautaire, la CourEDH admet l’équivalence de protection. Ce constat emporte limitation des compétences de la CourEDH. Elle n’effectuera plus de contrôle de conformité des actes nationaux pris en application littérale du droit communautaire présumant en principe leur conformité à la CEDH. Selon M. Haratsch (p. 933), cette limitation est le pendant de la jurisprudence communautaire donnant à la CEDH une signification particulière au sein de l’ordre communautaire (Arrêt ERT du 18 juin 1991, aff. C-280/89, par. 41). En étudiant l’arrêt Bosphorus, M. Haratsch laisse cependant apparaître que la présomption de conformité du droit communautaire ne joue que dans des cas réduits. Il faut en effet que l’acte national soit pris sans aucun pouvoir d’appréciation des Etats (par. 154 à 157 de l’arrêt Bosphorus) si bien que l’application d’une directive laissant une marge de manœuvre aux Etats leur reste imputable sans que joue la présomption (voir notamment l’arrêt de la CourEDH, Cantoni du 15 novembre 1996 et Haratsch A., p. 932). Cette catégorie d’acte peut d’autant plus se réduire que la CourEDH peut juger de la présence d’une marge d’appréciation des Etats (un autre problème de coordination peut néanmoins se poser si la CJCE en a déjà décidé). Il reste que les présomptions établies par la CourEDH et le juge allemand sont réfragables. Comparant les deux arrêts, M. Haratsch laisse apparaître des insuffisances de protection des droits fondamentaux au sein de l’ordre communautaire.
II La jurisprudence Bosphorus à l’épreuve des choix communautaires
La Cour constitutionnelle allemande comme la CourEDH n’accordent pas un blanc-seing à tout acte communautaire puisque doit être respecté le critère de la protection équivalente. Des arrêts récents de la CJCE laissent penser que la présomption de conformité pourrait être renversée. En outre l’hypothèse de l’adhésion de la CE à la CEDH pourrait transformer ce renversement en abandon.
A. Une présomption réfragable : la soumission du droit communautaire
Les Cours allemande et européenne prescrivent à l’ordre communautaire deux standards de protection différents. Si les deux Cours font référence à la protection équivalente, l’une –l’allemande - se réserve le droit de renverser la présomption en cas de baisse générale de la protection des droits fondamentaux (voir pour les arrêts allemands : Lavranos N., Das Solange-Prinzip im Verhälnis von EGMR und EuGH, Europarecht, 2006, p. 85 et Haratsch A., p. 935) alors que pour l’autre – la CourEDH - une insuffisance manifeste in concreto suffit au renversement. Si la baisse générale est difficile à atteindre, M. Haratsch envisage différents cas dans lesquels une insuffisance manifeste pourrait être constatée. Ces cas ont trait à la protection matérielle et aux insuffisances procédurales, aspects qui forment selon la CourEDH l’essence des droits fondamentaux (arrêt Bosphorus, par. 155). Les insuffisances tiennent tout d’abord à la possibilité réduite des justiciables d’accéder aux voies de recours communautaires. L’interprétation restrictive de l’article 230 IV du Traité CE – exigeant un intérêt direct et personnel à agir (voir l’arrêt Jego Quéré de la CJCE du 14 avril 2004) – doit être compenser par la possibilité d’introduire une action au niveau national. En effet, pour bon nombre de résolutions générales, l’intérêt à agir est très difficile à prouver. Dans ces cas, l’ordre communautaire n’est pas apte à assurer une protection suffisante des justiciables (Haratsch A., p. 937). En outre, les rapports de la CE avec d’autres organisations internationales laissent apparaître des insuffisances. Se référant aux arrêts Yusuf et Kadi (du Tribunal de Première Instance des CE en date du 21 septembre 2005), M. Haratsch considère que la CE n’assure plus une protection équivalente puisqu’elle refuse de contrôler tout acte communautaire appliquant une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies aux droits fondamentaux communautaires (elle refuse tout contrôle indirecte des actes des Nations Unies par rapport au droit communautaire et n’effectue qu’un contrôle minimal de ces actes au ius cogens). Les requérants ayant formé un pourvoi devant la CJCE, reste à savoir quelle suite donner à ces arrêts (dans ses conclusions concernant l’affaire Kadi, l’Avocat général Marudo s’est prononcé contre les conclusions du Tribunal et donc pour un contrôle indirect des résolutions des Nations Unies). Si cette solution est incertaine, celle concernant l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) semble définitive. Ainsi dans un arrêt Van Parys (CJCE du 1er mars 2005) la CJCE refusa tout effet direct aux décisions émanant de l’OMC privant les particuliers des droits qu’ils tirent de ces décisions. Le juge communautaire n’est donc pas à même d’offrir aux justiciables une protection totale de leurs droits. Si l’affaire devait être porté devant la CourEDH, il n’est pas certain que celle-ci applique la présomption de conformité.
B. L’apport du Traité de Lisbonne : de la coordination à l’intégration
La signature du Traité de Lisbonne doit redonner à la protection des droits fondamentaux au sein de l’ordre communautaire un nouvel élan (Dupendant J., Le futur panorama des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne à la suite de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, http://m2bde.u-paris10.fr/blogs/idie/index.php/post/2008/04/06/Le-nouvea...). Tout d’abord parce qu’il dote l’Union européenne d’un catalogue écrit de droits fondamentaux en faisant de la Charte des droits fondamentaux signée le 7 décembre 2000 un texte contraignant (art. 6 I), ensuite parce qu’il prévoit l’adhésion à la CEDH (art. 6 II) et enfin parce qu’il « communautarise » tous les piliers de coopération. M. Haratsch envisageait déjà l’influence d’une adhésion de la CE à la CEDH. Selon lui l’application d’une présomption aux ordres nationaux des Etats parties serait impossible car cela reviendrait à dénier une partie de la compétence de la CourEDH (Haratsch A., p. 937). En appliquant cette logique à l’adhésion de l’UE, le maintien de la jurisprudence Bosphorus devrait être considéré comme un déni de justice. Ainsi, même si la protection des droits fondamentaux était améliorée par le Traité de Lisbonne, il est douteux qu’une coopération soit encore nécessaire. L’adhésion opérerait une intégration de l’Union européenne dans le système de protection de la CEDH. Après le référendum irlandais du 12 juin 2008 rejetant le Traité de Lisbonne, l’adhésion prochaine de la CE à la CEDH est des plus incertaines. Le dialogue entre la CourEDH et la CJCE est cependant établi de longue date si bien que le droit communautaire devrait conserver une place privilégiée au sein du système de protection européen des droits fondamentaux et vis versa.
Bibliographie
Textes :
- Traité de Rome instituant la Communauté économique européenne signé le 25 mars 1957 - Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne signé le 13 décembre 2007 - Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne signée la 7 décembre 2000 - Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950
Arrêts de la CJCE :
- Stork, aff. 1/58 du 4 février 1959 - Comptoir de vente du charbon de la Ruhr, aff. jointes 36 à 38/59 et 40/59 du 15 juillet 1960 - Costa / Enel du 15 juillet 1964, aff. 6-64 - Stauder du 12 novembre 1969, aff. 22/69 - internationale Handelsgesellschaft du 17 décembre 1970, aff. 11/70 - Nold du 14 mai 1974, aff. 4/73 - ERT du 18 juin 1991, aff. C-280/89 - Jego Quéré du 14 avril 2004, aff. C-263/02 - Van Parys du 1er mars 2005, aff. C-377/02
Arrêts de la CourEDH
- Cantoni du 15 novembre 1996 - Bosphorus Hava Yollari Turizm ve Ticaret Anonim Sirketi c. Irlande du 30 juin 2005
Arrêts nationaux
- Bundesverfassungsgericht, Solange I du 29 mai 1974 - Bundesverfassungsgericht, Solange II du 22 octobre 1986 - Conseil constitutionnel, Jacques Vabre du 24 mai 1975 - Conseil d’Etat, Nicolo du 20 octobre 1989 - Cour de Cassation, Philip Morris du 22 février 1992
Articles
- Dupendant J., Le futur panorama des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne à la suite de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, http://m2bde.u-paris10.fr/blogs/idie/index.php/post/2008/04/06/Le-nouvea... - Haratsch A., Die Solange-Rechtsprechung des Europäischen Gerichtshofs für Menschenrechte – Das Kooperationsverhältnis zwischen EGMR und EuGH, Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 2006, pp. 927 – 947 - Hardy C., L’ordre juridique communautaire passé au crible de la Convention européenne des droits de l’Homme, http://m2bde.u-paris10.fr/blogs/idie/index.php/post/2007/06/15/Lordre-ju... - Lavranos N., Das Solange-Prinzip im Verhälnis von EGMR und EuGH, Europarecht, 2006, pp. 79 s. - Sudre F., Colloque de Bordeaux : droit international et droit communautaire, perspectives actuelles, Société française pour le droit international, Pédone, Paris 2000, pp. 170 s.