Les niveaux de négociation collective: comparaison franco-allemande - par Margot Charrier
La négociation collective est l’un des éléments constitutifs de ce qui pourrait être nommé le « modèle social européen », cependant il existe différents niveaux de négociation selon les pays. En France, la négociation collective s’effectue à trois niveaux. Tout d’abord, au niveau national interprofessionnel, ensuite, au niveau des branches professionnelles, et enfin, au niveau de l’entreprise ou même de l’établissement où la négociation est en réelle progression du fait d’un phénomène de décentralisation de la négociation collective. En revanche, en droit allemand, la négociation collective ne s’effectue qu’à deux niveaux : la branche et l’entreprise. En Allemagne, la négociation de branche constitue le pilier de la négociation collective même s’il existe comme en France, un mouvement de décentralisation de la branche vers l’entreprise. Ainsi, à l’origine, la vocation de la négociation collective était de contrebalancer le déséquilibre inhérent du contrat de travail. Mais le phénomène de décentralisation commun aux deux Etats l’oriente de plus en plus la négociation vers un outil de gestion de l’entreprise.
Dans quelle mesure les systèmes juridiques français et allemand connaissent-ils des niveaux de négociation collective différents mais subissent pour autant, le même phénomène de décentralisation de la négociation vers l’entreprise?
Les systèmes français et allemand ont des niveaux différents de négociation collective. Néanmoins, le phénomène récent de décentralisation de la négociation collective au niveau de l’entreprise est commun aux deux systèmes juridiques.
I. Le partage différent en France et en Allemagne du domaine social en matière de négociation collective
A. L’absence de négociation nationale interprofessionnelle en Allemagne
La Loi fondamentale allemande reconnaît constitutionnellement le droit des partenaires sociaux de déterminer des normes sociales par accords collectifs sans intervention étatique. La valeur constitutionnelle de la négociation collective est un principe aussi reconnu par le droit français, et le droit de tout salarié de passer des accords collectifs se rattache aux principes fondamentaux du droit du travail. En France, elle est donc exercée à trois niveaux. Le droit allemand, lui, ignore la négociation nationale interprofessionnelle. En effet, il confère une grande autonomie contractuelle aux partenaires sociaux, autonomie doublée d'un pouvoir normatif en vertu de la loi sur les accords collectifs, qui a conféré à ces derniers la qualité de norme juridique (§ 1 I Tarifvertragsgesetz). Cependant, ce pouvoir n'est pas illimité puisque la loi sur les accords collectifs ainsi que la jurisprudence ont limité l'objet des accords aux rémunérations et aux autres conditions de travail, qui forment le noyau dur de la négociation collective. Il existe deux catégories d’accords en droit allemand. Il y a tout d’abord les conventions collectives de branche Tarifvertrag quicontiennent des normes qui organisent le contenu, la formation et la fin du contrat de travail, et règlent les questions relatives à la gestion des entreprises et à leur organisation interne (§1 TVG) ; et les accords d’établissement Betriebsvereinbarung (BetrVG), et qui portent essentiellement sur les conditions individuelles de travail. Les conventions collectives stricto sensu sont signées entre une organisation syndicale et un employeur ou association d’employeurs. Les accords d’établissement, eux, sont conclus entre le conseil d’établissement et l’employeur. En outre, la différence entre le modèle français et allemand porte aussi sur la répartition à différents niveaux des objets de la négociation puisque par exemple en France, les accords d’entreprise n’ont pas vraiment d’objet défini, leur domaine d’application est donc très large, à la différence de l’accord d’établissement allemand qui se borne aux conditions individuelles de travail.
B. L’articulation différente de la loi avec les conventions collectives en droit français et allemand
En droit allemand, la loi détermine les dispositions minimales en matière de relations et de conditions de travail, mais les accords collectifs améliorent de façon substantielle ces différents minima.Les compétences normatives concernant le domaine social en Allemagne sont bien délimitées entre la loi et les accords collectifs. La France, elle, fonctionne de manière différente puisqu’elle intègre un troisième niveau de négociation dite « légiférante ». En France, au niveau national interprofessionnel sont négociés les grands accords susceptibles d’acquérir une force légale ou réglementaire qui transcendent les branches et les entreprises. Ces conventions sont créées dans un cadre interprofessionnel par les organisations patronales et confédérations syndicales. Or la négociation au plan national interprofessionnel, en se développant constamment, entraîne une redistribution des tâches entre l’Etat et les groupements professionnels et donne lieu en pratique à la mise en œuvre de la loi négociée. Cette différence dans l’articulation de la loi et des conventions collectives peut s’expliquer par la vitalité de la négociation collective en Allemagne, qui renforce les normes conventionnelles. Néanmoins en France aussi, l’espace accordé à la négociation collective par rapport à la loi tend à s’élargir.
II. Le phénomène commun de décentralisation de la négociation au niveau de l’entreprise
A. L’ébranlement du principe de faveur en France et en Allemagne
Le droit de la négociation collective est régi par le principe de faveur ou Günstigkeitsprinzip (§ 4 III TVG) qui conditionne les rapports entre la convention collective avec les autres sources de droit du travail. Le principe de faveur commande que la négociation en cause ne comporte pas de stipulations moins favorables que l’accord au niveau supérieur en vigueur. Mais depuis plusieurs années, le principe de faveur a connu des entorses de plus en plus importantes. En droit français, une loi de 1982 et les lois du 4 mai 2004 et 20 août 2008 ont accentué cette évolution tout d’abord avec la reconnaissance, sous certaines conditions, des accords collectifs dérogatoires à la loi. Puis en admettant, sauf dans certaines matières expressément visées, la possibilité de déroger à une convention collective de branche à la condition que cette convention de branche n’en dispose pas autrement. Ce phénomène d’ébranlement du principe de faveur est commun aux deux systèmes juridiques. En principe en droit allemand, il est interdit de conclure un accord d’entreprise concernant les conditions de travail définies par une convention collective de branche, à moins que la convention l’autorise (Öffnungsklausel) ou en application du principe de faveur convenu dans la loi (Günstigkeitsprinzip). Néanmoins, là aussiil est aussi possible de déroger au principe de faveur dans certains cas, par exemple en matière de salaires. Ainsi, le cadre législatif initial peut donc être parfois dépassé pour une plus grande flexibilité sur le marché du travail. Le nouveau mode général d’articulation entre les accords collectifs créé par l’ébranlement du principe de faveur, est l’un des facteurs qui a progressivement mené à un mouvement de décentralisation de la négociation collective au niveau de l’entreprise.
B. Le déplacement de la négociation collective au niveau de l’entreprise
En Allemagne, les accords d'établissement se multiplient. Cette décentralisation se réalise du fait de l’inclusion négociée de clauses spécifiques dans les accords sectoriels. Ces clauses prévoient des négociations d’entreprises sur les questions prévues par l’accord de branche. Bien que la loi affirme la primauté des accords collectifs sur les accords d'établissement, ces derniers empiètent parfois sur le domaine des accords collectifs, sans que la jurisprudence ne le condamne clairement. Les accords d'établissement sont donc de plus en plus souvent utilisés, parfois même en contradiction avec le principe de faveur. Cette évolution, plus ou moins admise par la jurisprudence, correspond à une certaine crise de la négociation de branche qui est aussi visible en France. Néanmoins, la décentralisation se fait de manière différente en ce sens qu’en France, elle n’est pas coordonnée par les acteurs de la négociation comme cela peut être le cas en Allemagne. Les pouvoirs publics français sont les initiateurs des modifications du système. Ainsi la négociation collective ne tend plus seulement à l’amélioration des droits des salariés sous la protection du principe de faveur. De plus en plus, la négociation collective notamment dans les grandes entreprises est utilisée en Allemagne comme en France comme un véritable outil de gestion de l’entreprise.
BIBLIOGRAPHIE
Droit allemand
- ZÖLLNER, LORITZ et HERGENRÖDER, Arbeitsrecht, Juristische Kurz-Lehrbücher 6.Auflage, Verlag C.H.Beck
- ABBO JUNKER, Grundkurs Arbeitsrecht, 8.Auflage, Verlag C.H.Beck
- WILHELM DÜTZ, Arbeitsrecht, 14. Auflage, Verlag C.H.Beck
- GITTER et MICHALSKI, Arbeitsrecht, 5. Auflage, Verlag C.F Müller
- THÜSING, Europaïsches Arbeitsrecht, 2008
- Article 9-3 Grundgesetz , Loi fondamentale allemande
- § 612 II Bürgerliches Gesetzbuch
- Article 9 III Grundgesetz, Loi fondamentale allemande
- Tarifvertragsgesetz
- Betriebsverfassungsgesetz
Droit français
- J. PELISSIER, G. AUZERO et E. DOCKES, Droit du travail,précis dalloz 25ème édition
- ANTOINE MAZEAUD, Droit du travail,Montchrestien 7ème édition
- F. FAVENNEC-HERY et P-Y. VERKINDT, Droit du travail, L.G.D.J 2ème édition
- FRANCOIS DUQUESNE, Droit du travail, Gualino 4ème édition
- §8 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946
Doctrine – Ouvrages généraux
- U.ZACHERT, Tarifvertrag, Günstigkeitsprinzip und Verfassungsrecht, AuR 2004, p. 121.
- « La négociation collective d’entreprise : question d’actualité », Dr. soc. sept.-oct. 2009.
- Sur la notion nature juridique et développement historique, comparaison Buchner, Inhalt des Tarifvertrags, Ar- Blattei, SD 1550.5, 2001 ; ainsi que Plander, Was sind Tarifverträge ?, ZTR 1997, 145.
- Übersicht über die Arten der Tarifverträge mit Beispielen bei Hromadka/Maschmann II, §13 Rn. 31-42 ; Söllner/ Waltermann, Rn.357-360.
- Sur le Günstigkeitsprinzip, voir aussi Raab, ZfA 2004, 371 (383).
- Ch. Radé, « De l’accord national interprofessionnel », Dr. soc. 2010. 284 et s ; J. Barthélémy, « Les accords nationaux interprofessionnels », Dr. soc. 2008. 566
- Hromadka/Maschmann II, §13 Rn. 279 m.w.N ; Raab, ZfA 2004, 371 (374-375)
- M-A SOURIAC, Revue de droit du travail 2009 p. 14 ,« supplétivité de la convention collective de branche », Les réformes de la négociation collective.
- BAGE 91, 230, 233, et aussi Dieterich, Flexibilisiertes Tarifrecht und Grundgesetz, RdA 2002, 1, 3 ; „Bündnisse für Arbeit“ critique de Bauer, NZA 1999, 957, 958f
- UIMM Social International, mars 2004, p. 6 et 7
- P. Rodière, L’émergence d’un nouveau cadre de négociation collective ? SSL, 2003, n°1125, p. 6
- Tarifvertrag; Zu Begriff, Rechtsnatur und geschichtlicher Entwicklung vgl. Buchner, Inhalt des Tarifvertrags, AR-Blattei, SD 1550.5, 2001; ferner Plander, Was sind Tarifverträge?; ZTR 1997,145.
- Betriebsvereinbarung; Hierzu Spigler, Tarifvertragliches Betriebsverfassungsrecht, 1998; Giesen, Tarifvertragliche Rechtsgestaltung für den Betrieb, 2002.
- U. Zachert, Tarifvertrag, Günstigkeitsprinzip und Verfassungsrecht, AuR 2004, p. 121.
Sites internet