ARGENTINE: la violence au travail et son intégration dans un futur Code du travail - par Farah Agrebi
La relation qui lie conditions, environnement de travail et risques psycho-sociaux nourrit de nombreuses réflexions. Ces risques qui rassemblent, entre autres types de violences, le harcèlement moral et le harcèlement sexuel, ont progressivement été reconnus puis réglementés juridiquement.
En plus de constituer une grave atteinte aux droits de l’Homme, à la dignité et à l’intégrité des personnes, la violence au travail porte également atteinte à leur santé physique et mentale ainsi qu’à leur vie professionnelle et sociale.
« La Oficina de Asesoramiento sobre la Violencia » (Bureau d’accompagnement sur la question de la violence au travail) définit la violencia laboral comme « toute action, omission ou comportement destiné à provoquer directement ou indirectement des préjudices physique, psychologique ou moral à un travailleur par le biais de menaces ou d’actions. Celle-ci comprend les violences de genre, les harcèlements psychologique, moral et sexuel sur le lieu de travail et peut provenir de niveaux hiérarchiques supérieurs, de même rang ou de rang inférieurs ».
Aujourd’hui, l’Argentine fait face à une situation particulièrement inquiétante au regard du nombre de travailleurs clandestins et du nombre de travailleurs présentant une surcharge de travail. Ces situations traduisent un état d’impuissance quasi totale.
Pour faire face à ce problème, le pays, étant un État fédéral, ne compte à ce jour aucun texte législatif uniforme applicable au niveau national portant sur la question de la violence au travail mais sur une pluralité de lois applicables au niveau régional.
Dans un objectif d’uniformisation et d’efficacité, le gouvernement a envisagé la possibilité d’élaborer un avant-projet de Code du travail. La doctrine saisie du sujet insiste sur le fait que celui-ci ne doit pas constituer un simple recueil des textes existants mais être le fruit d’un débat entre les différents acteurs.
C’est donc dans ce contexte que Ana Clara Alfie, avocate spécialisée en droit du travail, a écrit un article intitulé « la violencia en el trabajo : apuntes para su abordaje en el Anteproyecto del Código de Trabajo ». Tout en mettant en avant des éléments essentiels à prendre en compte pour l’insertion complète du sujet au sein de l’avant-projet, elle met en garde les rédacteurs sur la difficulté de l’exercice.
Une approche comparative en droit franco-argentin sur ce sujet permettra d’apprécier sous deux angles différents la question de la violence au travail : le premier basé sur un droit unique applicable uniformément sur l’ensemble du territoire et le second sur un système totalement hétérogène et parfois divergeant.
L’étude de ces deux types de fonctionnements permettra de confronter un système qui envisage d’utiliser le même instrument que le second: un Code du travail.
Une réflexion sur l’insertion de la violence au travail dans un futur Code du travail ainsi qu’une comparaison avec le droit français, nous mènent à nous interroger, dans un premier temps, sur la théorisation actuelle de la violence au travail en droit argentin (I) puis sur les éléments nécessaires pour son intégration complète dans un futur texte (II).
I. Divergences et carences au sein d’un même système juridique
L’objectif étant de démontrer les divergences de positions au sein d’un même système juridique, nous nous contenterons d’analyser les deux violences les plus dénoncées dans le milieu du travail: le harcèlement moral et le harcèlement sexuel.
Alors que le Code du travail français prévoit des dispositions propres aux différentes violences qu’il reconnaît (harcèlement moral, harcèlement sexuel, discrimination, …) qui permettent d’en dégager les éléments constitutifs, certaines lois argentines se contentent de définir de manière générale la notion de « violencia laboral » puis dressent une liste des actions condamnables.
Ainsi, en analysant le harcèlement moral et sexuel en droit argentin, on constate que les dispositions applicables sont parfois les mêmes.
Afin de démontrer les divergences sur la question, il semble pertinent d’analyser dans un premier temps la relation auteur/victime dans la qualification de telles violences (A) puis de se pencher sur les autres éléments constitutifs des harcèlements moral et sexuel (B).
A. La qualification de la relation entre auteur et victime de la violence
Lorsque l’on parle de violence sur le lieu de travail, plusieurs questions peuvent se poser sur la qualification de l´auteur et de la victime. La violence est-elle seulement reconnue dans le cas d’une action d’un subordonnant sur un subordonné ?
La loi de la région de San Juan est la seule loi régionale argentine qui prévoit de manière expresse l’existence de trois niveaux de violence en lien avec la pyramide organisationnelle de Kelsen.
La première, appelée violence horizontale, renvoie au cas de deux ou plusieurs travailleurs de même niveau hiérarchique ; la seconde, la violence descendante, est la situation dans laquelle un supérieur hiérarchique abuse de sa position dominante pour exercer sur un ou plusieurs subordonnés des violences ; et enfin, la troisième, la violence ascendante, illustre le cas du supérieur hiérarchique qui subit des violences de la part d’un ou plusieurs salariés. Cette disposition permet donc de répondre par la négative à la question.
Néanmoins, l’absence d’une telle disposition dans les autres lois argentines ou le Code du travail français ne signifie pas pour autant que ces textes reconnaissent uniquement les violences au travail du fait d’une action d’un subordonnant sur un subordonné.
Analyser la manière dont est considéré l’abus de pouvoir permet également de répondre à la question.
Ainsi, on observe que certaines lois argentines (la loi de la région de Jujuy par exemple) exigent que soit qualifiée une situation d’abus de pouvoir pour pouvoir parler de « violencia laboral », alors que d’autres (loi de la région de Entre Ríos) ne la considèrent pas comme une condition mais comme une circonstance aggravante.
En France, le Code du travail n’apporte pas de précisions sur la qualité de l’auteur du harcèlement moral et ne conduit donc pas à considérer l’abus de pouvoir comme une condition pour qualifier le délit.
Par ailleurs, cette position s’illustre par un arrêt du 6 décembre 2006 dans lequel la chambre criminelle de la Cour de Cassation, qui, pour casser l’arrêt de la Cour d’appel, a considéré qu’en subordonnant le délit à l’existence d'un pouvoir hiérarchique, elle avait ajouté à la loi des conditions qu'elle ne comporte pas.
Depuis la loi du 17 janvier 2002, qui modifie, entre autres textes, le Code du travail français, le rapport d’autorité n’est pas nécessaire en cas d’harcèlement sexuel.
Sur cette question, les lois argentines répondent de la même manière que pour le harcèlement moral.
B. Les éléments constitutifs du harcèlement moral et du harcèlement sexuel
1. Les éléments constitutifs du harcèlement moral
Dans la qualification du harcèlement moral, les conditions à réunir sont souvent : la répétition de l’action et une atteinte potentielle. C’est pour cette raison que notre analyse se limitera à ces deux points.
Le caractère répétitif de l’action est prévu dans la majorité des lois argentines, comme celles des régions de Buenos Aires ou de Jujuy. C’est une condition requise pour qualifier le harcèlement moral.
Le Code du travail français, par son article L1152-1, adopte la même position. Cela signifie donc qu’un acte isolé ne pourra être qualifié de harcèlement moral. C’est ainsi que la Cour de cassation, dans un arrêt du 9 décembre 2006, n’a pas reconnu le harcèlement moral du fait du maintien d’une dégradation sur un certain laps de temps, estimant qu’il s’agissait d’un acte isolé.
Cependant, en droit argentin, d’autres lois, comme celle de Entre Ríos, n’exigent pas cette condition puisqu’elles n´apportent aucune définition de la notion, sans pour autant énoncer cette exigence dans leur définition générale de violencia laboral.
Une autre condition en lien direct sur les conséquences de l’action est souvent demandée : une atteinte potentielle à la dignité et/ou aux droits de la victime.
Alors que certaines lois parlent expressément « d’atteinte à la dignité, intégrité physique, sexuelle, psychologique et/ou sociale » (lois des régions de Buenos Aires, San Luís ou encore Misiones), d’autres restent muettes (loi de la région de Tucuman).
En France, l’article L1152-1 du Code du travail parle d’une «dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Par la définition que le Code du travail donne de la notion, il ressort qu’une simple atteinte potentielle suffit pour constater cette condition.
Enfin, une précision est à apporter en ce qui concerne la place du caractère intentionnel. Les deux jurisprudences nationales s’opposent. La Cour de Cassation argentine, par un arrêt Galeno S.A. Argentina du 17 avril 2012, refuse de qualifier le harcèlement moral du fait de l’impossibilité de démontrer le caractère intentionnel de la conduite. A contrario, la jurisprudence française estime que le harcèlement moral est constitué indépendamment de l'intention de son auteur (Cass. Soc, 10 nov. 2009).
2. Les éléments constitutifs de harcèlement sexuel
En ce qui concerne le harcèlement sexuel, certaines lois présentent des carences et ne donnent aucune définition de la notion, en se limitant à lister une série de conduites à connotation sexuelle rattachées à la définition générale de violence (loi des régions de Buenos Aires, Entre Ríos, Santa Fe).
Les lois des régions de Jujuy et de Misiones donnent une définition du terme qui exige un caractère réitératif de l’action à connotation sexuelle. A contrario, le Code du travail français prévoit dans son article L.1153-1 un type de harcèlement sexuel avec action unique, en précisant cependant que pour que celui-ci soit qualifié, il faut une « pression grave » qui s’impose à la victime en contrepartie d’un avantage qu´elle recherche ou pour s’assurer d’éviter une situation qui lui serait dommageable.
Par ailleurs, dans les lois qui définissent la notion, le droit argentin ne traite pas de la place du caractère intentionnel du harceleur dans la qualification de harcèlement sexuel, alors qu’en France, son intention d'obtenir des faveurs sexuelles doit être clairement exprimée (art L.1152-3 Code du travail confirmé par Cass. Soc 14 nov. 2007).
L´analyse du rapport entre auteur et victime de violence au travail ainsi que les éléments constitutifs des deux types de harcèlement témoignent de divergences de positions au sein du système juridique argentin. Les difficultés pour l´élaboration d’un texte national unique sont donc annoncées. Il est difficile de savoir si l´absence de certaines conditions constitutives des harcèlements moral et sexuel sont voulues ou si elles sont la résultante de carences législatives. Ainsi, des séries de pistes et de recommandations fournies par la doctrine et destinées aux rédacteurs du texte permettent de mettre en avant certains points essentiels pour l´intégration la plus complète du sujet.
II. La rédaction d'un avant-projet de Code du travail, difficultés et enjeux
L’élaboration d’un texte législatif au niveau national apparaît comme une nécessité pour une grande partie de la doctrine. Sur la question des violences sur le lieu de travail, la rédaction d´un tel texte permettrait l’uniformisation dans de nombreux domaines et serait la clé pour assurer une meilleure protection des victimes (A). Par ailleurs, la reconnaissance du préjudice moral constitue un élément essentiel pour arriver à cette fin (B).
A. Une meilleure protection des travailleurs
En tenant compte des analyses qui ont été faites antérieurement dans cette étude, il est important de souligner l’urgence d’uniformisation des lois à différents niveaux pour assurer une meilleure protection des travailleurs.
Ana Clara Alfie propose d’effectuer un travail de fond et de forme sur l’intégration du principe de non-discrimination dans le nouveau texte.
Afin d’illustrer son propos, elle se base sur la loi 26.485 pour la protection des femmes. Selon elle, ce texte ferait un amalgame entre violence et discrimination puisqu’il définirait la violence au travail comme « celle qui discrimine les femmes (…) ».
Ainsi, le fait de lier ces deux notions, pourtant distinctes, limiterait la qualification de violence du fait que la discrimination ne constitue qu’un genre de violence parmi d’autres.
Par ailleurs, il semble essentiel de prévoir dans les textes une extension de la protection contre les violences aux différentes étapes de la relation de travail (embauche, promotion, stabilité, permanence).
La Cour de Cassation a reconnu pour la première fois en Argentine une violence sur le lieu de travail alors qu’il n’existait aucun contrat de travail au moment des faits, qui se sont déroulés lors du processus de recrutement (Fundación mujeres en Igualdad c/ Freddo S.A du 16 décembre 2002).
A titre de comparaison, depuis l’entrée en vigueur en France de la loi du 6 août 2012, les candidats à un recrutement, un stage ou une période de formation en entreprise ainsi que les personnes en stage et en formation, sont protégés de manière égale.
En ce qui concerne les sanctions prévues, alors qu’en France le Code pénal prévoit que les harcèlements moral et sexuel (L.222-33-2 du Code pénal) sont tous deux punis de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, les lois argentines montrent une fois de plus leur incohérence. Certaines lois se contentent en effet de prévoir de simples sanctions disciplinaires (comme une simple suspension) ou encore des amendes dont les montants varient selon la région.
Sur la question de la reconnaissance de dommages-intérêts et la réparation du préjudice moral, il s’agira de se pencher sur le « principio de indemnidad ».
B. Le « principio de indemidad » et la réparation du préjudice moral
En Argentine, un principe essentiel du contrat de travail est le « principio de indemnidad », ou principe d’indemnisation. Ce principe implique que le travailleur sorte « indemne » de la relation de travail.
Pour cela, il ne doit souffrir d’aucun préjudice personnel ou matériel du fait de l’exécution de son travail. De la même manière, il impose à l´employeur une obligation de résultat. Ce dernier ayant comme devoir de garantir la sécurité de ses employés et à défaut de le faire, d’en réparer les préjudices subis. Ce principe a par ailleurs été consacré par la Constitution argentine dans son article 39.3.
Au sens de la doctrine argentine, penser la violence à travers cette perspective doit mener le législateur à intégrer la reconnaissance de la réparation du préjudice moral en ne se contentant pas de prévoir des sanctions relatives aux violences physiques.
Sur ce point, la Cour de Cassation argentine a déjà eu l’occasion de se prononcer en décidant qu’un préjudice moral et une souffrance émotionnelle impliquaient une réparation (R.F. c/cablevisión SA s/ despido).
En droit français, cette question est plus avancée. En effet, la jurisprudence reconnaît un cumul d’indemnisation : la première du fait de l’obligation de l’employeur de prévenir les violences au travail et la seconde du fait du préjudice moral subi (Soc C.cass, 06/06/2012).
C’est dans ce sens que la doctrine argentine met en avant la nécessité de la reconnaissance du préjudice moral dans son nouveau texte législatif.
Conclusion
L’analyse comparée de la question de la violence au travail en droit franco-argentin dégage deux caractéristiques du système argentin : une grande hétérogénéité sur l’ensemble du territoire sur une question pourtant essentielle (la sécurité du travailleur) et une carence législative au sein de certaines lois régionales.
L’élaboration d’un avant-projet du Code du travail en Argentine traduit la nécessité de réglementer la matière dans un corps unique et cohérent afin de faciliter l’accès à la loi en matière de travail et ainsi d’assurer la sécurité juridique.
Alors qu’un Code du travail argentin semblait être sur le point de voir le jour, il se retrouve aujourd’hui au point mort. Le nouveau président de la République argentine, M. Mauricio Macri, considérant cette réforme de « tyrannique » pour l’employeur, a décidé de ne pas lui donner suite. Il est important de préciser que cette position ne s’explique pas par les mesures prévues sur la question de la violence au travail mais sur d’autres qui, selon lui, auront comme conséquence l’augmentation du travail dissimulé.
Bibliographie
Textes législatifs
• Code du travail et Code pénal français
• Constitution argentine
• Ley 13.168 de la Provincia de Buenos Aires
• Ley 5.349 de la Provincia de Jujuy
• Ley 9.671 de la Provincia de Entre Ríos
• Ley 12.434 de la Provincia de Santa Fe
• Ley 7.939 de la Provincia de San Juan
• Ley 4.148 de la Provincia de Misiones
• Ley I-0678-2009 de la Provincia de San Luís
• Ley 7232 de la Provincia de Tucumán
•Ley 26.485 para la protección de las mujeres
Sites Internet
• Base de données Elnet et Lamyline Social
• Site de l'OIT pour l’Agentine : www.ilo.org/buenosaires/lang--es/index.htm
Arrêts
• « Pescara Martín, José María c/ Ciani, Walter Gabriel s/Daños y Perjuicios » (Sentencia 5ta Camara de Apelación en lo Civil, comercial, 27/03/2015)
• « Dufey, Rosario Beatriz c/ Entretenimiento Patagonia S.A. » (Superior Tribunal de Justicia de Río Negro, 06/04/2005
• « A. J. C. c/ A-Evangelista S.A. s/ D. y p. res. contractual particulares ». Sentencia cámara de Apel. En lo civil, comercial, laboral y de minería, 11/06/2015
• « R.F. c/cablevisión SA s/ despido » Cámara Nacional de Apelaciones del Trabajo, Sala II, 12 oct. 2007
• « Fundación mujeres en Igualdad c/ Freddo S.A ». Ccámara de Apel. en lo civil, 16 déc. 2002
• Cass. soc 14 nov. 2007
• Cass. Soc, 06/06/2012
Articles
• « Los riesgos psicosociales del trabajo. Los trabajadores ¿son hijos del rigor? » de Iván Lucas Carlos
• «El mobbing o el acoso moral en el derecho laboral » de Andréa Fabiana Mac Donald