Fenêtres : rester ouverts sur le monde.

En 1435, le théoricien toscan Alberti écrit dans De Pictura que la peinture est “comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée”. Dans cet écrit, qui marque l’invention de la perspective, Alberti explique que le tableau est la première délimitation de l’espace peint, il définit le premier cadre, la première fenêtre. C’est une manière mathématisée de guider le regard. Il précise ensuite que cet espace pictural est une construction de l’artiste, cette fenêtre ouverte sur le monde n’imite pas le réel mais offre une lecture de l’extérieur selon la subjectivité du peintre. On parle à cette époque de veduta, c’est-à-dire de vue, de percée dans le mur, un cadrage extérieur qui donne sur un paysage forcément fictif. Pour Alberti, les possibilités de perspectives liées à la fenêtre sont à mettre en relation avec la temporalité de la peinture. Un tableau ne peut représenter qu’un moment, la fenêtre devient donc un moyen de découper l’espace-temps et la narration. Le système de perspective qu’il décrit est un des fondamentaux de la peinture européenne, et ne sera pas remis en cause pendant plus de quatre siècles.

La notion de veduta va beaucoup évoluer au fil du temps, et la fenêtre va devenir un moyen de faire entrer une lumière naturelle ou sacrée dans le tableau comme chez Vermeer, une manière de jouer avec les échelles et de créer des extérieurs surréalistes chez Magritte ou encore une façon de créer une vue dans une vue chez Hopper. C’est sur ce notion sur lequelle nous nous pencherons dans cet article, car elle entre étrangement en résonance avec notre situation actuelle. En effet, pendant le confinement, nous sommes nombreux à prendre place à la fenêtre pour nous évader, communiquer, mais aussi admirer un paysage auquel nous n'avons dorénavant que partiellement accès.

 

 

 

 

 

 

 

 

Caspar David Friedrich, Femme à la fenêtre, 1822. 

Peintre du XVIIIe siècle, appartenant au mouvement du romantisme allemand, Caspar David Friedrich est célèbre pour ses œuvres en quête de sensibilité et de spiritualité. Elles sont une célébration de la nature et de l’imaginaire bucolique et mélancolique qui s’en dégage.

 

 

 

 

 

 

 

 

Salvador Dalí, Jeune fille à la fenêtre, 1925.           

Artiste du XXe siècle, Salvador Dalí est considéré comme l'un des principaux représentants du surréalisme. De nombreux thèmes ressortent de ces tableaux mais les plus importants sont le rêve et le temps. Oeuvre de jeunesse de l’artiste, Jeune fille à la fenêtre, est une invitation à la contemplation. Peinte en 1925, la jeune fille est Ana Maria, la sœur du peintre. Elle est représentée de dos, face à la fenêtre et contemple le paysage.

Edward Hopper, Morning Sun, 1952.

Qualifié de “peintre mélancolique”, Edward Hopper, peintre du XXe siècle, est connu pour avoir peint la vie quotidienne des classes moyennes aux Etats-Unis. Une grande partie de ses œuvres représente des personnages esseulés et mélancoliques et dégagent un sentiment de mystère et d’isolement.

Tous ces peintres ont un point commun, ils ont un jour représenté une femme, dos au spectateur, pensive, contemplant le paysage à la fenêtre. Dès lors, dans quelle mesure ces tableaux sont-ils devenus des miroirs romantiques de notre situation actuelle?

La fenêtre, expression de la rêverie

« Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu’il voit en lui-même. » – Caspar David Friedrich

    En peinture, la fenêtre, source de lumière, est utilisée pour guider le regard dans la toile. Mais au XIXe siècle, elle devient un motif récurrent. La représentation de la femme pensive, seule, positionnée dos au peintre, face à la fenêtre est un classique repris par de nombreux peintres. Ces femmes rêvent d’évasion.

    Dans les toiles de Friedrich, Dali et Hopper, la fenêtre devient un espace proposant une invitation à la contemplation et une ouverture sur l’imaginaire. Trois regards cohabitent dans ces oeuvres : le regard du peintre, de la femme et le nôtre. Lorsque nous regardons le tableau Femme à la fenêtre de Caspar David Friedrich, notre regard est attiré par les mâts. Les peintres participent à la création d’un imaginaire en représentant le visible et l’invisible, propre à développer l’imaginaire du spectateur. Alors, à quoi peuvent bien ressembler ces bateaux ? Grâce à ces mâts, cette fenêtre nous projette directement vers un grand espace : la mer. La représentation du mât nous invite à un voyage imaginaire vers un paysage rêvé. 

    En ces temps troublés, regarder par la fenêtre, c’est un moyen de s’échapper du réel, d’oublier les contraintes. Comme disait Alberti : « Un tableau est une fenêtre ouverte sur le monde. » Peintre appartenant au courant du surréalisme, Dali nous invite aussi à l’évasion avec son célèbre tableau Jeune fille à la fenêtre. Ici, Dali nous propose un cadre propice à la méditation. Comme les grands maîtres, Dali représente un cadre dans un cadre. La fenêtre joue le rôle de second cadre inclus dans le premier. La sœur du peintre, représentée sur ce tableau, nous invite à admirer ce paysage. Inconsciemment nous rêvons de rejoindre cette femme et ainsi, de prendre plaisir à regarder cet horizon bucolique. Le sentiment d’apaisement qui se dégage de ce paysage est propice à l’évasion et à la spiritualité. Au XXe siècle, jusqu’à nos jours la représentation de la fenêtre en peinture est un moyen de voir autrement, et de rendre compte du temps qui passe. Pour Edward Hopper, la fenêtre devient un moyen d’exprimer la solitude et l’ouverture sur un monde intérieur. Elle constitue donc un motif de prédilection dans la peinture et participe à la construction d’un espace poétique, allégorique et utopique. Elle ouvre nos imaginaires vers des espaces idylliques. Le peintre n’impose pas son imaginaire, il permet à chaque spectateur d’avoir sa propre vision de l’évasion. Grâce à une fenêtre ouverte sur le large, Friedrich, Dali mais aussi Hopper nous proposent un ailleurs rêvé, le temps d’un instant.

    Pendant le confinement, la fenêtre représente pour certains l’unique point de contact avec le monde extérieur. Les fenêtres de ces peintures nous ouvrent à des espaces bucoliques, loin de nos paysages urbains, parfois ternes. Le bucolique, c'est la nature dans tout ce qu'elle a de poétique, de romantique, de vital aussi. Ces tableaux sont un moyen parmi d’autres d’ouvrir nos pensées et de réveiller notre imaginaire. Ils nous donnent à voir cet espace rêvé mais éloigné de notre quotidien. En ces temps troublés, à nous d’instaurer la rêverie dans nos quotidiens à la manière de ces peintres. 

 

Les inégalités femmes-hommes exacerbées par le confinement

    On remarque que les tableaux questionnant le motif de la fenêtre mettent généralement en scène un personnage féminin. Si ce choix peut parfois s’expliquer de manière très concrète, comme dans le tableau de Caspar David Friedrich où il représente simplement sa femme regardant par la fenêtre de son atelier parce que c’est ce qu’il voyait lorsqu’il travaillait, il semble intéressant de mettre en parallèle ces femmes peintes dans leurs intérieurs et, plus généralement, la situation des femmes lors du confinement. Si de prime abord, on pourrait penser que le confinement a touché de la même manière les femmes et les hommes, on s’aperçoit très rapidement que la situation sanitaire a entraîné une baisse du niveau de vie des femmes, une plus forte exposition au virus, ainsi qu'une augmentation du travail domestique et des violences conjugales. En effet, le confinement a vu se produire un accroissement des inégalités femmes-hommes.

    Il y a tout d’abord ce qu’on appelle les métiers du care, c’est-à-dire les infirmières, aides-soignantes, institutrices,... qui ont été projetés en première ligne. Ces métiers sont indispensables et pourtant ils n’ont droit qu’à une faible reconnaissance sociétale et les salaires sont peu élevés. Ces métiers sont majoritairement féminins, on compte par exemple presque 90% de femmes chez les infirmier.ère.s, car qui d’autres que des femmes pour faire ces métiers où l’on prend soin des autres ? La faible reconnaissance envers ces métiers n’est pas simplement dû à une mysogynie exacerbée, mais plutôt à une tendance qui pousse à invisibiliser la masse de travail que représente le care tant leur mobilisation sans interruption semble évidente et inhérente à leur rôle de femmes, et donc de mères. On peut ainsi voir que les femmes sont omniprésentes, à la fois dans les tableaux que nous avons choisis et en première ligne de la crise sanitaire.

    En revanche, les femmes représentées ici semblent plutôt tendre à la rêverie, enfermées chez elles. En rattachant cela au confinement que nous avons vécu - et vivons toujours - il apparaît que les inégalités femmes-hommes ont également pénétré la sphère privée. Si le télétravail a concerné à la fois les hommes et les femmes, ces dernières ont dû concilier leur activité professionnelle tout en assurant la grande majorité des tâches domestiques. On considère par exemple que les femmes ont passé en moyenne 4h supplémentaires par semaine à s’occuper des enfants, sans arrêt de travail possible. Cela signifie donc que la plupart des femmes se sont vues devoir assumer une double journée, à la fois professionnelle et familiale, sans aucun cloisonnement possible puisque tout se déroulait dans un seul et même espace.

    Cette question de l’espace est essentielle pour comprendre les inégalités que subissent toujours les femmes au quotidien. Les femmes représentées dans les tableaux que nous avons choisis semblent passer le temps en observant l’extérieur pendant que leur mari - pour ce qui concerne Caspar David Friedrich - ou leur frère - pour le tableau de Dali - travaillent. Ces femmes sont dans l’attente, elles rêvent à la fenêtre car elles n’ont rien d’autre à faire. Si cela se comprenait du temps du mouvement romantique où les femmes n’avaient pour la plupart tout simplement pas le droit de travailler, cela n’est plus le cas en France en 2020. Les femmes travaillent, mais ce n’est pas pour autant qu’elles ont un espace pour télétravailler. Chez les cadres en télétravail, les études du mois de mars démontrent que 29% des femmes avaient la possibilité de travailler dans une pièce dédiée, contre 47% des hommes. Ces chiffres sont à relier directement au fait que 48% des femmes étaient constamment entourées d’enfants, contre 37% des hommes. Les femmes doivent donc partager leur temps et leur espace avec leurs enfants, elles n’ont pour la plupart pas le luxe d’avoir la pièce sacrée du bureau, où les hommes ont généralement la possibilité de s’enfermer avec l’ordre strict de ne pas être dérangé car “Papa travaille”. Ne pas avoir d’espace individuel n’est pas une nouveauté pour les femmes. En 1929, Virginia Woolf publiait A Room of One’s Own, essai dans lequel elle interrogeait les facteurs entravant l’accès des femmes à l’éducation, à la production littéraire et au succès. Il apparaît que ces limites sont matérielles, la liberté intellectuelle des femmes dépend de deux choses que les hommes ont toujours possédé : l’argent et un espace à soi. Comme l’écrit Virginia Woolf, des centaines d’années de système patriarcal ont mené à une société où le développement créatif des femmes n’est pas une priorité et se retrouve écrasé par leur rôle de mère1. A l’opposé des femmes peintes par Friedrich, Dali ou Hopper, les femmes de 2020 se retrouvent victimes d’un manque d’espace et de temps qui leur est réservé jusqu’à tomber dans ce que les sociologues ont appelé un “épuisement silencieux”.

 

Fenêtres picturales, fenêtres numériques

    La composition picturale que développe le motif de la fenêtre, celle du cadre dans le cadre a été, malgré elle, remise au goût du jour avec le confinement qui a vu exploser l’usage des vidéoconférences. Sur nos écrans d’ordinateurs (cadres primaires) se multiplient des fenêtres numériques (cadres secondaires) dans lesquels apparaissent les visages de nos amis, de notre famille, de nos collègues etc. Dès lors, qu’est-ce qui rapproche la vision du tableau de Dali de nos expériences numériques? 

    En premier lieu, le motif de la fenêtre en peinture marque l’avènement de la perspective selon laquelle une diversité de regards circulent au sein du tableau pour converger vers un seul et même objet. Le peintre et le spectateur hors champ, le modèle, tous se rejoignent dans la douce et chaleureuse lumière de la fenêtre. La convergence est à la fois esthétique et spirituelle, en ce sens que le spectateur se trouve convié dans l’intimité de l’artiste et de sa muse. Dès lors, ce qui est recherché avec cette direction nouvelle du regard est la proximité, le rapprochement des êtres alors même qu’une seule personne est représentée. C’est une dynamique inverse  qui s’instaure lors des visioconférences ; les fenêtres sont démultipliées mais notre regard, lui, est fragmenté.  Le numérique a en effet cet avantage de nous maintenir « connectés ». Pour cela, les plateformes numériques tentent de recréer un même espace-temps, un même espace privé dans lequel nous pourrions nous retrouver : il s’agit de connecter entre elles une infinité de «fenêtres» au sein d’un même « salon » virtuel. Mais derrière ce lexique intimiste se cache une réalité bien différente: les sonneries irritantes qui annoncent l’arrivée d’un nouveau participant à la conversation, le problème de connexion qui cisaille les échanges. Bref, notre attention ne cesse d’être assaillie par divers stimulii, et notre regard se perd dans ce puzzle d’images aplaties.        

    D’autre part, si la peinture distinguait bien l’observateur de l’observé (le paysage observé par la femme, la femme observée par le peintre et son spectateur), les rôles sont devenus avec les écrans numériques beaucoup plus confus. Nous ne sommes plus simplement spectateurs, nous sommes nous aussi les observés. Placés sous l’oeil des caméras, nous sommes devenus ces femmes qui regardent par la fenêtre et qui au lieu de projeter leur regard vers un ailleurs rêvé se retrouvent face à des fenêtres ouvertes sur l’isolement d’autrui. La vidéoconférence serait-elle alors devenue l’expérience moderne de l’altérité? L’Autre, au mieux au visage pixelisé, au pire sous les traits d’un avatar, ne peut que nous renvoyer l’image de notre propre solitude, miniaturisée et relayée dans un coin de notre écran. Chacun son propre cadrage, chacun son propre éclairage plus ou moins flatteur.  En ce sens, la lettre de Zola écrite à Valabrègue en 1864 résonne plus que jamais en 2020 : « Tout oeuvre d’art est comme une fenêtre ouverte sur la création ; il y a, enchâssé dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’écran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés, souffrant des changements plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans leur couleur. Ces changements tiennent à la nature de l’Ecran. » (nous soulignons)

    Il semblerait alors que nous nous approchions plus du motif de la fenêtre obstruée de Marcel Duchamp sur laquelle l'œil vient s’écraser que de la fenêtre ouverte de Friedrich, Dali ou Hopper dans laquelle nous sommes invités à rêver. Mais à l’heure où musées, théâtres, cinémas sont fermés, il n’a pas fallu longtemps pour que les artistes détournent ce média pour en faire un terrain de jeu propice à la création. Au cours du premier confinement nous pouvions ainsi nous trouver conviés dans le salon de Mehdi Kerkouche et ses danseurs, qui par effets d’optiques ont recréé perspectives et lignes de fuites comme pour esquisser les premiers traits d’un rapprochement et d’une réunion future.

 

Pour résumer, la fenêtre est un motif qui nous accompagne depuis des centaines d’années, tant dans les œuvres d’art que dans notre quotidien. La fenêtre est définie dès le XVe siècle comme une ouverture sur le monde, et cette notion n’a été que renforcée par le confinement. En effet, elle nous offre un cadre ouvert sur l’extérieur, comme une invitation à nous évader. Cette envie d’évasion a été vitale pour nous tous, mais on peut noter un besoin plus fort et inquiétant chez les femmes qui, bien qu’en première ligne de la pandémie, ont souvent été privées d’un espace individuel pour se retrouver et travailler. Si certaines ont eu la chance de pouvoir s’évader en admirant des paysages bucoliques, pour d’autres la fenêtre s’est transformée en une fenêtre numérique, une ouverture sur l’Autre et son intimité. Ouverte, ou obstruée, bucolique ou oppressante la fenêtre évoque sous un angle nouveau notre rapport au réel, aux autres et à notre intimité :

« Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. (…) Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis. » – Charles Baudelaire, “Les fenêtres”.

 

1 “... cultural, economical, and educational disabilities within the patriarchal system that prevent women from realising their creative potential.” Virginia Woolf, A Room of One’s Own.

 

Jeanne Duval, Annaëlle Dassé, Claire de Laforcade.