Jamais plus : les violences conjugales au sein des histoires romantiques

Lily a 23 ans et va réaliser son rêve : ouvrir une boutique de fleurs à Boston. Elle rencontre alors Ryle, trentenaire, neurochirurgien, charmant et mystérieux. Entre eux, l’attirance est immédiate.
Jusque-là, ce synopsis pourrait correspondre à celui de n’importe lequel de la centaine des romans à l’eau de roses qui sont écrits et publiés chaque année. Cependant Jamais plus, écrit par Colleen Hoover, en traitant des violences conjugales semble se démarquer au sein de ce paysage littéraire. Quel est alors l’intérêt de la lecture de ce roman, issu d’un genre communément déprécié ? Quelle est la lecture qui peut en être faite à une période où de nombreux contenus féministes sont accessibles et viennent distordre les objets culturels qui composent nos imaginaires collectifs ?

Jamais plus, chez Hugo Roman, 17€

 


Lorsque j’étais adolescente, à l’instar de nombreuses autres amies, je lisais régulièrement des histoires romantiques. Jamais plus s’est cependant détaché de mes autres lectures, et m’a fait verser de nombreuses larmes. Et ce pour une bonne et simple raison : le happy ending n’est pas celui attendu. La gentille et jeune fille ne finit pas avec le beau et mystérieux homme qui a pourtant conquis son cœur. Jamais plus brise le schéma parfait de ces histoires romantiques comme on peut en trouver par centaines dans nos librairies. Mais plus que cela, Jamais plus nous plonge dans une histoire qui dérape, et qui passe du paradis amoureux à l’enfer de la violence conjugale.
À l’époque, il m’avait déjà marqué. Mais en le relisant récemment, mon prisme de lecture fut enrichi par les théories et connaissances du mouvement féministe qui m’ont permis d’apprécier encore plus ce roman. Il m’a en effet semblé créer une porte d’entrée à propos des violences, tout en mettant en lumière la difficulté d’en sortir.

L’histoire de Lily et Ryle : de l’idylle à la désillusion

Pour ce roman, l’autrice Colleen Hoover s’inspire de son histoire personnelle, et elle livre ainsi une note de fin très touchante dans laquelle elle explique être née dans une famille aux prises avec la violence. À l’instar de son personnage Lily, son père était violent et frappait sa mère avant de se confondre en excuses. Cette histoire est donc particulière pour l’autrice même si cette dernière précise qu’elle n’a « pas l’intention de présenter l’a situation de Ryle et Lily comme un prototype des violences domestiques » mais qu’elle a « voulu calquer l’histoire sur celle de ses parents »1.

Ainsi, Lily est née dans une famille dans laquelle régnait la violence : son père battait sa mère, et elle a toujours considéré cette dernière comme faible pour lui pardonner et pour rester avec cet homme. L’histoire débute d’ailleurs avec le décès de son père, cet homme qu’elle déteste et paradoxalement sa rencontre avec Ryle, l’homme qu’elle va aimer pendant quelques temps. Ryle est dévoré par l’ambition d’être le meilleur neurochirurgien du pays et ne souhaite pas se retrouver dans une relation de couple. Toutefois, le lien qu’il entretien avec Lily va rapidement le faire changer d’avis et ils vont ainsi filer « le parfait amour ». D’autant plus qu’Allysa, la sœur de Ryle, est également l’employée et la meilleure amie de Lily, qui a ouvert sa boutique de fleurs. Toutefois, l’histoire va rapidement basculer : alors que l’on découvre le passé de Lily et son histoire avec Atlas un jeune sans-abri, sa relation avec Ryle se dégrade. Pour un rire au mauvais moment ou une crise de jalousie, ce dernier se montre violent et la frappe. Le cercle vicieux de la violence semble ainsi se répéter pour Lily qui se trouve face à des choix impossibles : pardonner ou quitter l’homme de sa vie. Si elle lui pardonne au début, une dispute trop violente où il manque de la violer la pousse à le quitter pour de bon. Elle découvre cependant qu’elle est enceinte. C’est finalement le jour de la naissance de leur fille, Emerson, que Lily décide de mettre définitivement un terme à leur relation. En prenant cette décision, elle pense à sa fille et à la future relation qu’elle pourra tisser avec son père. Si Lily et Ryle restent ensemble, il risque de se montrer violent de nouveau envers elle. Dans ce cas, Emerson aura une image fondamentalement mauvaise de son père, alors que si ses parents sont séparés, il est possible que sa relation avec son père ne soit pas entachée par la violence conjugale.
Si l’histoire est déchirante, Colleen Hoover nous livre toutefois un message d’espoir puisque le cycle de la violence se rompt.

Jamais plus : un détachement relatif des stéréotypes liés aux histoires romantiques

Si je décide d’aborder ce roman comme étant différent des autres du même genre, il faut cependant reconnaître qu’il coche les cases de nombreuses caractéristiques typiques des romans à l’eau de roses, et par conséquent des critiques qui peuvent y être apposées, comme nous le verrons plus tard.

Plusieurs points communs peuvent ainsi être soulevés : les personnages principaux appartiennent aux stéréotypes de genre très présents dans ce type de romans. Ryle est plus âgé, il est ambitieux et ne le cache pas, il est également décrit comme charmant et attirant. Il est intelligent et tombeur, il enchaîne les « conquêtes » sans pour autant chercher une relation stable. Ces caractéristiques sont très souvent reprises et correspondent à l’image du « bad boy ». Lily quant à elle est plus jeune que Ryle, à la recherche d’une relation stable et elle ne se fait pas d’illusions sur le fait que Ryle et elle ne sont pas sur la même longueur d’onde. Le lien qui va les unir va lui aussi être classique des histoires romantiques : elle est « différente » des autres femmes puisqu’elle va réussir à lui donner envie de se mettre en couple avec elle.

Cependant, Jamais plus traite des violences conjugales et met les lecteur·ices face aux choix impossibles que doit mener Lily, et donc le dilemme dans lequel elle se trouve. Car une des forces de ces histoires est, en partie, que la fin est déjà connue avant même que l’on ouvre le livre : on sait que l’histoire nous livrera un happy ending. Néanmoins, le tournant de la relation de Ryle et Lily vient tordre cet accord tacite qui sous-entend le happy ending. Comme l’autrice l’explique à la fin du roman, de l’extérieur, il parait souvent incompréhensible qu’une femme reste avec un homme violent. Cependant, la réalité n’est pas aussi simple et cette histoire permet d’apercevoir pourquoi il n’est pas aussi aisé de « partir ». Ainsi, si les bases et les rouages de l’histoire semblent correspondre à des centaines d’autres histoires romantiques, dans le fond, le sujet et ce qu’il raconte permet de s’en éloigner. Enfin, si Colleen Hoover traite d’un sujet délicat et compliqué, son livre ne se veut pas fataliste : le happy ending n’est pas celui espéré mais Lily réussit à sortir du schéma de la violence et se dirige peut-être vers une belle suite, en mère célibataire ou auprès d’Atlas, son amour de jeunesse. Le titre est ainsi explicite sur la volonté d’optimisme de l’autrice en sous-entendant directement la fin d’une période. Le titre original est très parlant sur cette fin de cycle : « It ends with us ». Ce dernier explique alors déjà que le cercle de la violence peut se briser. Jamais plus permet de mettre en lumière les violences et la facilité avec laquelle elles peuvent arriver, sans pour autant se vouloir moralisateur ou moteur de changement, mais propose un pas de côté dans les schémas déjà bien « huilés » des romans à l’eau de rose.

La lecture de romans à l'eau de roses : entre critiques et réalité des faits

Lire des livres appartenant à la catégorie de « romance » d’après son anglicisme, également appelé « young adults » n’est pas valorisé, au contraire. Leurs histoires semblent correspondre à des schéma très classiques et stéréotypés, et sont dépréciés notamment pour la facilité de la narration mais également pour l’image qu’ils donnent des relations amoureuses hétérosexuelles. Victoire Tuaillon dresse cet état de fait dans la première partie du dixième épisode de son podcast « Le cœur sur la table »2. Mais elle ajoute cependant que si ces livres plaisent autant, il convient peut-être de se demander pourquoi. 

Je ne souhaite pas m’attarder sur les critiques qui sont portées aux romances dans leur style ou les dépréciations qui en sont faites car appartenant à une « sous-culture » et « sous-littérature ». Néanmoins, les stéréotypes de genre et les schémas de relations que ces livres perpétuent peuvent effectivement être critiqués et demandent de prendre du recul. Comme dit précédemment, les hommes sont généralement plus âgés, plus expérimentés, « abimés » par la vie et donc « mystérieux et ténébreux » alors que les filles appartiennent en général à la catégorie de « jeune et naïve » et vont finir par tomber amoureuse et céder à cet homme. Sans rentrer dans une analyse plus poussée de pourquoi ces schémas posent problèmes (Victoire Tuaillon ou d’autres l’ont déjà fait) il convient de souligner l’effet qu’ont ce type de récit dans l’imaginaire collectif. En étant aussi présent dans autant de romans – qui sont lus par des milliers de lectrices de tout âge tous les ans - ils instaurent en quelque sorte l’idée que ce type de relations sont celles à rechercher. En d’autres termes, le rapport de pouvoir qu’ont les hommes sur les femmes et le rôle d’infirmière - celle qui peut changer l’homme qu’elle aime - sont banalisés étant donné leur récurrence dans ces histoires. Cette banalisation de relations amoureuses asymétrique a notamment pour conséquence de donner l’impression que ces relations sont le modèle à rechercher, mais que sont également des relations parfaites.

Ainsi, un des principaux reproches que nous pouvons faire aux romans issus des collections « youngs adults » vient de la vision des relations amoureuses qu’ils proposent, et que leur abondance vient cristalliser cette vision dans l’imaginaire collectif. Il est alors plus difficile de déconstruire nos relations, de par la pluralité et l’importance de ces récits qui nous entourent depuis de nombreuses années.
Il importe de noter que l’ensemble des œuvres qui composent notre imaginaire collectif a un réel impact sur notre conduite dans la vie et notre manière d’appréhender, dans ce cas-ci, les relations avec autrui. Il est donc primordial de prendre du recul et de développer un esprit critique pour être en mesure de comprendre l’image distordue de la réalité qu’ils peuvent nous apporter.

Pourtant, comme le souligne Victoire Tuaillon, ces romans plaisent. Et son explication politique à l’engouement autour de ces histoires stéréotypées – même lorsque l’on est consciente des critiques qui peuvent y être apposées – est la suivante : « dans un contexte où les femmes sont soumises de nombreuses manières, les romances seraient un fantasme de reprise de pouvoir [sur nos vies] »3. Ainsi, lire des romances permettraient à la fois de renforcer la recherche de rapports asymétriques, et de s’y conforter, tout en exerçant une reprise du pouvoir au sein de sa propre vie. L’héroïne réussissant à dominer par les sentiments l’homme, cela permettrait à la lectrice d’effectuer cette « reprise du pouvoir » dans sa propre vie.

Jamais plus, le pas de côté dans la narration

En relisant ce roman dernièrement, plusieurs points m’ont de nouveau marquée et font que ce dernier se démarque selon moi des autres. En tant que lecteur·ices, nous en ressortons en apprenant quelque chose. Il ne nous a pas simplement divertie, mais permis d’éprouver et de se plonger le temps de quelques pages au sein d’une histoire de violence. Comme Colleen Hoover le dit si bien, en tant que lecteur·ices, l’envie que Lily pardonne à Ryle est présente. Alors même que cela nous semble impensable, car il a commis des actes impardonnables. L’histoire de Ryle et Lily permet de comprendre que les choses ne sont pas faciles, ne sont pas manichéennes mais qu’il est plus difficile d’en démêler les ficelles. Cela peut paraître simpliste, mais en nous plaçant du point de vue de Lily, l’histoire permet de faire appel à nos principes d’empathie envers elle mais donc également plus largement envers les femmes victimes de violence. Ce roman ne permet pas de devenir expert dans les violences conjugales, ni d’en comprendre les tenants ou les aboutissants – ce n’est d’ailleurs pas le but. Il permet d’aborder le sujet des violences conjugales tout en montrant que celles-ci peuvent arriver de manière soudaine, dans n’importe quel « type » de couple - même ceux qui semblent parfait de l’extérieur. Ainsi, l’idée qu’il existerait un schéma type des violences est brisé, tout comme l’idée que les hommes violent ont nécessairement certaines caractéristiques comme des problèmes d’alcoolisme ou un profil de manipulateur. En tant que lecteur·ices, nous sommes placés du point de vue de Lily, donc de la femme qui est battue. Être de ce côté de l’histoire n’est pas commun. Comme le lecteur est en symbiose avec le personnage principal, Jamais plus vient montrer les différentes couches qui existent dans ces situations, et donc pourquoi elles ne sont pas aussi simples que l’on peut le croire.

En reprenant un format très populaire auprès de nombreuses lectrices d’âges différents, Jamais plus permet d’ouvrir une discussion, de lancer le sujet et d’une certaine manière éveiller les esprits sur le fait que les violences ne surviennent pas que chez « les autres » ou selon des caractéristiques spécifiques. Ainsi, la différence que permet Jamais plus vient du médium plus populaire qu’il représente. En plaçant un récit de violence au sein d’un genre très stéréotypé et reprenant des schémas similaires dans les différentes histoires, Colleen Hoover permet d’éveiller le sujet dans l’esprit des lecteur·ices. Le format étant accessible et lu chaque année, Jamais plus vient en partie nuancer les récits dont notre imaginaire collectif est baigné.

 

Le choix de ce roman peut paraître surprenant pour un article d’un blog universitaire, cependant il m’est apparu comme évident. En effet, Jamais plus n’est pas une « romance » comme les autres, pour les raisons explicitées précédemment. Il traite des violences conjugales et nous donne un aperçu de la bascule qui peut s’opérer dans les histoires « parfaites » que l’on nous livre dans notre imaginaire collectif mais également que nous pouvons apercevoir autour de nous. Aussi, comme le dit Victoire Tuaillon, ces livres plaisent et il s’agit peut-être de comprendre pourquoi. Quels sont les effets qu’ils produisent sur leur lectorat ? Si les stéréotypes de genre qu’ils mettent en place peuvent être nuancés et critiqués, et qu’il incombe de les modifier, il importe dans un premier temps de se pencher sur ce type de récit, qui plait et donc trouve son public.
Pour accéder au contenu féministe, qui permet une certaine déconstruction du monde dans lequel nous vivons et qui met en lumière le système patriarcal, il faut déjà avoir en partie conscience ou eu accès à ce type de discours. La vulgarisation, tout comme la montée de comptes féministes sur le réseau social Instagram, permettent de le rendre plus facile d’accès, notamment pour les plus jeunes. Cependant, je pense que les médiums plus populaires, comme c’est le cas avec un livre traitant d’une histoire romantique, permettent d’aborder ce sujet auprès d’un lectorat qui n’est peut-être pas familier des discours féministes et notamment de la déconstruction de nos imaginaires des relations de couple.

 

HOOVER Colleen, Jamais plus, Paris : Ed. Hugo et compagnie, 2017, 408 pages (New Romance)

2 TUAILLON Victoire, Romance et soumission - Première Partie, [podcast], Binge Audio, publié le 9 septembre 2021, 33 min. Disponible sur https://www.binge.audio/podcast/le-coeur-sur-la-table/romance-et-soumiss...
Ibid. 

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