La liberté d'expression sur Internet : Comment en fixer les limites sans la menacer ? Les modèles français et allemand et le modèle de la CEDH dans l'arrêt Ahmet Yildrim c. Turquie du 18 mars 2013 - Alice Godeberge
« Je hais vos idées, mais je me ferai tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer » écrivait Voltaire. A l’instar de l’imprimerie de Gutenberg, qui a favorisé en son temps la diffusion des idées de la Réforme, Internet permet aujourd’hui de diffuser d’une manière différente son opinion, sa pensée. Du Mouvement « Occupy »[1] au Printemps Arabe[2], Internet est apparu comme une opportunité incroyable pour exercer la liberté d’expression. Cet outil complexe relie en effet un réseau planétaire accessible à tout public et constitue ainsi un média interactif et transfrontalier. L’accès à cet outil est devenu un moyen d’exercer sa liberté d’expression. Ainsi dans les pays où la liberté d’expression est restreinte ou pratiquement inexistante, l’accès à Internet et à son contenu est limité, parfois de manière extrême. L’exemple avec la Chine dont la censure, aussi appelée « la grande muraille électronique », limite fortement et très efficacement l’accès à Internet.
internetLa liberté d’expression est un droit fondamental consacré au niveau international aux articles 19 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948 et du Pacte international relatif aux droits civils et politique. Au niveau européen, la liberté d’expression est consacrée à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après « La Convention EDH ») : « Toute personne a droit à la liberté d’expression ». Cette liberté rassemble « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ». La liberté d’expression permet à chacun d’exprimer ses idées librement. Il est possible de partager les mêmes idées ou d’en critiquer d’autres. Des limites peuvent être apportées à des critiques ou des opinions trop extrêmes, afin de ne pas heurter les mentalités ou de ne pas créer des conflits dans la société. L’article 10, paragraphe 2 de la Convention EDH énonce que l’exercice de la liberté d’expression peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi dans la mesure où elles sont nécessaires et proportionnées au but poursuivi dans une société démocratique. Des limites similaires dans lesquelles peut s’exercer la liberté d’expression, sont établies à l’article 10 de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen et l’article 5 paragraphe 2 de la loi fondamentale allemande (Grundgesetz). Ainsi cette liberté peut être réduite par le droit.
Conformément au principe, selon lequel « les règles applicables hors ligne s’appliquent aussi en ligne », la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour EDH ») applique les mêmes principes pour interpréter l’article 10 de la Convention EDH dans les affaires mettant en cause la liberté d’expression en ligne ou hors ligne. En pratique sur Internet, ces restrictions peuvent prendre la forme d’un filtrage de sites webs ou plus généralement d’un blocage de l’accès à Internet. La liberté d’expression sur Internet est conditionnée par des mesures qui prennent la forme de restriction de l’accès à Internet.
Cependant l’accès à Internet est l’une des premières conditions pour exercer la liberté d’expression sur Internet. En théorie, le droit d’accès à Internet est protégé par les garanties constitutionnelles applicables en matière de liberté d’expression et de liberté de recevoir des idées et des informations, donc restreindre l’accès à Internet, serait une violation directe de la liberté d’expression en ligne. Mais les États membres du Conseil de l’Europe ne s’accordent pas sur la consécration du droit de l’accès à Internet comme droit fondamental. C’est pourquoi dans la pratique des États, les mesures de restrictions d’accès sont hétérogènes. Notamment dans les approches nationales françaises et allemandes. Les dispositions françaises autorisent une suspension générale de l’accès à Internet, alors que les dispositions allemandes prévoient des restrictions de l’accès à Internet selon certaines infractions.
La Cour EDH devait déterminer dans un arrêt Ahmet Yildrim c. Turquie rendu en 2003, si la mesure de restriction prise par la Turquie, à l’accès du site « Google Sites » poursuivait un but légitime. Si elle était nécessaire dans une société démocratique en vertu de l’article 10, paragraphe 2 de la Convention EDH. En l’espèce, en 2009, le tribunal d’instance pénal de Denizli avait rendu une décision ordonnant le blocage de l’accès au serveur « Google sites » qui hébergeait un site internet, dont le propriétaire était accusé d’outrage à la mémoire d’Atatürk[3]. Cette mesure de blocage avait eu pour effet de verrouiller également l’accès à tous les autres sites hébergés par le serveur, empêchant ainsi M. Yildrim d’avoir accès à son propre site hébergé aussi par « Google sites ». Après que toutes ses demandes de recours s’étaient heurtées à la décision de blocage prononcée par le tribunal, ce dernier avait introduit une requête devant la Cour EDH en invoquant une violation de l’article 10 de la Convention EDH en raison d’une atteinte à son droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées.
Ainsi une interrogation subsiste : dans quelle mesure un juge national peut-il appliquer des restrictions à l’accès à Internet, tout en préservant la liberté d’expression ?
La Cour EDH détermine le modèle de mise en balance des intérêts en conflit en précisant les restrictions de l’accès à Internet et en assurant un contrôle de ces restrictions nationales, pour garantir la liberté d’expression. Cependant, la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales est telle que la liberté d’expression est fragilisée. Pour mieux appréhender la résolution de ce conflit, les approches adoptées par les ordres juridiques français et allemand seront étudiées.
Le modèle de la Cour EDH : l’encadrement de l’accès à Internet, un équilibre entre garantie et protection
L’accès à Internet est une condition essentielle à l’exercice de la liberté d’expression, ainsi il est garanti par les États. Cependant des restrictions à cet accès sont appliquées sous certaines conditions, afin de garantir la préservation d’autres droits et libertés fondamentales.
L’accès à Internet, une condition essentielle à l’exercice de la liberté d’expression à protéger
Dans l’arrêt Ahmet Yildrim c. Turquie, la Cour EDH se penche sur la question de l’accès à Internet. Elle considère que la restriction de l’accès à Internet prononcé par le tribunal pénal turc constituait dans cette affaire, une violation de l’article 10 de la convention EDH. Elle reconnait qu’Internet est devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information. Elle poursuit en énonçant que « le droit d’accès à Internet est protégé en théorie par les garanties constitutionnelles applicables en matière de liberté d’expression et de liberté de recevoir des idées et des informations, qu’il est considéré comme inhérent au droit d’accéder à l’information et à la communication protégé par les constitutions nationales. (..) il inclut le droit de chacun de participer à la société de l’information et l’obligation pour les États de garantir l’accès des citoyens à Internet»[4]. Pour la CEDH, le droit d’accéder à Internet est une condition essentielle à l’exercice de la liberté d’expression. Pour rendre cette décision, la Cour EDH s’est inspirée du Conseil Constitutionnel français.
Dans une décision du 10 juin 2009[5], le Conseil Constitutionnel français énonce dans le 12eme considérant « que l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services ». Ainsi la liberté d’expression implique la liberté d’accéder à Internet. Pour le droit français, le droit d’accès à Internet est protégé mais ce n’est pas un droit d’accès stricto sensu. En effet, le Conseil Constitutionnel utilise la méthode de l’annexion, il décide que la liberté de communiquer et la liberté d’expression « impliquent » désormais la liberté d’accéder à Internet. La liberté d’expression ayant valeur constitutionnelle, le droit d’accès à Internet dépend donc d’un droit de valeur constitutionnelle. Il est étendu et renforcé grâce à la liberté d’expression, qui est une liberté fondamentale. Le Conseil Constitutionnelle raisonne uniquement par analogie. Il n’y a pas au sens littéral de création d’un nouveau droit spécifique à Internet.
A l’inverse, la Cour fédérale allemande (Bundesgerichtshof) a reconnu dans une décision du 24 janvier 2013[6] l’accès à Internet comme un droit fondamental. En l’espèce, un usager avait été privé d’un accès à Internet à cause de son fournisseur d’accès. L’entreprise de télécommunications avait été incapable de fournir à un client l’accès au fax, au téléphone et à Internet ; dans ce cas, l’entreprise doit verser des dommages et intérêts pour la perte de l’accès à Internet. La Cour fédérale allemande a énoncé que l’accès à Internet occupait une place centrale dans la vie quotidienne et son inaccessibilité aurait des conséquences notables. En effet selon elle, la disponibilité d’Internet s’apparente à un bien économique, et la coupure de l’accès à Internet a des conséquences notables sur la vie quotidienne. Cette décision s’inscrit dans le sens d’une décision antérieure de la Cour Constitutionnelle allemande[7], selon laquelle il appartient à l’État « de veiller à ce que chacun puisse accéder aux moyens de communication actuels » (Internet compris). En vertu de l’article 1 de la loi fondamentale allemande (Grundgesetz), qui affirme la dignité humaine, combiné au principe de l’État social, chacun doit avoir « la possibilité d’entretenir des relations avec d’autres personnes » et « participer à la vie sociale, culturelle et politique » de l’État.
Ainsi, la consécration de l’accès à Internet en tant que droit fondamental est débattue. La Cour EDH, la France et l’Allemagne prévoient néanmoins une protection de cet accès en tant qu’il facilite l’exercice du droit à la liberté d’expression. Cependant cet accès peut être soumis à des restrictions en raison de la spécificité d’Internet les informations disponibles en ligne sont susceptibles d’avoir plus d’impact que des informations hors lignes.
La suppression de l’accès à Internet sous certaines conditions et sous le contrôle de la Cour EDH
La spécificité d’Internet engendre en effet la nécessité de restrictions. Ces informations gratuites qui peuvent être consultées par exemple par des mineurs, doivent être filtrées. Les informations relatives au discours de haine sur Internet doivent être bloquées. Certaines normes doivent s’appliquer en utilisant comme critère celui de l’information en cause. Ainsi bien que le droit d’accès à Internet soit un droit protégé ou fondamental, le contenu sur Internet est filtré et soumis à des restrictions nécessaires et légitimes. D’ailleurs dans un arrêt Mouvement raelien suisse c. Suisse du 13 juillet 2012[8], la CEDH reconnait que l’État a le droit de restreindre certaines informations sur Internet conformément à l’article 10 paragraphe 2 de la Convention EDH qui mentionne les devoirs et responsabilités auxquels l’exercice de la liberté d’expression est soumis avec une longue liste de raisons pour lesquelles les restrictions sont susceptibles de se justifier : sécurité nationale, intégrité nationale ou sûreté publique, défense de l’ordre et de la prévention du crime, de la protection de la santé ou de la morale, de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, de la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. En effet, les informations consultées ou lues sur Internet peuvent véhiculer des opinions qui offensent une minorité ou une religion ou qui heurtent les mentalités. L’accès à ces informations peut être restreint ou même interdit. De même l’accès à des informations relatives à des informations confidentielles sur le sujet d’un examen national pourra être supprimé pour les raisons citées ci-dessus.
Ces mesures de restriction ou de blocage sont prises selon l’appréciation des États, car la Cour considère en effet que les autorités nationales sont les mieux placées pour évaluer les réalités sociales et pour déterminer s’il existe un « besoin social impérieux » de mettre en place une restriction. Elles fixent les limites de leur ordre public et de leur morale publique. Elles appliquent une mesure de restriction en prenant en compte le contexte. Ainsi les discours et idées véhiculés sur Internet, comme les discours de haine, le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, le nationalisme agressif, les discrimination contre les minorités, les immigrés n’auront pas le même impact d’un pays à l’autre de la même façon.
Cependant la censure exercée par les autorités pourrait aussi rompre l’équilibre entre la liberté d’expression et le droit d’accès à Internet. La marge d’appréciation étatique est donc limitée dans la mesure où elle est soumise au contrôle de la Cour EDH, selon trois conditions.
Ainsi toute mesure de blocage ou de filtrage tendant à restreindre la liberté d’expression doit être premièrement prévue par la loi, condition de légalité. Puis elle doit poursuivre un ou plusieurs buts légitimes, condition de légitimité. Enfin elle doit être nécessaire dans une société démocratique, ce qui implique qu’elle doit être proportionnée à l’objectif légitime poursuivi, une condition de nécessité, de prévisibilité.
L’équilibre entre des restrictions légitimes prises par un État national et la garantie de la liberté d’expression sur Internet est au cœur de l’arrêt Ahmet Yildrim c. Turquie. Le requérant contestait une décision de blocage (qui ne le concernait pas) prononcée par un tribunal pénal turc, qui l’empêchait d’accéder à Google Sites. La Cour EDH analyse alors la mesure de restriction à la lumière de ces trois conditions. Elle a d’abord relevé que la décision de blocage ne répondait pas au critère de prévisibilité puisque la procédure pénale visait une tierce personne et que l’interdiction générale de Google sites, autorisée par la loi turque, constituait une restriction imprévue. Le tribunal avait rendu la décision de blocage au motif qu’il aurait dû soupeser les intérêts en présence avant de refuser l’accès à Google sites. L’ingérence ne répondait pas au critère de prévisibilité prévu par l’article 10 paragraphe 2, le requérant ne pouvait pas jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. La restriction de l’accès à Internet appliquée conformément à la loi turque était disproportionnée car elle avait pour effet indirect d’affecter la liberté d’expression d’un tiers et qu’elle n’était pas nécessaire à la réalisation d’un objectif légitime.
Ainsi l’accès à Internet est une condition essentielle à la liberté d’expression, cependant il peut être soumis à des restrictions pour assurer la garantie et la protection d’autres droits. Le contrôle de la Cour EDH assure une certaine homogénéisation du niveau de liberté avec un équilibre entre la garantie de la liberté d’expression sur Internet et la protection de l’accès à Internet. Mais la spécificité d’internet et la difficulté à réguler l’accès perturbent l’équilibre entre les restrictions légitimes et la préservation de la liberté d’expression en ligne.
La difficulté de l’équilibre entre les restrictions nécessaires de l’accès à Internet et la préservation de la liberté d’expression en ligne : Les modèles français et allemand
La marge d’appréciation laissée aux États dans l’application de restrictions à l’accès à Internet entraine des approches nationales convergentes mais qui restent inadaptées.
La France et l’Allemagne sont deux pays membres de l’Union Européenne. En tant que pays riches et développés de l’hémisphère Nord, ils ont de nombreux points communs sur le plan économique, social et politique, mais aussi sur le plan juridique. C’est pourquoi leurs approches lors de l’application de restrictions à l’accès à Internet sont dans certains domaines similaires. En France, comme en Allemagne, la protection des droits des mineurs et la lutte contre leur exploitation sexuelle fondent la prise de mesures appropriées de restrictions d’accès aux sites concernés. En effet, en vertu de l’article 4 de la loi française LOPPSI du 14 mars 2011[9] qui a été validée par le Conseil Constitutionnel dans une décision du 10 mars 2011[10], l’autorité administrative avait le pouvoir de restreindre l’accès à Internet en cas de diffusion d’images pédopornographique. En effet, cette disposition est valable car il s’agit de « lutter contre l’exploitation sexuelle des mineurs, ce qui peut justifier des mesures que la préservation des droits d’auteurs ne peut fonder ». En Allemagne, une toute récente loi la Zugangserschwerungsgesetz du 2 février 2017[11] autorise également le blocage de certains sites internet lorsqu’ils contiennent des éléments mettant en danger la protection des droits des mineurs en vertu de l’article 184b du code pénal allemand. Ainsi dans certains domaines, les mesures de restrictions se rejoignent en France et en Allemagne. La marge d’appréciation des deux États se fait sur la base d’un ordre social et d’une morale commune. Mais des méthodes différentes sont adoptées pour légaliser le filtrage ou le blocage de certains contenus sur Internet.
En effet les restrictions sont autorisées selon les conditions précitées, cependant le moyen pour y parvenir semble fragiliser la garantie de la liberté d’expression en ligne.
Le système français autorise une suspension générale de l’accès à Internet, comme le rappelle le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 10 juin 2009, des mesures provisoires ou des injonctions peuvent être ordonnées par le juge des référés, sous réserve bien entendu d’être « strictement nécessaire à la préservation des droits en cause ». L’autorisation de la mise en place d’une suspension générale est peut être plus efficace pour bloquer certains contenus rapidement mais reste plus dangereux pour les libertés. Le mot « générale » laisse sous-entendre que les informations soumises à cette suspension ne seront pas triées et que l’urgence risquerait de violer le respect des libertés fondamentales. D’ailleurs face à l’urgence de la menace terroriste, le système français connait une inflation législative concernant les restrictions de l’accès à Internet, fragilisant les garanties constitutionnelles. En effet, le contrôle judiciaire de ses restrictions n’est ni prévu, ni même envisagé, il est de plus en plus souvent supprimé. Ainsi les procédures de contrôle restent entre les mains de l’autorité administrative, qui s’affranchit du contrôle a priori du juge judiciaire avec la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. En vertu de l’article 12, l’autorité administrative peut demander aux éditeurs de sites et hébergeurs le retrait de contenus constitutifs des délits d’apologie des actes terroristes ou de provocation au terrorisme, aux fournisseurs d’accès le blocage des sites et aux moteurs de recherche et aux annuaires leur déréférencement. Pourtant même si son intervention parait nécessaire et utile, l’absence d’un contrôle préalable du juge judiciaire pour s’assurer que « la mesure prise ne présente pas de caractère arbitraire, qu’elle est nécessaire et proportionnée à l’objectif poursuivi et respecte les droits de la personne » [12]fragilise les droits de l’Homme.
A l’inverse, le système allemand se différencie du système français car il autorise uniquement des suspensions spécifiques, et non générales. Il ne dispose que de dispositions législatives spécifiques prévoyant le blocage pour certains types d’infractions. Ce système est caractérisé par une exigence de neutralité. L’exemple suivant illustre cette politique neutralité: la Cour Constitutionnelle allemande invalide systématiquement les décisions d’une cour inférieure qui interdisent régulièrement aux pronazis de manifester parce qu’ils sont pronazis, en se fondant sur l’article 5 de la loi fondamentale allemande qui énonce que chacun a le droit d’exprimer son opinion, et qu’une censure ne peut avoir lieu. Il ne serait pas inimaginable de penser qu’en raison de l’histoire de l’Allemagne, les manifestations de pronazis soient interdites. Mais les juges constitutionnels allemands insistent sur le point que la Constitution impose la neutralité envers les opinions, même envers les nazis. Sa politique de neutralité s’applique aussi sur les restrictions à l’accès à Internet pour la liberté d’expression. Ces restrictions garantissent plus de liberté et semble assurer un équilibre entre garantie et protection.
Cependant, la législation allemande a du mal à imposer « sa » propre vision neutre de la liberté d’expression en ligne aux prestataires internationaux de moteurs de recherche et aux services de réseaux sociaux, notamment en matière de protection des données, de vie privée et de liberté d’expression. L’utilisation de pseudonymes favorise la liberté d’expression (dans le respect de la loi) sur Internet. Pour certains internautes, il est plus facile de dénoncer un acte ou un événement, de communiquer une information ou de s’informer via un pseudonyme. Bien que le vol d’identité et l’abus des réseaux sociaux soient problématiques, l’obligation de s’inscrire sous son vrai nom ne constitue pas une solution efficace. Ainsi le centre régional pour la protection des données du Schleswig-Holstein[13], en Allemagne a demandé à Facebook de modifier sa politique concernant les noms réels et d’autoriser l’utilisation de pseudonymes. C’est pourquoi en se fondant sur l’article 13 alinéa 6 de la Telemediengesetzt (loi allemande sur les médias), qui oblige les prestataires de services en ligne à « permettre l’utilisation des médias de télécommunications de manière anonyme ou sous un pseudonyme (..) dans la limite de ce qui est possible et techniquement raisonnable », le centre a considéré que la législation allemande respectait le droit européen et souhaitait protéger « en particulier le droit fondamental à la liberté d’expression sur Internet ». L’obligation de s’inscrire sous son vrai nom pourrait limiter en un sens la liberté d’expression sur Internet. Le fait de dénoncer, d’informer ou de communiquer une information, (toujours dans le respect de la loi) sous son vrai nom pourrait décourager les internautes, par peur de représailles ou de mauvais commentaires.
Le système allemand a choisi des suspensions spécifiques à l’inverse du système français, aussi car l’Allemagne étant un pays fédéral les décisions de blocage de l’accès à des sites est assuré le plus souvent au niveau de chaque Länder par les autorités régionales compétentes (Ländestag) La décision de mettre en place une restriction pour un site ou de bloquer une information peut varier d’un Länder à l’autre, notamment en raison du contexte social. D’ailleurs, la difficulté dans laquelle la loi générale fédérale de restriction à l’accès à certains sites pour lutter contre l’exploitation sexuelle des mineurs, citée plus haut : Zugangserschwerungsgesetz, a été votée, illustre les différentes opinions qui séparent les Länder allemands. Des coalitions de représentants des Länder au sein du Bundestag ont protesté et ont fait blocage pendant plusieurs mois, considérant que cette loi était anticonstitutionnelle.
Entre l’Allemagne et la France, l’appréciation de la nécessité de restrictions convergent dans certains domaines. Mais la mise en place de mesures repose sur un système différent. Le système allemand favorise une politique de neutralité. Il parvient à garantir un semblant d’équilibre entre liberté d’expression et protection de l’accès à Internet. La France en revanche encadre de plus en plus Internet et réduit la liberté en ligne à peu de chagrin. L’équilibre entre garantie et protection est difficile à trouver.
Un espace qui s’affranchit de plus en plus du contrôle judiciaire
Bien que des procédures de contrôle soient prévues au niveau national, elles restent toujours entre les mains de l’autorité administrative. L’exemple français avec la loi sur le renseignement promulguée le 24 juillet 2015. Le contrôle a priori de la mise en place de restrictions est effectué par la nouvelle Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), mais « en cas d’urgence absolue », son avis n’est pas requis. Un contrôle a posteriori est prévu avec la faculté d’exercer un recours juridictionnel devant une formation spécialisée du Conseil d’État qui peut statuer en premier et en dernier ressort. Le recours est conduit par le CNCTR mais toute personne y ayant un intérêt direct et personnel peut saisir le CNCTR. Cette voie de recours offerte au citoyen parait tout de même difficile à mettre en œuvre. De plus aucune disposition dans la loi ne permet de sanctionner d’éventuelles infractions résultant d’actions illégales. Un oubli volontaire s’en doute.
A l’occasion de l’État d’urgence en France la difficulté de l’équilibre entre liberté d’expression et sécurité nationale se manifeste clairement dans une décision du 15 février 2016 du Conseil d’État.[14] Il est décidé que le blocage et le déréférencement de sites Internet pouvaient être effectués par l’État, sans passer par une décision judiciaire. Or l’accès à Internet est un droit protégé en droit français en tant que droit inhérent à la liberté d’expression garantie par la Constitution. En vertu de l’article 66 de la Constitution[15], le juge est gardien des libertés individuelles. L’administration n’aurait pas le droit de procéder seul à des blocages de l’accès à Internet. Les recours lancés auprès de la Cour EDH auraient sans doute des chances d’aboutir, en ce que la France enfreint les articles 8.1[16] et 10 de la Convention EDH. Effrayé par cette zone inconnu qu’est Internet, le système français semble l’appréhender à la manière d’un dictateur législatif, allant jusqu’à s’affranchir du contrôle du juge au nom de la sécurité.
En Allemagne, la rapide intervention de la Chancelière allemande Angela Merkel à l’occasion de la Böhmermann Äffaire illustre la difficulté de l’équilibre entre la liberté d’expression sur Internet et la sécurité nationale. Jan Böhmermann, humoriste allemand, avait diffusé des vidéos de son émission satirique, dans laquelle il récitait un Schmähgedicht (poème diffamatoire) à l’encontre du président Turc Erdogan.
Cependant avec la montée en puissance des menaces terroristes, des attentats, des discours de haine, Internet devient un espace de plus en plus surveillé par les États. Des dispositions renforcent considérablement leur pouvoir et leurs moyens d’enquêtes. Les gouvernements ont commencé à intensifier leur contrôle sur un espace où jadis la souveraineté nationale n’intervenait pas. Plus de sécurité mais à quel prix pour nos libertés ?
Les États ont bien-entendu l’obligation positive de lutter contre les risques : discours de haine, protection des mineurs sur Internet. En effet, il se peut qu’une fermeture partielle d’Internet ne soit pas toujours illégale. Si un différend naît sur la toile via les réseaux sociaux et qui menace de dégénérer en actes de violence, une loi pertinente qui a été démocratiquement adoptée, peut s’avérer selon les conditions émises par la CEDH : proportionnée, légitime et légale pour préserver la vie d’autrui de couper brièvement Internet dans certaines zones.
Mais une mesure de restriction de l’accès à Internet qui ne s’inscrit pas dans un cadre légal strict délimitant l’interdiction et offrant la garantie d’un contrôle constitutionnel contre d’éventuels abus constitue une violation de la liberté d’expression.
Bibliographie :
Ouvrages :
- R. CABRILLAC, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 22e édition, 2016
- G. LECUYER, Liberté d’expression et responsabilité, Dalloz, Avril 2006
- C. FERAL- SCHUHL, Cyberdroit, Dalloz, édition 6, 2011/2012
- C.FERAL-SCHUHL, L’exigence de justice : Liberté d’expression sur Internet : un Mirage ?, Mélanges en l’honneur de Robert Badinter, 2016
- W. BENEDEK et M C.KETTEMAN, Meinungsfreiheit und Internet, éditions du Conseil de l’Europe, 2014
- A. BERTRAND et T. PIETTE-COUDOL, Internet et le droit, Que sais-je ? , 2e édition, 2016
Textes juridiques :
- Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948
- Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales du 4 novembre 1950
- Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966
- Constitution française du 4 octobre 1958
- Loi fondamentale allemande du 8 mai 1949 (Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland GG)
- Loi n°2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance et la sécurité intérieure (Loi LOPPSI)
- Loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme
- Zugangserschwerungsgesetzt du 2 février 2017
Décisions CEDH :
- CEDH, 18 mars 2013, Arrêt Ahmet Yildrim c. Turquie, n°3111/10
- CEDH, 13 juillet 2012, Mouvement Raelien suiss c. Suisse (1) n°16354/06
Décisions françaises:
- Conseil Constitutionnel, n°2009-580 DC du 10 juin 2009
- Conseil Constitutionnel, n°2011-625 DC du 10 mars 2011
Décisions allemandes :
- Bundesgerichtshof (cour fédérale allemande de justice), 24 janvier 2013, III ZR 98/12
- Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle allemande), 9 février 2010, 1 BvL 1/09
- Schleswig-Holsteinisches Oberverwaltungsgericht (Cour d’appel du Schleswig-Holstein), du 14 février 2013, 8 B 60/12 et 8 B 61/12
Sites Internet :
http://www.echr.coe.int/Documents/FS_Hate_speech_FRA.pdf
[1] http://www.lexpress.fr/actualite/monde/la-machine-de-guerre-d-occupy-wall-street-sur-internet_1051749.html
[2] http://leplus.nouvelobs.com/contribution/583988-printemps-arabe-les-reseaux-sociaux-suffisent-ils-a-renverser-un-regime.html
[3] Mustaf Kemal Atatürk, homme d‘État turc, fondateur et premier président de la République de Turquie de 1923 à 1938
[4] Ahmet Yildrim c. Turquie (18 mars 2013) requête n°3111/10, paragraphe 31.
[5] Conseil Constitutionnel, Décision 2009-580 DC
[6] Bundesgerichtshof (cour fédérale allemande de justice), 24 janvier 2013, III ZR 98/12
[7] Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle allemande), 9 février 2010, 1 BvL 1/09
[8] CEDH, Mouvement Raelien suiss c. Suisse (13 juillet 2012), requête n°16354/06
[9] Loi n°2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance et la sécurité intérieure (Loi LOPPSI)
[10] Conseil Constitutionnel, décision n°2011-625 DC du 10 mars 2011
[11] Zugangserschwerungsgesetz du 2 février 2017 sur le blocage des contenues sur Internet, relatif à la pédopornographie.
[12] Recommandations du 29 septembre 2014 sur les articles 4,6,10,11,12,13 et 15 du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.
[13] Schleswig-Holsteinisches Oberverwaltungsgericht (Cour d’appel du Schleswig-Holstein), du 14 février 2013, 8 B 60/12 et 8 B 61/12
[14] Conseil d’État, Arrêt n°389140 du 15 février 2016
[15] Art 66 de la Constitution de 1958 : « L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. »
[16] Art 8.1 de la Convention EDH « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance »