Le blanchiment d’argent et les obligations imposées aux établissements financiers en droit français et en droit américain

À propos de l’article intitulé “Stricter Anti-Money Laundering Rules for Financial Institutions”, de Alyssa Marchetti, publié dans la Review of Banking and Financial Law, Automne 2016, p. 30

 

 

En avril 2016, le consortium international des journalistes d’investigation a publié des informations sur l'un des plus grands scandale financier de la période récente : les Panama Papers. Cette affaire a mis en évidence les agissements du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca, qui a été d’une aide cruciale dans la constitution de centaines de milliers de sociétés extraterritoriales (ou sociétés offshore). Si la création de telles sociétés n’est pas en elle-même illégale, leur activité l’est souvent en ce qu’elle tend à faciliter l’évasion fiscale et le blanchiment de capitaux. L’ampleur du scandale a permis de mettre en lumière la nécessité d’une lutte plus ferme contre ce fléau.

En ce sens, le bureau de lutte contre les crimes financiers au sein du département du Trésor américain (Financial Crimes Enforcement Network ou FinCEN) a édicté en mai 2016 une réglementation destinée aux établissements financiers et portant sur leur obligation de vigilance à l’égard de la clientèle. Le but de la réglementation était de renforcer et de clarifier les exigences imposées aux établissements financiers en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, mais aussi de faciliter l’action des autorités de régulation dans ce domaine. En effet, Jennifer Sharsky Calvery, ancienne directrice de la FinCEN, avait souligné les obstacles auxquels elle était confrontée en raison, notamment, des difficultés à identifier les bénéficiaires effectifs des sociétés fictives. La nouvelle réglementation aborde ce problème et devrait permettre d’y remédier en partie.

L’article de la Review of Banking and Financial Law détaille les nouvelles exigences posées par cette réglementation et en dévoile le contexte et les critiques. Mais avant de se pencher sur l’étude de cet article, il apparaît nécessaire de définir la notion de blanchiment de capitaux et d’établissement financier.

En droit français comme en droit américain, la notion de blanchiment de capitaux renvoie à l’action d’introduire des capitaux d’origine illicite dans les circuits financiers et bancaires réguliers. Plusieurs phases peuvent être distinguées, parmi lesquelles figure la mise en place d’un système de transactions complexes afin de limiter la traçabilité des capitaux, produits d’une activité illégale. La nouvelle réglementation américaine a pour but d’introduire plus de transparence afin de rétablir cette traçabilité. Elle vise les établissements financiers et plus précisément les banques, les courtiers ou négociants de titres financiers, les fonds communs de placement, les négociants-commissionnaires en contrats à termes et les courtiers en marchandises. En droit français, les personnes assujetties aux obligations en matière de lutte contre le blanchiment sont nommées à l’article L.561-2 du Code monétaire et financier. Le champ d’application de la législation semble plus vaste qu’en droit américain, en ce qu’il concerne les établissements de crédit, les établissements de paiement, mais aussi les établissements de monnaie électronique, les mutuelles ou unions de retraite professionnelle ou encore les intermédiaires en financement participatif.

L’étude comparative des systèmes américains et français semble s’imposer, car la lutte contre le blanchiment de capitaux s’inscrit dans un contexte économique global ; les États-Unis et la France faisant partie des plus grandes puissances mondiales, l’existence de systèmes de réglementation similaires permettrait une plus grande efficacité dans cette lutte.

Les politiques de lutte contre le blanchiment de capitaux comprennent à la fois un volet répressif et un volet préventif. C’est dans le cadre de ce second volet que s’inscrit l’objet principal de la réglementation édictée par la FinCEN : l’obligation de vigilance imposée aux établissements financiers. La question se pose : dans les systèmes législatifs américains et français, quelles sont les obligations imposées aux établissements financiers en matière de vigilance à l’égard de la clientèle dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux ?

Il convient de répondre à cette question en abordant tout d’abord la lutte contre le blanchiment de capitaux et l’obligation de vigilance des établissements financiers dans sa globalité (I), puis un des éléments de cette obligation de vigilance : l’identification et la vérification du bénéficiaire effectif (II).

 

I. La lutte contre le blanchiment de capitaux et l’obligation de vigilance des établissements financiers

En France comme aux États-Unis, la lutte contre le blanchiment de capitaux est encadrée par des sources légales multiples (A), qui imposent notamment une obligation de vigilance aux établissements financiers concernés (B).

 

A. L’encadrement légal de la lutte contre le blanchiment de capitaux

De part et d’autre de l’Atlantique la lutte contre le blanchiment de capitaux fait l’objet d’un encadrement législatif national influencé par des sources internationales.

En France, la législation européenne occupe une place prépondérante en la matière. La lutte contre le blanchiment a fait l’objet de plusieurs directives européennes, la dernière en date étant la directive (UE) 2015/849 du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme (dite Quatrième Directive). Cette directive a été transposée dans le droit national par l’ordonnance n°2016-1635 du 1er décembre 2016. Elle avait pour objectif, entre autres, d’élargir et de clarifier le périmètre des entités assujetties aux règles applicables dans le domaine, de renforcer les dispositions sur l’évaluation des risques et les procédures de contrôle et d’échange d’informations, ainsi que de renforcer l’obligation de vigilance.

Aux États-Unis, la lutte contre le blanchiment de capitaux est principalement encadrée par le Bank Secrecy Act de 1970 (BSA). L’article de la Review of Banking and Financial Law explique que pour lutter contre le blanchiment, les entités assujetties doivent, a minima, mettre en place des politiques, des procédures et des contrôles internes, un programme de formation continue à destination des employés, désigner un responsable de la vérification de la conformité et enfin instaurer une fonction d’audit indépendante afin d’évaluer l’efficacité des programmes mis en place.

Dans cet article, aucune mention n’est faite des sources internationales en la matière. Pourtant, il semblerait que la législation américaine, tout comme la législation européenne, suive les recommandations du Groupe d’action financière (GAFI) qui promeut une lutte efficace contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. En 2012, le GAFI a édicté 40 nouvelles recommandations, parmi lesquelles la recommandation 10 qui abordait la question de l’obligation de vigilance imposée aux professionnels et préconisait d’imposer la vérification du bénéficiaire effectif lors de l’établissement de la relation d’affaires. C’est l’objet même de la nouvelle réglementation américaine en la matière et aussi un des points abordé par la Quatrième Directive.

En France et aux États-Unis, les sources de la lutte contre le blanchiment de capitaux sont donc multiples. Les méthodes le sont tout autant et imposer une obligation de vigilance aux établissements financiers est l’une d’entre elles.

 

B. L’obligation de vigilance des établissements financiers

L’obligation de vigilance imposée aux entités assujetties à la réglementation anti-blanchiment est similaire dans les systèmes français et américain. Par ailleurs, en France comme aux États-Unis cette obligation existe sous plusieurs formes.

La nouvelle réglementation édictée par la FinCEN rappelle les 4 piliers fondamentaux de l’obligation de vigilance (ou customer due diligence) : l’identification et la vérification de l’identité des clients, l’identification et la vérification de l’identité du bénéficiaire effectif, l’obtention d’informations sur la nature et l’objectif de la relation d’affaires afin d’établir un profil de risque du client et l’établissement d’une surveillance continue afin de signaler les transactions à risques et afin de conserver et mettre à jour les informations relatives aux clients. Ces piliers sont semblables aux mesures de vigilance imposées par l’article 13 de la directive 2015/849 du 20 mai 2015.

De la même façon, il existe dans ces deux systèmes plusieurs déclinaisons de l’obligation de vigilance. En effet, la France, comme les États-Unis, connaît une obligation de vigilance renforcée selon laquelle les établissements financiers doivent effectuer des contrôles plus approfondis lorsque le risque de blanchiment apparaît plus élevé. La directive du 20 mai 2015 introduit aussi une obligation de vigilance simplifiée lorsque le risque de blanchiment semble plus faible et qui s’applique sur autorisation des États aux entités assujetties. Cette obligation simplifiée semble toutefois inconnue du système américain.

 

Ainsi, dans le cadre de la lutte préventive contre le blanchiment de capitaux une obligation de vigilance a été imposée aux établissements financiers, en France comme aux États-Unis. Cette obligation comporte plusieurs éléments, parmi lesquels l’identification et la vérification de l’identité du bénéficiaire effectif. C’est sur ce point que l’apport de la nouvelle réglementation américaine est le plus important, en ce que cette obligation était, semble-t-il, absente de la législation avant son édiction.

 

II. L’identification et la vérification de l’identité du bénéficiaire effectif

L’introduction de l’obligation d’identification et de vérification de l’identité du bénéficiaire effectif par les établissements financiers constitue une véritable nouveauté au sein de la législation anti-blanchiment américaine. La FinCEN a dû procéder à une nécessaire définition de la notion (A) et à une délimitation de la nouvelle obligation (B).

A. La notion de bénéficiaire effectif

La réglementation édictée par la FinCEN en mai 2016 impose aux entités assujetties d’identifier et de vérifier l’identité des bénéficiaires effectifs des clients personnes morales souhaitant ouvrir de nouveaux comptes. À cette fin, la réglementation a défini la notion de bénéficiaire effectif. Cette notion est appréhendée de façon similaire dans les systèmes français et américain.

La FinCEN a défini les bénéficiaires effectifs comme suit : il s’agit de toute personne qui, directement ou indirectement, prend part à hauteur de 25 % minimum dans l’actionnariat du client personne morale et de toute personne ayant un pouvoir de contrôle, de gestion ou de direction de la personne morale. La définition fournie par l’article 3 6) de la directive 2015/849 est similaire : en effet, le bénéficiaire effectif désigne « la ou les personnes physiques qui, en dernier ressort, possèdent ou contrôlent le client et/ou la ou les personnes physiques pour lesquelles une transaction est exécutée ou une activité réalisée » ; un seuil de 25 % de participation dans l’actionnariat étant aussi évoqué dans le cas des sociétés.

L’article de la Review of Banking and Financial Law fait état des critiques formulées contre cette définition. Il a été avancé que le seuil de 25 % était trop élevé et devrait être abaissé à 10 %, mais aussi et surtout qu’assimiler le bénéficiaire effectif à une personne avec un pouvoir significatif de gestion créerait un vide juridique qui permettrait aux établissements financiers de nommer des employés sans véritable contrôle mais en charge des opérations au jour le jour. Toutefois, il semblerait qu’en posant deux volets dans la définition du bénéficiaire effectif, un volet contrôle et un volet participation, les législations américaines et françaises évitent cet écueil.

Ainsi, il ne semble pas y avoir de grande différence dans l’appréhension de la notion de bénéficiaire effectif entre les systèmes législatifs français et américain. Qu’en est-il des exigences en matière d’identification et de vérification de l’identité du bénéficiaire effectif ?

 

B. La délimitation de l’obligation d’identification et de vérification de l’identité du bénéficiaire effectif

Les législations française et américaine semblent imposer, peu ou prou, les mêmes exigences en matières d’identification et de vérification de l’identité du bénéficiaire effectif.

La réglementation américaine impose aux entités assujetties d’identifier et de vérifier l’identité des bénéficiaires effectifs lorsque le client personne morale souhaite ouvrir un nouveau compte. Cela semble se rapprocher de l’obligation française d’identifier et de vérifier l’identité du bénéficiaire effectif lors de l’établissement de la relation d’affaires. Il paraît intéressant de noter que lors de la première réunion de la commission bancaire sénatoriale américaine en janvier 2018, plusieurs experts ont insisté sur la nécessité d’imposer une identification du bénéficiaire effectif des personnes morales au moment même de leur constitution, afin de ne pas faire reposer sur les seuls établissements financiers le poids de cette obligation.

Une autre exigence imposée à la fois par la réglementation française et la réglementation américaine est celle, pour les entités assujetties, de collecter les informations sur les bénéficiaires effectifs et de les conserver pendant 5 ans dans un registre. Toutefois, une différence majeure entre les deux systèmes est que les informations collectées par les entités assujetties à la réglementation française seront rendues publiques au sein du Registre national du commerce et des sociétés.

Enfin, une des critiques adressée à la FinCEN était que les établissements financiers étrangers, et particulièrement les établissements financiers dans les pays en voie de développement, où les standards en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux sont souvent moins élevés, risquaient de pâtir de cette nouvelle réglementation. Le département du Trésor américain a tenu à clarifier la situation et a affirmé que cette obligation de vigilance n’imposait pas aux établissements financiers d’effectuer un contrôle de la clientèle des établissements financiers étrangers. En France, la situation est différente : en effet, l’article L.561-10-2 du Code monétaire et financier fait référence à des mesures de vigilance spécifiques lors de relations avec des organismes financiers étrangers situés hors de l’Union européenne, ne faisant pas partie de l’Espace économique européen et ne figurant pas sur la liste des pays imposant des obligations équivalentes en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

 

BIBLIOGRAPHIE

Régulation bancaire et financière européenne et internationale, T. BONNEAU, Bruylant, 3e édition, 2016

Droit bancaire, R. ROUTIER, M. MIGNOT, J. LASSERRE CAPDEVILLE, M. STORCK, N. ERÉSÉO et J.-P. KOVAR, Précis Dalloz, 1e édition, 2017

Vocabulaire juridique, G. CORNU, Presses universitaires de France (PUF), 10e édition, 2018

• Code monétaire et financier

• Directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme

• GAFI (2012), Recommandations du GAFI – Normes internationales sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et de la prolifération, mise à jour octobre 2016, GAFI, Paris, France

• FATF, Mutual Evaluation Report, Anti-money laundering and counter-terrorist financing measures : United States, December 2016

https://www.law.cornell.edu/wex/money_laundering

https://www.justice.gov/archives/opa/blog/financial-action-task-force-re...