Le ‘Domestic Violence Survivor’s Act’ : une légitime défense pour les survivantes de violences domestiques qui deviennent auteures d’un crime ? – The people v. Addimando (14 Juillet 2021 ), Cour Suprême de New-York Section d’appel, Second dep. judiciaire

Introduction 

            Le 14 mai 2019, l’État américain de New-York votait pour l’entrée en vigueur d’une loi progressiste en faveur des victimes de violences domestiques. En effet, la loi de procédure pénale § 440.47(1), aussi connue sous le nom de ‘Domestic Violence Survivors Justice Act’ (DVSJA), apporte une protection spécifique aux victimes de violences domestiques, dans le cas où elles deviennent elle-même les auteures d’une agression sur autrui. Loin d’offrir une immunité totale à ces « survivantes », cette loi leur permet en vérité de soulever une motion au cours de leur procès, dont le but sera de demander une diminution de la peine reçue pour leurs actes, sous réserve de la satisfaction de nombreuses conditions. Ainsi, une femme battue qui commet un homicide sur l’auteur des violences (que nous déciderons d’appeler ici son « agresseur »), peut utiliser ces agressions pour, en un sens, invoquer des circonstances atténuantes. Ainsi cette motion semble se situer entre une sorte de circonstance atténuante et un cas de légitime défense. C’est dès 2019, à l’occasion de l’affaire The people v. Addimando que la Cour suprême de New-York va se questionner quant à l’application de cette loi. Dans cette affaire, le tribunal du comté de Dutchess rend une décision refusant de diminuer la peine d’une femme qui soutient qu’elle a tué son conjoint en réponse aux violences sexuelles, physiques et psychologiques qu’elle subissait depuis plusieurs années, et des menaces reçues le soir-même. La Cour suprême de New York se voit alors poser la question de savoir si le tribunal du comté a correctement appliqué la loi dans sa manière d’apprécier si oui ou non les conditions qu’elle pose sont remplies. C’est-à-dire : le tribunal a-t-il eu raison de dire que la situation de la demanderesse de cette motion ne répondait pas aux critères pour obtenir une diminution de sa peine, au sens de la loi § 440.47(1) ? Le tribunal avait en effet décidé que certains critères posés par la loi, soit ceux sur l’existence des violences domestiques et l’identité de leur auteur et celui sur la corrélation entre ces violences et l’homicide, n’étaient pas remplis en l’espèce. C’est en 2021 que la Cour suprême de New-York, saisie de cette affaire, annule cette décision et réduit la peine de l’accusée. La Cour, qui étudie une question sur cette loi pour la première fois, vient alors apporter plus de précisions sur la façon dont elle entend l’interpréter et apprécier les critères que la loi pose. La Cour défend une vision moins restrictive et plus progressiste de la loi.

          En quoi la Cour Suprême de New-York, malgré un contexte encore trop patriarcal et peu sensibilisé sur la question des violences faites aux femmes, réussit-elle à imposer ce mécanisme de diminution de peine en faveur des femmes battues ?

           Nous verrons dans un premier temps que ce mécanisme frôle la légitime défense, mais est en réalité une nouveauté avant-gardiste. Puis, comment la décision du tribunal de comté est symptomatique du contexte patriarcal dans le système judiciaire américain. Finalement, nous verrons comment la Cour Suprême de l'Etat remporte le rapport de force en replaçant le DVSJA comme une réelle avancée pour le droit des femmes. Il s’agira ici, non pas de faire une généralité, mais de placer volontairement le cas des femmes battues au centre de la réflexion.

 

Une motion avant-gardiste frôlant la légitime défense

            La loi DVSJA, entrée en vigueur en 2019, vient amender des dispositions des lois pénales 60.12 et 70.45 sur les sentences, et créer une nouvelle loi de procédure pénale permettant la « resentence », c’est-à-dire la procédure d’attribution d’une nouvelle peine, en l’occurrence diminuée. Elle suit en réalité un courant naissant dans certains autres États. La France, par exemple, débat depuis des années de cette possibilité de création d’une « légitime défense dans les cas de violences domestiques ». Pour ce qui est des États-Unis, une tendance appelée « sin in silence » en Californie fait naître ces débats. En Illinois, on considère le contexte de violences domestiques comme un facteur à prendre en compte au moment de l’attribution de sentences. Mais en soi, la loi new-yorkaise vient accorder au juge une marge de discrétion beaucoup plus importante au moment de l’attribution d’une peine. En d’autres termes, elle entend laisser la possibilité au juge de prendre en compte le contexte violent, et par compassion, d’attribuer à l’accusée une peine plus appropriée et moins lourde que celle prévue par la loi pénale. Le but est d’éviter d’accabler une victime de violences domestiques par une peine excessivement dure. À l’occasion de l’arrêt The people v. Smith de 2020[1], le tribunal du comté d’Erie a d’ailleurs rappelé que «Le DVSJA n’a jamais eu pour but de décharger l’accusée de sa responsabilité pour les actes commis, ni d’excuser sa conduite illégale. La loi permet au contraire de reconnaître la sévérité de l’infraction tout en offrant un certain degré de clémence à l’accusée.». Le même arrêt rappelle aussi que cette loi est née de la prise de conscience collective que l’incarcération des femmes et les violences domestiques étaient liées dans l’immense majorité des cas, et que la discrétion des juges en l’état actuel ne permettait pas de prendre en compte l’impact d’une tel contexte. La nouveauté créée par l’État de New York est donc de concevoir les victimes de violences domestiques non seulement dans leur statut d’auteures d’une infraction, mais aussi dans leur statut de survivantes.

           Avant que cette loi ne soit proposée, la tendance pour les victimes de violences dans ce cas de figure était de plaider la légitime défense. Pratiquement, toutes les femmes battues poursuivies pour avoir tué leur agresseur admettaient par la même occasion leur culpabilité, car il s’agissait de leur unique issue de secours. Cependant, au regard du contexte, et pour des raisons qui seront discutées par la suite, cet argument était constamment refusé par les tribunaux qui les accablaient d’une peine d’autant plus sévère. En effet, pour que cet argument soit accepté devant la justice new-yorkaise, les accusées devaient pouvoir prouver qu’elles pensaient de manière raisonnable que l’usage de la force était nécessaire, et qu’il s’agissait d’une réponse proportionnée à l’attaque imminente. Ces critères posés par la définition juridique de la légitime défense créaient alors une barrière importante pour les femmes battues, car écartait les cas où la violence n’est pas imminente mais constitue un contexte systématique, ou les cas où les violences passées ont créé des traumatismes chez les survivantes. Dans les deux cas, ni le critère “imminent” ni celui d’une proportionnalité raisonnable entre la violence des agresseurs et la réponse des survivantes n’étaient satisfaits selon les jurys. C’est dans ce contexte de carence juridique que le DVSJA vient créer un outil entre l’argument de la défense légitime et la création d’une sorte de circonstance atténuante. Il ne s’agit pas d’un réel cas de légitime défense pour les raisons évoquées plus tôt. La loi vient alors écarter le critère d’agression imminente en reconnaissant qu’un schéma systématique de violence, ou la peur d’une agression future potentielle devaient être pris en compte. Ces violences répétitives dans le temps rendant les possibilités de récidive pratiquement certaines et potentiellement imminentes. Dans l’affaire Addimando, les menaces subies par l’accusée le soir de l’homicide, dans un contexte de violences systématiques, ont rendu les possibilités d’agression imminente si réelles que cette dernière n’avait d’autre solution que d’agir sur le moment. Ainsi, on considère que la victime de violences choisit de se défendre, certes en amont, mais en connaissance de cause, et avec les moyens à sa disposition. La loi contourne de près les critères de la légitime défense tout en en empruntant ses mécanismes. On peut alors aussi la rapprocher d’une sorte de circonstance atténuante, ou légitime défense élargie.

 

L’application de la loi dans un contexte encore patriarcal : l’interprétation par le tribunal du comté en 2019

            L’affaire Addimando apporte en 2019 un premier aperçu, très révélateur, du contexte dans lequel la loi a été prise. Cette loi qui se veut très progressiste semble se heurter, devant le tribunal du comté de Dutchess, à la dure évidence du climat patriarcal encore trop actuel dans le monde juridique. Mais les juges conservateurs ne sont qu’en partie coupables de ce climat. La première difficulté apparaît en réalité dans les mots mêmes de la loi qui pose sept conditions à son applicabilité. Alors que les quatre premières conditions sont purement procédurales (nécessité de l’existence d’une peine d’emprisonnement et exclusion de certaines infractions graves), les conditions (5), (6) et (7) sont plus ardues à satisfaire -voir ci-dessous). D’un côté, comme pour beaucoup de cas de violences faites aux femmes, les preuves de ces violences sont souvent trop difficiles à apporter. Ici, la victime de violence étant en position d’auteure de l’infraction, la charge de la preuve lui incombe, et elle est lourde. On semble s’écarter du but premier de la loi, qui avait pour objectif de ne plus voir les victimes de violences comme seulement auteures d’une infraction, mais aussi comme des survivantes. 

           La seconde difficulté réside dans le fait que l’appréciation de ces preuves appartient à la grande discrétion donnée aux juges par la loi. Certes, le but de cette discrétion exacerbée est de donner aux juges la possibilité de compatir avec les survivantes. Mais l’inverse est possible aussi. Ce que l’on observe dans l’arrêt Addimando est la facilité avec laquelle les juges vont réfuter les preuves apportées. Sur le point (5), c’est-à-dire l’existence d’un historique de violences sexuelles, physiques ou psychologiques, le tribunal de comté a considéré que ce contexte abusif était « indéterminé ». En d’autres termes, le tribunal a considéré que les témoignages, photographies et autres preuves apportés par Addimando n’étaient pas suffisants pour caractériser ce contexte au sens de la loi. Le tribunal a même ajouté que l’identité de l’agresseur (point (6)) ajoutait à ce caractère indéterminé. Le point (7) concerne l’existence d’un lien de cause à effet entre les violences et l’acte commis par l’accusée. Sur ce point, le tribunal a de nouveau considéré les preuves comme insuffisantes pour prouver que les violences étaient un facteur. Mais toutes ces appréciations ont été basées sur une méthode archaïque. En effet, le tribunal a étudié cette demande de réduction de peine en se basant sur des présomptions quant au comportement que la survivante aurait dû avoir selon les juges, et sur une vision erronée de ce que représente un tel contexte abusif pour les personnes qui en sont victimes. Le tribunal a alors minimisé les conséquences d’une telle emprise, et l’incapacité pour certaines victimes de s’en sortir malgré « les conseils, l’assistance, le soutien » extérieurs apportés à celles-ci. Finalement, les juges auraient déterminé que la peine prévue pour le crime commis n’était pas « excessivement dure » au regard du contexte.

           Ainsi, il semble évident que cette loi aux critères difficiles à satisfaire vient, en 2019, se heurter à un système juridique encore trop conservateur et peu averti sur l’ampleur des conséquences engendrées par les violences domestiques. Cette grande marge d’appréciation offerte aux juges est, en 2019, utilisée au détriment des survivantes de violences, et ce malgré le caractère progressiste de la loi à l’origine. On dira de cette décision que les juges n’ont pas réussi à « reconnaître l’expérience subjective à laquelle les survivant(e)s de ‘terrorisme dans la sphère intime’ font face »[2]. Le tribunal aurait simplement traité le cas comme un cas de légitime défense, sans faire profiter la survivante des avantages de la situation juridique que la loi crée. C’est dans ce contexte que la Cour Suprême de New-York vient en 2020 apporter les précisions nécessaires et s’opposer à la vision du tribunal de comté.

 

Un rapport de force remporté par la Cour Suprême et son approche progressiste

            Finalement, c’est la Cour Suprême de New-York qui va apporter une réponse à la hauteur des intentions du législateur. « Au regard de notre réexamen extensif des faits, nous rejetons la méthodologie, l’approche, l’application et l’analyse de ces trois facteurs par le tribunal du comté. » répond la cour au tribunal. Dans son arrêt de 2021, la Cour suprême va être claire dans son intention, non pas de diminuer la marge d’appréciation exacerbée des juges, mais de l’orienter et l’encadrer. Le but étant d’éviter que les tribunaux n’aillent à l’encontre des ambitions du législateur, c’est-à-dire qu’ils rendent le système encore plus dur envers les femmes battues par des décisions discrétionnaires conservatrices et misogynes. Pour se faire, la Cour va interpréter la loi par la méthode téléologique. Les États-Unis, pays de droit jurisprudentiel, ont fréquemment recours à cette méthode qui consiste à interpréter un texte juridique au regard de son but, son objet et sa finalité. Cette méthode se distingue de l’interprétation littérale, qui consiste à interpréter un texte au regard du sens commun, actuel, des mots de la loi. En l’espèce, les juges vont chercher à comprendre les intentions du législateur à l’égard des victimes de violences et à l’égard du système judiciaire new-yorkais. De façon évidente, la loi avait pour but de créer un soulagement juridique pour des personnes longtemps oubliées par la justice et par la société, des personnes ayant porté un fardeau trop lourd pour être encore accablées par une peine injustement élevée. Le but étant alors d’utiliser le pouvoir discrétionnaire exacerbé des juges en leur faveur. Faire l’inverse est selon la cour une mauvaise interprétation et une mauvaise application de la loi.

           La Cour va, par la même occasion, rappeler la nécessité de mettre en balance les intérêts au moment d’apprécier la légitimité de l’acte commis par la survivante. Elle viendra alors rejeter l’argument du tribunal selon lequel l’homicide surpassait le motif, c’est-à-dire qu’elle rejette la minimisation des violences opérée par le tribunal. Finalement, la cour ira jusqu’à rejeter l’approche du tribunal impliquant de présumer le comportement que la survivante aurait dû avoir. En effet, cela reviendrait à utiliser la méthode du « bon père de famille », c’est-à-dire à identifier comment une personne lambda aurait agi dans les mêmes conditions (avec de l’assistance extérieure, des possibilités de s’enfuir, …). Mais cette méthode exclut totalement la prise en compte du contexte de violences psychologiques, des traumatismes et de la peur que subissent les victimes. Il s’agit une fois de plus d’une méthode arriérée, totalement en désaccord avec le but de la loi. C’est sur ces argumentations que la Cour vient rejeter la décision du tribunal et attribuer une nouvelle peine plus adaptée à Addimando, accusée et survivante de violences.

           Par cet arrêt, la cour vient replacer le DVSJA comme un réel outil juridique progressiste allant bien plus loin que l’argument de la légitime défense. Si la loi est désormais correctement appliquée, donc selon l’interprétation de la Cour Suprême de New-York, on peut croire qu’il s’agira d’une réelle avancée pour les droits des femmes. Un risque persiste malgré tout : ce soulagement judiciaire ne doit pas devenir une excuse pour mettre de côté les efforts pour diminuer les violences. Le problème doit encore être traité à la racine de façon systémique, pas seulement en surface et postérieurement à l’apparition d’un drame.

 

[1] The people v. Smith, Cour du comté de Erie, NY, 6 janvier 2021, NY Slip Op 20240 [69 Misc 3d 1030] (USA).

[2] Bogna, R. (2020). Domestic Violence Survivors Justice Act : Potential Mitigation, Not Guaranteed Fix. N.Y.U. Journal of Legislation & ; Public Policy, Legis & ; Pub. Pol’y Quorum.

 

Bibliographie

  • Bogna, R. (2020). Domestic Violence Survivors Justice Act : Potential Mitigation, Not Guaranteed Fix. N.Y.U. Journal of Legislation & ; Public Policy, Legis & ; Pub. Pol’y Quorum.
  • The people v. Smith, Cour du comté de Erie, NY, 6 janvier 2021, NY Slip Op 20240 [69 Misc 3d 1030] (USA).
  • What is the domestic violence survivors justice act ? (s. d.). NY Gov. Files.
  • The people v. Chapman, Cour du comté d'Albany, 10 février 2020, 2020 N.Y. Slip Op. 65399 (USA).
  • The people v. DL, Cour du comté de Columbia, 22 mars 2021, 72 Misc. 3d 257 (N.Y. Cnty. Ct. 2021) (USA).
  • Alexander, M., Bierria, A., Lenz, C., & Moon, S. (2022). Defending self-defense. Survived & punished.
  • Wyrick, P., & Atkinson, K. (2021, 29 avril). Examining the Relationship Between Childhood Trauma and Involvement in the Justice System. National Institute of Justice Journal.