Le droit à l’eau : un droit fondamental ?

L’objectif pour le développement durable n°6 établi par les Nations Unies, prévoit de « garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau[1] » à l’horizon 2030. Or, sachant que le changement climatique s’accélère, la garantie d’un accès à l’eau potable est une urgence. Malgré la résolution non-contraignante de l’Assemblée Générale de l’ONU[2] (ci-après « AGNU ») reconnaissant l’accès à l’eau potable et à l’assainissement comme un droit fondamental, de nombreuses lacunes persistent. En effet, l’eau fait l’objet de différentes approches juridiques qui se complètent difficilement. Elle est consacrée par différentes branches du droit, créant ainsi, comme le soutient M. FORTEAU[3] « une fragmentation du droit international ». Comme le questionne à juste titre M. CUQ dans le même ouvrage[4], « il est important de se demander si la fragmentation du droit applicable à l’eau peut être considérée comme un vecteur ou comme un frein à une approche globale ». L’hésitation du droit international en la matière rend la réponse assez complexe, car aucun texte véritablement contraignant ne reconnait le droit à l’eau.

Cependant, cette hésitation n’est pas nécessairement un frein puisque la reconnaissance d’un droit fondamental à l’eau émerge progressivement au sein de nombreux systèmes juridiques, surtout de manière indirecte. L’interaction entre le droit international et les systèmes nationaux a donc une influence positive dans l’évolution du droit à l’eau. C’est aussi parce que l’eau fait l’objet de différents intérêts que sa protection devient effective. En effet, l’eau constitue à la fois un bien commun, mais également un bien lucratif ce qui provoque une opposition entre les différents acteurs impliqués. Cela implique un accès inégal à cette ressource, et donc l’intervention du législateur ou du juge. Ainsi, la multiplication de ces interférences permet de faire évoluer le droit. Ces réflexions seront analysées à la lumière d’une récente décision du Conseil Constitutionnel[5], qui consacre implicitement le droit à l’eau en tant que droit effectif. Cet article s’inscrit dans une approche optimiste et dresse une analyse positive du droit à l’eau. Il est en effet important de mettre en valeur les avancées juridiques issues de l’interaction entre les droits.

Ainsi, le présent article s’attachera à décrire les différents enjeux auxquels le droit international et les droits nationaux sont confrontés, et les moyens développés pour les surmonter. Il est donc nécessaire de prendre en compte à la fois, l’aspect fragmenté du droit en la matière, mais également l’aspect dual de l’eau, en tant qu’enjeu humain et économique. Ceci amène à se demander comment les différents systèmes juridiques prennent en compte les particularités du droit à l’eau afin de lui accorder une certaine effectivité ? Après avoir analysé l’apport du droit international des droits de l’homme (I), il convient de souligner que l’opposition entre bien commun et bien lucratif participe à la reconnaissance d’un droit fondamental (II).

 

I. Un droit non-autonome mais pourtant effectif : l’apport du droit international des droits de l’Homme

 

Les textes consacrant une protection catégorielle (droit des femmes[6] ou droits de l’enfant[7]) considèrent le droit à l’eau comme un droit autonome. En revanche, aucun texte de droit international des droits de l’Homme contraignant et à caractère général ne concrétise le droit à l’eau de manière autonome et explicite.

Pourtant, il n’est pas nécessairement ignoré. En effet, de nombreux mécanismes permettent de le rattacher à des textes de droit international des droits de l’Homme. Cette concrétisation indirecte a permis d’accorder un régime de protection à ce droit. A titre d’exemple, une observation du Comité des droits économiques et sociaux[8] a permis de reconnaitre ce droit. En effet, l’article 11§1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoit « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisant[9] ». C’est en interprétant cet article que le Comité reconnait dans son observation que « le droit à l’eau fait clairement partie des garanties fondamentales pour assurer un niveau de vie suffisant, d’autant que l’eau est l’un des éléments les plus essentiels à la survie.[10] » Ainsi, par une interprétation extensive du droit à un niveau de vie suffisant, le droit à l’eau est pleinement intégré.

Les résolutions de l’AGNU encouragent également la reconnaissance de ce droit fondamental. A titre d’exemple, sous l’impulsion de la Bolivie, l’AGNU a adopté une résolution en 2010[11], dans laquelle elle « reconnaît que le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit de l’homme, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits de l’homme. » Bien que cette résolution ne soit pas contraignante, elle contribue à la consolidation d’un droit nouveau.

La Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après « Cour EDH ») a également contribué à la reconnaissance du droit à l’eau, notamment par le mécanisme de protection par ricochet. Il s’agit d’une technique permettant d’étendre la protection de certains droits et situations non prévues par la Convention Européenne des Droits de l’Homme (ci-après, « CEDH »). Dans l’arrêt Kadikis c/ Lettonie[12] et l’arrêt Marian Stoicescu c. Roumanie[13] la Cour EDH condamne les Etats sur le fondement de l’article 3 de la CEDH[14] (interdiction de la torture). Les faits concernaient les conditions d’incarcération des détenus et leur accès à l’eau. Comme le résume H. SMETS, « les conditions d’incarcération inappropriées du fait du manque d’eau ou d’assainissement sont jugées comme étant constitutives d’un traitement inhumain ou dégradant.[15] ».

Les mêmes mécanismes ont été adoptés aux niveaux nationaux. Comme le soutient V. BERNAUD « le silence de la Constitution n’est pas nécessairement synonyme d’un désintérêt des États relativement à la question de l’eau.[16]» C’est l’exemple de la France, où la Constitution reste silencieuse quant à ce droit. En effet, il n’est ni mentionné dans le corps de la Constitution, ni même dans la Charte de l’environnement. Or, dans la décision n°2015-470 QPC, le Cons. Const. souligne que « le législateur, en garantissant dans ces conditions l'accès à l'eau qui répond à un besoin essentiel de la personne, a ainsi poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent.[17] »  Ainsi, par son interprétation extensive du droit fondamental à disposer d’un logement décent, le juge constitutionnel consacre la protection du droit à l’eau. On observe ainsi, au travers de la question du droit à l’eau, l’efficacité de mécanismes d’adaptation et d’actualisation des droits de l’Homme. Cependant, il convient de souligner que le Conseil Constitutionnel ne le reconnait qu’implicitement, ce qui reste critiquable selon la doctrine. Bien que cette décision se trouve dans la continuité du droit international et donc, assez lacunaire, il convient d’affirmer qu’elle s’inscrit dans la défense des intérêts des individus, et consacre leurs droits humains.

 

II. L’eau, un bien à la fois commun et lucratif : un équilibre nécessaire

 

L’opposition à la marchandisation de l’eau est clairement affirmée par les droits nationaux et par la jurisprudence. Par exemple, la Constitution bolivienne adoptée en 2009 prévoit à l’article 20§3[18] que l’accès à l’eau est un droit de l’homme, et ne peut faire l’objet de concessions ou privatisations. La particularité de cette Constitution est qu’elle consacre le droit à l’eau en tant que droit de l’Homme, et qu’elle accorde une protection effective de ce droit, en excluant toute privatisation. Par ailleurs, dès 1998, l’Afrique du Sud a consacré le droit à l’eau lors de l’adoption de sa Constitution[19]. La nationalisation des ressources en eau est également considérée par une loi de 1998[20]. Comme le soutient V. BERNAUD, ces constitutions « ne se limitent pas à énoncer un droit fondamental à l’eau ou d’accès à l’eau général et sans consistance, mais plutôt un droit militant et défensif (…)[21] ». Il convient de constater qu’à la différence du droit international, qui reconnait implicitement ce droit, certains Etats ont constitutionnalisé ce droit.

Ce sont donc les Etats qui apportent une valeur ajoutée à ce droit. Leur rôle est d’autant plus important lorsqu’il s’agit de réguler les intérêts lucratifs de certains acteurs. L’eau est une ressource stratégique, car elle a une valeur à la fois vitale, essentielle mais aussi économique. Elle fait l’objet d’une marchandisation et est devenue une activité lucrative. Or, cette gestion lucrative de l’eau suppose l’affirmation d’intérêts économiques et de droits privatifs qui s’opposent aux intérêts des individus. Malgré les évolutions du droit international en la matière, ce sont bien souvent les multinationales de l’eau qui l’emportent sur le respect des droits de l’Homme.

La fragmentation du droit international est une nouvelle fois visible puisque le droit international économique s’oppose ici, au droit international des droits de l’Homme. Cependant, elle peut être considérée comme un frein, car il est difficile de coordonner droits économiques et droits de l’Homme. Ainsi, ce sont les droits nationaux qui peuvent apporter une certaine valeur ajoutée, et considérer un équilibre entre ces intérêts. Comme le soutient M. CUQ, « à travers une qualification nationale de l’eau, le droit international pourrait en assurer une meilleure approche globale grâce à la recherche d’une plus grande coordination entre ses différentes branches [22]. » Le premier garant des droits de l’Homme étant l’Etat, c’est donc à lui que revient l’obligation négative de ne pas violer ce droit ainsi que la mise en œuvre d’obligations positives afin de rendre ce droit opposable et effectif. Par des mécanismes législatifs et jurisprudentiels, les Etats contribuent à combler les lacunes du droit international, en équilibrant les intérêts en cause.

C’est notamment le cas de la France, qui considère l’eau en tant que bien commun dans sa législation. En effet, selon l’alinéa premier de l’article L210-1 du Code français de l’Environnement, « l'eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d'intérêt général.[23]» La référence au bien commun et à l’intérêt général démontre une claire opposition à la valeur lucrative de l’eau. Dans la décision du Cons. Const.[24], une société de distribution d’eau conteste la constitutionnalité de l'article L. 115-3 du code de l'action sociale et des familles qui interdit aux distributeurs d’eau « de procéder (…) à l’interruption, pour non-paiement des factures (…) de la distribution de l’eau tout au long de l’année.[25] ». Selon la société, il s’agit « d’une atteinte excessive (…) à la liberté contractuelle et à la liberté d'entreprendre.[26] » Ainsi, par un contrôle de proportionnalité, le juge Constitutionnel oppose les intérêts humains et sociaux du droit à l’eau aux intérêts des acteurs économiques. En effet, « considérant qu'il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle (…) des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.[27] » Il fait prévaloir l’objectif à valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent sur le principe de la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre. Comme le commente B. CLEMENCEAU à propos de cette décision, le droit à l’eau constitue « un principe directeur qui permet au législateur de limiter certains droits et libertés classiques.[28] »

Ainsi, le droit à l’eau n’est pas clairement affirmé, mais sa prise en compte progressive reste encourageante. Le faisceau de convergences ouvre ainsi la voie à une évolution du droit en la matière.

 

[1] Objectif pour le développement durable N°6.

[2] AGNU, 28 juillet 2010, résolution 64/292, le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement.

[3] CUQ Marie, « L'eau en droit international : Convergences et divergences dans les approches juridiques », Primento, 25 mars 2013 - 150 pages

[4] Ibid.

[5] Cons. Const., décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015

[6] Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 1979, article 14, paragraphe 2 h)

[7] Convention relative aux droits de l’enfant, 1989, article 24, paragraphe 2 c)

[8] Comité des droits économiques et sociaux, 26 novembre 2002, observation n° 15 du sur le droit à l’eau

[9] Pacte international relatif aux droit économiques, sociaux et culturels, 1966, article 11§1

[10] Comité des droits économiques et sociaux, 26 novembre 2002, observation n° 15 sur le droit à l’eau, §3

[11] Assemblée générale des Nations Unies, 28 juillet 2010, résolution 64/292, le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement.

[12] Cour EDH, arrêt Kadikis c/ Lettonie, N° 62393/00

[13] Cour EDH, arrêt Marian Stoicescu c. Roumanie, N°12934/02.

[14] CEDH, article 3

[15] SMETS Henri, « le droit de l’homme a l’eau et a l’assainissement est finalement reconnu », Revue juridique de l’environnement, 2011/1 (Volume 36), p. 79-89

[16] BERNAUD Valérie, « La consécration d’un droit fondamental à l’eau est possible. Étude de droit comparé le démontrant », Revue française de droit constitutionnel, 2017/2 (N° 110), p. 317-342.

[17] Cons. Const. décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015, §7

[18] Constitución Política de Bolivia, 2009, article 20§3 « el acceso al agua y alcantarillado constituyen derechos humanos, no son objeto de concesión ni privatización y están sujetos a régimen de licencias y registros, conforme a ley »

[19] Bill of the Rights, Constitution of South Africa, section 24 et 27 (1)(b), « Everyone has the right to have access to sufficient water. »

[20] South-Africa, National water Act, Act No 36 of 1998.

[21] BERNAUD Valérie, « La consécration d’un droit fondamental à l’eau est possible. Étude de droit comparé le démontrant », Revue française de droit constitutionnel, 2017/2 (N° 110), p. 317-342.

[22] CUQ Marie, « L’eau en droit international : convergences et divergences dans les approches juridiques », Primento, 25 mars 2013 - 150 pages

[23] Code de l’environnement, article L210-1

[24] Conseil Constitutionnel, décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015

[25] Article L115-3, Code de l’action sociale et des familles, alinéa 3

[26] Conseil Constitutionnel, décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015, §2

[27] Ibid., §4

[28] CLEMENCEAU Benjamin, « Où en est le droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement depuis l’adoption de la résolution n° 64/292 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 28 juillet 2010 ? », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 13 | 2017, mis en ligne le 29 novembre 2017.

Bibliographie

I. Ouvrages et revues juridiques

BERNAUD Valérie « La consécration d’un droit fondamental à l’eau est possible. Étude de droit comparé le démontrant », Revue française de droit constitutionnel, 2017/2 (N° 110), p. 317-342 ; URL : https://www-cairn-info.faraway.u-paris10.fr/revue-francaise-de-droit-con...

CLEMENCEAU Benjamin, « Où en est le droit des êtres humains à l’eau et à l’assainissement depuis l’adoption de la résolution n° 64/292 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 28 juillet 2010 ? », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 13 | 2017, mis en ligne le 29 novembre 2017 ; URL : http://journals.openedition.org/revdh/3651

CUQ Marie, « L'eau en droit international : Convergences et divergences dans les approches juridiques », Primento, 25 mars 2013 - 150 pages

DUHAUTOY Franck et SMETS Henri, « La reconnaissance judiciaire de l’illégalité des coupures d’eau », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 17 avril 2018 ; URL : http://journals.openedition.org/revdh/2742

SIRONNEAU Jacques, « Le droit international de l'eau : une aide croissante au partage de la ressource ? », Géoéconomie, 2012/1 (n° 60), p. 77-88. DOI : 10.3917/geoec.060.0077. URL : https://www.cairn.info/revue-geoeconomie-2012-1-page-77.htm

II. Conventions

Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, 1979

Convention relative aux droits de l’enfant, 1989

Pacte international relatif aux droit économiques, sociaux et culturels, 1966

Convention Européenne des Droits de l’Homme, 1950

III. Déclarations d’instances internationales

Assemblée générale des Nations Unies, 28 juillet 2010, résolution 64/292, le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement.

Assemblée générale des Nations Unies, 21 octobre 2015, programme de développement durable à l’horizon 2030

Comité des droits économiques et sociaux, 26 novembre 2002, observation n°15 du sur le droit à l’eau

Conseil des droits de l’homme, 30 septembre 2010, résolution 15/9, les droits de l’homme et l’accès à l’eau potable et à l’assainissement »

IV. Textes de loi

Code de l’environnement, article L210-1

Code de l’action sociale et des familles, article L115-3

Constitución Política de Bolivia, 2009

V. Jurisprudence

Conseil Constitutionnel français, décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015

Cour EDH, arrêt Kadikis c/ Lettonie, N° 62393/00

Cour EDH, arrêt Marian Stoicescu c. Roumanie, N°12934/02.