Le syndicalisme étudiant, notion inédite et controversée aux Etats-Unis.
Les étudiants américains ont fait un pas décisif vers l’acquisition d’un droit syndical le 23 août 2016. L’organe en charge de réguler cette branche du droit, le NLRB, a renversé sa jurisprudence pour autoriser les étudiants de Columbia à former un syndicat et à être syndiqués. Cependant cette victoire ne marque pas la fin de leur combat, puisque l’Université refuse le dialogue avec le syndicat fraichement élu. Elle demande d’attendre la fin du processus judicaire (et l’appel formé devant les cours fédérales) avant de donner une quelconque conséquence à cette décision.
Le Comité National des Relations Syndicales dans sa décision « The Trustees of Columbia University in the City of New York and Graduate Workers of Columbia–GWC, UAW” autorise les étudiants qui sont aussi employés par l’université à former un syndicat. Ceci leur permettra aussi de négocier avec l’université leurs conditions de travail. Cette décision s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle mouvementée, sujette aux influences politiques. La vision singulière de la liberté syndicale aux Etats-Unis explique des questionnements assez éloignés de la vision française de la liberté syndicale.
I. Les particularités du droit syndical aux Etats-Unis
Le droit du travail aux Etats-Unis a été construit autour de la notion « d’employé ou de salarié » (« Employee » dans le Wagner Act). C’est en effet si et seulement si une personne correspond à ce statut qu’elle aura le droit de former ou de participer à un syndicat. Cette approche de la liberté syndicale paraît bien restrictive d’un point de vue français. Son application ne dément pas cette première impression. La Cour Suprême des Etats-Unis a du confirmer la constitutionnalité de cette loi dans sa décision NLRB v. Jones & Laughlin Steel Corp en 1937. Cette décision marque aussi la fin de la résistance opposée par la Cour Suprême à la politique de New Deal mise en place par le président Franklin D. Roosevelt.
La loi Wagner ou la « loi nationale sur les rapports syndicaux » a été adoptée par le Congrès en 1935. Deux lois de 1948 (Taft Hartley) et 1959 (Landrum-Griffin) l’amendent et limitent sa portée mais n’effacent pas les avancées les plus importantes. Ainsi, la loi Wagner créé une agence fédérale, le Comité National des Relations Syndicales (National Labor Relation Board, NLRB) qui sera chargée d’interpréter la loi Wagner et de régler les conflits émergeant de son application. Cette entité est comparable à une cour fédérale dotée d’une juridiction d’exception sur l’application de la loi Wagner. Ses décisions peuvent faire l’objet d’un appel devant les « Court of Appeals », puis éventuellement devant la Cour Suprême. Les conflits sont de deux ordres. Il s’agit soit d’affaires liées à la formation ou à l’existence d’un syndicat, soit d’affaires portant sur un comportement contraire à la loi de l’employeur ou des salariés. Le problème posé par la décision « The Trustees of Columbia University in the City of New York and Graduate Workers of Columbia–GWC, UAW” porte sur la formation d’un syndicat. Les étudiants dits « graduate students » de Columbia veulent faire valoir leur droit de se syndiquer. L’université refuse de leur reconnaître ce droit au motif qu’ils sont qualifiés d’étudiants et non de salariés ou d’employés.
La loi ne donne pas de définition positive de la notion d’Employee (employé ou salarié). En revanche elle précise les catégories de personnes qui ne sont pas couvertes par la loi : les ouvriers agricoles, les employés à domicile, les personnes employées par les membres de leur famille, les superviseurs et les contractants indépendants. Si en l’espèce les étudiants réclament cette qualification, c’est parce qu’il s’agit d’étudiants payés par l’université en tant que professeurs adjoints ou assistants de recherche. Les « graduate students » sont les étudiants du deuxième cycle d’étude aux Etats-Unis, après les quatre premières années post lycée (les étudiants de droit ou de médecine en sont un exemple). Cette situation devrait leur permettre de bénéficier pleinement de leur liberté syndicale en tant qu’employés ou salariés.
L’université refuse de les laisser exercer ce droit conformément à la décision précédente du NLRB, Brown University. Cette décision énonce que ces individus sont en premier lieu des étudiants et que leur condition de salarié n’est que marginale et ne l’emporte pas sur la qualification première d’étudiant. Le NLRB leur interdit donc d’élire un syndicat représentatif.
II. Les raisons du revirement de jurisprudence
Les membres du NLRB ont ainsi décidé, par le biais de cette nouvelle décision, d’opérer un revirement de jurisprudence. En effet, en 2004, le NLRB avait interdit aux étudiants de l’université de Brown de former un syndicat. Cette décision constituait déjà un revirement de jurisprudence car en 2000, dans la décision New York University le NLRB avait dans un premier temps autorisé les étudiants à être syndiqués. Le sujet est donc particulièrement indécis, et cette dernière décision n’a pas clos le débat.
La raison principale du revirement est l’interprétation différente par ce NLRB de la définition de salarié donnée par la section 2(3) de la loi Wagner : « The term "employee" shall include any employee, and shall not be limited to the employees of a particular employer, unless the Act [this subchapter] explicitly states otherwise » (Le terme de « salarié » doit inclure tout salarié, et ne doit pas être limité aux salariés d’un employeur en particulier, sauf si cette Loi le précise explicitement). Les exceptions sont ensuite listées (les ouvriers agricoles, les employés à domicile, les personnes employées par les membres de leur famille, les superviseurs et les contractants indépendants). Le NLRB considère dorénavant que les étudiants travaillant pour leur université et qui sont rémunérés sont des salariés et ne font ainsi partie d’aucune des catégories explicitement listées par loi. Pour cette raison ils ne devraient pas être exclus des bénéfices de cette loi.
L’argument principal de la décision de 2004, Brown University, consistait à dire que ces étudiants étaient principalement des étudiants avant de pouvoir être considérés comme des salariés. Le but du programme dans lequel ils étaient inscrits était pédagogique et non professionnel. Leur activité rémunérée n’était donc qu’une facette de leur qualité d’étudiant. Cette qualification principale les empêchait de pouvoir être inclus dans la loi Wagner. Pour le NLRB, en 2004, il fallait vraisemblablement être salarié à plein temps pour pouvoir être protégé par la loi. Un autre argument était que les activités syndicales, telle que la négociation collective, perturberaient trop le but pédagogique du programme et seraient donc contraire aux buts de la loi Wagner en elle-même.
Le NLRB en 2016 rejette tous ces arguments. En premier lieu, il précise que les qualifications des travailleurs ne sont pas exclusives, et qu’un étudiant doit pouvoir aussi être salarié et profiter des protections associées. Il ajoute qu’il doit y avoir des raisons légitimes pour priver des travailleurs de la protection de la loi. Outre cela, les étudiants ne font pas partie des exceptions explicitement listées par la loi, il n’y a donc pas de raison de les exclure. Le NLRB rappelle également que l’interprétation de la loi Wagner fait partie de ses attributions, et qu’il est ainsi légitime pour préciser ce que la section 2(3) comprend.
Le NLRB rappelle que cette loi couvre déjà des étudiants qui sont aussi salariés, mais dans un autre contexte : les internes en médecine. En effet, en 1999, le NLRB reconnaît aux internes (qui ont toujours un statut d’étudiant) la possibilité de créer et de participer à une activité syndicale. La jurisprudence est restée stable dans ce domaine depuis 1999. Le NLRB constate que cette décision n’a pas posé de problèmes dans les hôpitaux ou les universités de médecine, malgré le fait que cet argument fut avancé par le membre du NLRB ayant rendu un avis contraire dans cette affaire. Le Board cherche à démontrer que cette décision est logique et conforme à ce qui est déjà mis en place, et qu’elle ne perturbera pas la formation des étudiants.
Enfin, le NLRB précise que cette décision ne fait que permettre aux étudiants d’accéder aux protections de la loi. Il ne s’agit pas de les obliger à créer un syndicat ou de participer à des négociations collectives, mais simplement de leur ouvrir la possibilité, ce qui est conforme aux objectifs de la loi Wagner.
III. Le caractère politique de cette décision
Si cette décision a en principe autorisé les étudiants de Columbia à créer un syndicat et à démarrer la négociation collective, la réalité est quelque peu différente. L’université de Columbia s’oppose à tous les effets possibles de cette décision et ceci par tous les moyens juridiques à sa disposition.
Ainsi, lorsque le syndicat « Graduate workers of Columbia » a organisé une élection en décembre 2016 pour voir s’il bénéficiait d’une majorité de soutien parmi les étudiants, l’université en a contesté les résultats immédiatement. En effet, la première étape de l’organisation syndicale aux Etats-Unis est de savoir si la majorité des votants est d’accord pour être représentée par le syndicat. A la différence de la France, la représentation se fait par le biais d’un seul syndicat. Si deux syndicats veulent représenter un même groupe d’employés, seul celui ayant le plus de votes pourra le faire (et à condition d’avoir plus de 50%). Un syndicat peut être désigné comme représentatif de deux manières différentes. Soit l’employeur décide seul de le reconnaître comme tel, et dans ce cas de figure le syndicat lui montre au préalable des preuves qu’au moins 30% des salariés étaient d’accord. Soit l’employeur refuse de reconnaître le syndicat comme représentatif, et le syndicat demande alors au NLRB d’organiser une élection et d’authentifier les résultats pour que l’employeur soit obligé de le reconnaître si 50% des salariés votent pour le syndicat. Le NLRB préfère cette deuxième manière, qui est plus légitime à ses yeux. Pour les étudiants de Columbia, c’est donc la deuxième option qui est retenue. Sur les 4.000 étudiants potentiels pouvant voter, 2.225 ont fait le déplacement, et 1602 contre 623 ont approuvé leur représentation par le syndicat « Graduate workers of Columbia, GWC-UAW » les 7 et 8 décembre 2016.
A la publication des résultats, l’université de Columbia les a donc contestés au motif de multiples irrégularités dans les votes. Précisément, c’est la procédure de vote qui pose problème. Columbia soutient que tous les votants n’ont pas voté dans les mêmes conditions puisque suivant le bureau de vote la carte étudiante n’était pas forcément demandée. Ainsi, 674 bulletins sont contestés. Le NRLB a répondu à ce recours dans une décision du 16 décembre 2017. Deux des trois membres étaient inchangés depuis l’année précédente. Le Board a décidé de confirmer la représentativité du syndicat étudiant. En effet, la majorité a estimé que le nombre de bulletins affectés n’était pas assez important pour changer le résultat du vote. Ainsi la négociation du syndicat avec l’université devrait pouvoir commencer.
Mais l’université de Columbia n’a pas encore joué sa dernière carte. Le 30 janvier dernier, le président de l’université, John H. Coastsworth, adresse un courrier public à la chef de file du mouvement syndical, pour lui indiquer son refus de commencer à négocier avec le syndicat. Mr Coastsworth publie également sur le site internet de l’université une lettre à l’attention des étudiants pour leur expliquer son choix. Ce choix est évidemment très controversé pour de multiples raisons qu’il convient d’étudier.
En premier lieu, il s’agit de retarder une énième fois le début des négociations, après avoir déjà bloqué le processus pendant plus d’un an. Cela illustre leur détermination à ne pas accepter la situation puisque la seule obligation qui pèse sur l’université est de négocier de bonne foi, et en aucun cas de tomber d’accord sur une quelconque proposition. D’ailleurs, six universités ont déjà accepté cette situation depuis la décision d’août 2016 et ont commencé à négocier.
Mais la raison principale tient sûrement aux conséquences politiques de cette décision. En effet, le motif de refus de ces négociations est d’attendre la fin du processus juridique. L’université a fait appel, comme elle en a le droit, de la décision du NLRB d’août 2016 devant les cours fédérales. La cour fédérale pourra alors la confirmer, opérer un revirement de jurisprudence ou renvoyer l’affaire devant le NLRB pour un deuxième examen. La portée politique de ce choix s’explique par la composition du NLRB. Il y a normalement cinq membres, qui sont nommés par le Président des Etats-Unis avec confirmation du Sénat. Ainsi, la décision d’août 2016 a été prise par un Comité composé de membres nommés par le Président Barack Obama. En revanche, si un Comité devait être amené à revoir la décision aujourd’hui, il serait composé en majorité de membres nommés par le Président Donald Trump. Or, certains universitaires et professeurs de droit pensent que cela augmenterait fortement les chances d’un nouveau revirement de jurisprudence. Kate Andrias (Professeur à l’Université du Michigan) estime que le NLRB ne sera plus en faveur des syndicats une fois que les nouvelles nominations seront faites. Une opinion partagée par William B. Gould IV, professeur à Stanford[1]. Il est difficile de penser que l’université de Columbia n’utilise pas le facteur politique de l’institution pour arriver au résultat qu’elle souhaite.
L’immersion de la politique dans la sphère juridique aux Etats-Unis n’est pas si rare puisque les juges fédéraux sont élus par les citoyens, avec souvent une étiquette politique. Mais elle est troublante d’un point de vue français quand elle concerne une entité avec tant de pouvoir décisionnel. C’est la liberté d’être syndiqué qui est en jeu. Pour autant, cela illustre aussi la position des Etats-Unis à ce sujet : les libertés de l’employeur doivent être tout autant protégées et la syndicalisation est loin d’être due.
Un autre aspect de la lettre du président Provost Coastsworth est surprenant. Il souligne qu’un comité a examiné les critiques faites pendant la campagne syndicale et qu’il est du devoir de l’université de créer les meilleures conditions possibles pour les étudiants. Il promet enfin que seront bientôt annoncées un ensemble de mesures pour pallier les manques soulevés par les étudiants. Ce type de comportement est à la limite de la légalité. En effet pendant une période où un syndicat fait campagne pour être représentatif ou durant les négociations collectives l’employeur n’a pas le droit de promettre à ses salariés des avantages. Le NLRB considère que ce type d’action n’a pour but que de décourager les salariés à voter pour un syndicat ou bien rompt la bonne foi pendant les négociations (puisque cela n’attribuerait pas les avancées positives au syndicat). Dans cette situation le moment de cette déclaration n’est pas facile à situer. On devrait se trouver en période de négociation collective (si l’on suivait les décisions du NLRB) mais l’université a refusé. Pour autant, si l’université ne reconnaît pas le syndicat, on se trouve toujours dans la période d’acquisition de représentativité. Ainsi, dans les deux cas, cette promesse doit être considérée comme une violation des devoirs de l’employeur.
La décision de la cour fédérale aura des répercutions nationales puisque, par exemple, en ce moment même les étudiants d’Harvard tentent aussi d’élire un syndicat représentatif. Toute décision négative détruirait leur chance de pouvoir le faire. Cette décision affecte par conséquent tous les étudiants-salariés des écoles privées (ceux des écoles publics sont couverts par le droit du travail de chaque Etat en particulier).
Bibliographie
Ouvrages :
Paul M. Secunda, Jeffrey M. Hirsh, Labor law: a problem based approach, Lexis Nexis, 2012
Pages 47 à 61.
Cours de droit du travail du professeur D. Bowling.
Législations / Textes :
Loi Wagner, votée en 1935, appellée aussi Loi Nationale sur les Rapports Syndicaux.
Loi Taft-Hartley, votée en 1947. Amende la loi Wagner.
Loi Landrum-Griffin, votée 1959. Amende la loi Wagner.
Version finale appliquée aujourd’hui : https://www.nlrb.gov/resources/national-labor-relations-act (en anglais).
Décisions :
Brown University, 342 NLRB 483 (2004)
http://static.politico.com/6f/2b/7e905d63404890674ba44010feb9/brown-decision.doc.pdf
New York University, 332 NLRB 1205 (2000) (NYU)
http://www.2110uaw.org/gsoc/NLRB_NYU_decision_2000.pdf
The Trustees of Columbia University in the City of New York and Graduate Workers of Columbia- GWU, UAW, Petitioner. Case 02–RC–143012, 16 décembre 2017 (décision du NLRB affirmant la représentativité du syndicat).
https://unionization.provost.columbia.edu/sites/default/files/content/NLRB%20Decision.pdf
Sites internets :
https://columbiagradunion.org/2017/08/16/summer-2017-newsletter/
Newsletter du syndicat étudiant élu, retraçant leurs actions et leur volonté de changement depuis janvier 2017.
https://unionization.provost.columbia.edu/content/letter-provost-1
Lettre du président de l’Université expliquant aux étudiants les raisons de son refus de négocier avec le syndicat.
https://unionization.provost.columbia.edu/sites/default/files/content/UAW-Letter.pdf
Lettre du président de l’Université au syndicat élu. Annonce du refus de négocier de la part de Columbia.
https://unionization.provost.columbia.edu/content/be-informed#/text-38
Page de l’université de Columbia rappelant les grands principes de la syndicalisation.
Explication du processus de d’appel devant les courts fédéral et rappel du droit de l’université de ne pas négocier.
Commentaire de la décision du NLRB d’août 2016.
Explication de la portée politique de la prochaine nomination au NLRB par le président des Etats-Unis.
https://www.thecrimson.com/article/2018/2/6/columbia-refuses-labor-bargain/
Rappel des faits marquant de cette affaire, et projections sur les effets de l’appel interjeté par l’Université.