Les règles européennes de compétence juridictionnelle en matière délictuelle et quasi délictuelle face aux litiges sur Internet : quelles juridictions compétentes et selon quels critères ? par Killian LEFEVRE

Chaque Etat, chaque système, dispose de son propre ordre juridique et définit donc ses propres règles de compétence. Afin d’éviter l'hypothèse où plusieurs juridictions se reconnaîtraient compétentes, ce qui est source de conflits de juridictions et d’insécurité juridique, on a cherché à unifier les règles de compétences internationales entre les Etats. Au niveau européen, le Règlement (CE) n°44/2001 du Conseil en date du 22 décembre 2000 est le texte de référence concernant la compétence judiciaire en matière civile et commerciale. Celui-ci, plus connu sous le nom de « Bruxelles I » et dont la dernière version est entrée en vigueur le 1er janvier 2015, a repris en les améliorant les dispositions et le cadre de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968. Initialement conclue entre les six États fondateurs de la Communauté européenne, la Convention de Bruxelles avait vu son champ d’application territorial s’étendre aux nouveaux États membres mais aussi aux pays de l’Association européenne de libre-échange et au Danemark par le biais d’une convention jumelle, la Convention de Lugano du 16 septembre 1988. L’harmonisation des règles de compétence entre les Etats européens s’est ainsi opérée par une convergence progressive des systèmes et se manifeste désormais à travers le Règlement Bruxelles I, et le traité international qui le reprend à l’identique, la Convention de Lugano II du 30 octobre 2007.

En parallèle, la jurisprudence développée par la Cour de justice de l’Union européenne joue un rôle déterminant, y compris la jurisprudence d’antan qui concerne les dispositions de la Convention de Bruxelles (celle-ci valant également pour les dispositions du Règlement Bruxelles I qualifiées d’équivalentes). Elle guide les juridictions nationales dans l’interprétation qu’il convient de donner aux règles de compétences énoncées par le règlement, notamment en ce qui concerne la délicate question de la détermination du juge national compétent pour les litiges sur Internet. Par un arrêt « Martinez » du 25 octobre 2011, le juge européen a répondu à deux demandes de décision préjudicielle introduites le 9 décembre 2009 par la Cour fédérale allemande pour l’une et le 6 avril 2010 par le Tribunal de grande instance de Paris pour l’autre. Dans la première affaire (C-509/09), un ressortissant allemand exigeait du site autrichien eDate Advertising qu’il cesse de citer l’intégralité de son nom à propos d’un acte criminel pour lequel il avait été condamné dans les années 1990. Dans la seconde (C-161/10), l’acteur français Oliver Martinez était opposé au quotidien britannique Sunday Mirror qui avait mis en ligne un article se rapportant à sa vie privée. Dans ces deux affaires, jointes par ordonnance du 29 octobre 2010, l’allégation de dommage sur le territoire national en raison de la publication d’informations et de photos sur des sites internet étrangers avait soulevé la question de la compétence internationale des juridictions saisies. Les juges nationaux avait alors décidé de surseoir à statuer et avait demandé à la Cour de Justice de l’Union européenne, au titre de la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, de se prononcer sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 3, de Bruxelles I.

Avec Internet, il n’y a pas de diffusion territorialisée. La Cour a donc décidé d’adapter les critères de rattachement déjà existants pour assurer l’effectivité du droit dans une société mondialisée. Par cette adaptation, le juge européen propose une solution concrète à un problème transnational auquel le droit n'apporte pas de réponse spécifique, mais surtout il permet à la victime d’une atteinte à un droit de la personnalité sur Internet de saisir le tribunal du centre de ses intérêts au titre de l’intégralité du dommage, au lieu de saisir les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel le contenu litigieux est accessible ou l’a été, pour le seul dommage causé sur le territoire de l’État membre en question, ou encore les juridictions de l’État membre du lieu d’établissement de l’émetteur des contenus. Un arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles le 21 janvier 2016, ainsi qu’un jugement du Tribunal de grande instance de Paris en date du 14 janvier 2016, apparaissent comme les témoins les plus récents de l’application de lege lata par le juge français de l’interprétation donnée à l’article 5.3 par la Cour de justice de l’Union Européenne.

 

Selon la jurisprudence Martinez, dans quelles mesures un juge national peut-il se déclarer territorialement compétent pour connaître des faits d’un litige sur Internet présentant des éléments d’extranéité ? Dans un premier temps nous analyserons les fondements de l’arrêt Martinez par lequel la CJUE a adapté les règles de compétence judiciaire à l’Internet pour moderniser le droit et assurer son effectivité. Puis, dans une deuxième partie, nous nous intéresserons aux témoins récents de l’application par des juges nationaux de la jurisprudence Martinez, avant de nous interroger sur la légitimité de ce qui semble être une réhabilitation du critère de l’accessibilité du site internet.

 

Règlement Bruxelles I et fondements de l’Arrêt Martinez : la CJUE adapte les règles de compétence judiciaire à l’Internet

 

Pour comprendre les racines de l’arrêt rendu par les juges du Kirchberg le 25 octobre 2011, il convient de s’intéresser d’abord aux dispositions du règlement européen qui trouve application de manière analogue, le règlement « Bruxelles I ». Puis, il faut procéder, comme les juges l’ont fait pour motiver leur décision, à des rappels de la jurisprudence européenne en la matière.

 

Le rappel des règles de compétence du Règlement Bruxelles I et de la jurisprudence européenne

Le règlement Bruxelles I pose trois ensembles de règles de compétence : les règles de compétence de principe des tribunaux de l'Etat membre de l'Union européenne du domicile du défendeur, les règles de compétence spéciale, et les règles de compétence exclusive. La règle de compétence de principe des tribunaux du domicile du défendeur figure à l’article 2, paragraphe 1, du règlement : elle donne compétence par principe aux tribunaux du domicile du défendeur s'il est situé sur le territoire d'un Etat membre de l'Union européenne. Ce principe, indépendant de toute considération de nationalité, est cependant lourdement tempéré : l’article 3, paragraphe 1, dispose en effet que « Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre ». Autrement dit, les sections 2 à 7 du Chapitre II du règlement prévoient des règles de compétence particulières qui permettent de déroger à la compétence de principe du domicile du défendeur. Ces règles sont appelées, pour certaines, « règles de compétence spéciale », et, pour d’autres, « règles de compétence exclusive ». C’est précisément une règle de la section 2 intitulée « Compétences spéciales » qui nous intéressent ici. Il s’agit d’une des « options de compétence spéciale » tenant à la matière du litige (d’autres visent à protéger une partie faible) prévues par l’article 5 du règlement. Ces options de compétence offrent au demandeur de l'action un choix entre la compétence de principe du domicile du défendeur et une autre compétence, plus spéciale, déterminée en fonction des liens territoriaux susceptibles d'exister entre le tribunal et le type de litige en cause. Il en existe sept et pour s’en prévaloir il suffit que la compétence de l'article 2 existe, c’est-à-dire qu’il faut que le domicile du défendeur se trouve au sein de l'Union européenne. Ainsi, l’article 5, paragraphe 3, énonce : « Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre : […] 3. En matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ». C’est sur l’interprétation de cette règle de compétence spéciale que la Cour de justice de l’Union européenne a été invitée à se prononcer en vertu de la procédure de renvoi préjudicielle.

En substance les deux juridictions de renvoi demandaient à la Cour comment l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire » doit être interprétée en cas d’atteinte alléguée à des droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet. Dans les deux affaires, les contenus litigieux ont été mis en ligne sur des sites édités dans un autre Etat membre que celui dont les juridictions avaient été saisies : l’intéressé peut-il saisir les juridictions de tout Etat membre dans lequel le site internet peut ou a pu être consulté indépendamment de l’Etat membre dans lequel l’éditeur du site est établi ? Au-delà de l’accessibilité du contenu, l’intéressé peut-il saisir les juridictions d’un Etat membre dans lequel l’éditeur n’est pas établi en raison de l’existence d’un lien particulier des contenus attaqués avec l’Etat en question ? La décision de la CJUE s’articule tout d’abord autour de plusieurs rappels à la jurisprudence qui permettent aux juges d’établir les bases de leur raisonnement juridique.

La Cour a commencé par rappeler, d’une part, que les dispositions du règlement doivent être interprétées de manière autonome en se référant au système et aux objectifs de celui-ci (« selon une jurisprudence constante », « voir notamment arrêt du 16 juillet 2009, Zuid-Chemie, C‑189/08, Rec. p. I‑6917, point 17 et jurisprudence citée »), et, d’autre part, que l’interprétation qui a été fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 vaut également pour celles du règlement qui l’a depuis remplacée lorsque les dispositions de ces instruments communautaires peuvent être qualifiées d’équivalentes (« arrêt Zuid-Chemie, précité, point 18 »). Mais surtout, la Cour a tenu à rappeler le fondement de la règle de compétence spéciale prévue à l’article 5 point 3 du règlement : c’est l’existence d’un « lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit qui justifie une attribution de compétence à ces dernières pour des raisons de bonne administration de la justice et d’organisation utile du procès (arrêt Zuid-Chemie, précité, point 24 et jurisprudence citée) ». Ainsi, le juge européen souligne que ce n’est qu’en présence d’un tel lien de rattachement, qui est de nature à justifier une telle dérogation au principe de la compétence des juridictions du domicile du défendeur, que l’on ne peut effectivement déroger à cette compétence de principe (point 40 de la décision). Enfin, la Cour a rappelé que l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit » vise à la fois « le lieu de l’événement causal et celui de la matérialisation du dommage, [qui tous deux] peuvent constituer un rattachement significatif du point de vue de la compétence judiciaire, [dans la mesure où] chacun d’entre eux [est] susceptible, selon les circonstances, de fournir une indication particulièrement utile en ce qui concerne la preuve et l’organisation du procès (arrêt du 7 mars 1995, Fiona Shevill, C‑68/93, Rec. p. I‑415, points 20 et 21) ».

 

En ce sens, les juges ont motivé leur raisonnement en posant les fondements jurisprudentiels sur lesquels ils érigent ce dernier. Ils ont pris soin d’insister sur le caractère constant de cette jurisprudence, afin de faire valoir une continuité dans l’interprétation du droit européen en cause et d’inscrire leur décision dans cette continuité. Mais, bien qu’une telle continuité dans l’interprétation du droit européen soit nécessaire, l’ubiquité symptomatique du média sur lequel les faits litigieux en l’espèce se sont produits appelle à une adaptation des critères de rattachement. Ainsi, face à la difficile mise en application dans le cadre de l’Internet des règles de compétences qu’elle a visées, la Cour s’est permise « d’aller de l’avant » en tenant compte des caractéristiques si particulières de l’Internet.

 

La CJUE prend en compte l’ubiquité d’Internet dans son interprétation des règles de compétence européennes

La Cour a considéré, dans la droite lignée de la dichotomie consacrée dans la jurisprudence Fiona Shevill, qu’en cas d’atteinte à un droit de la personnalité au moyen de contenus diffusés dans plusieurs États contractants, la victime peut intenter contre l’éditeur de ces contenus une action en réparation « soit devant les juridictions de l’État contractant du lieu d’établissement de l’éditeur des contenus » pour l’intégralité des dommages, « soit devant les juridictions de chaque État contractant dans lequel la publication a été diffusée et où la victime prétend avoir subi une atteinte à ses droits » pour les seuls dommages causés dans cet État. Le juge européen applique alors à l’Internet des règles européennes de compétence judiciaire de toute éternité.

Mais le juge européen va également plus loin. L’affaire C-509/09, comme l’affaire C-161/10 dans laquelle l’acteur français Olivier Martinez avait engagé une action devant le Tribunal de grande instance de Paris contre le quotidien britannique Sunday Mirror, traitent de faits survenus sur des sites internet étrangers. Cependant, les contenus d’un site internet « peuvent être consultés instantanément par un nombre indéfini d’internautes partout dans le monde » (point 45). La Cour a en effet observé qu’il n’y a pas de diffusion territorialisée, la mise en ligne de contenus « [visant], dans son principe, à l’ubiquité desdits contenus ». En ce sens, le critère tenant à la diffusion et par extension le critère de la matérialisation du dommage issus de l’arrêt Fiona Shevill voient leur utilité réduite et leur mise en œuvre compliquée par Internet. Comme le relève la Cour, « il n’est pas toujours possible, sur le plan technique, de quantifier cette diffusion avec certitude et fiabilité par rapport à un État membre particulier ni, partant, d’évaluer le dommage exclusivement causé dans cet État membre », alors que les droits de la personnalité d’un individu peuvent subir un dommage d’une gravité particulièrement importante si un contenu portant atteinte audits droits est disponible partout dans le monde. Il convient donc, selon elle, d’adapter les critères de rattachement pour que la victime d’une atteinte à un droit de la personnalité au moyen d’Internet puisse saisir un tribunal au titre de l’intégralité du dommage (point 48). C’est ainsi dans le but d’assurer l’effectivité du droit dans une société mondialisée que la Cour a procédé à une adaptation à l’Internet de l’interprétation du critère du lien de rattachement de la règle de compétence spéciale prévue à l’article 5 point 3 du règlement : « étant donné que l’impact d’un contenu mis en ligne sur les droits de la personnalité d’une personne peut être le mieux apprécié par la juridiction du lieu où la prétendue victime a le centre de ses intérêts », la Cour a consacré le critère du lieu du centre des intérêts de la victime comme lien de rattachement justifiant de l’attribution d’une compétence spéciale.

Donc, le centre des intérêts d’une personne, qui peut correspondre au lieu de résidence habituelle de cette personne mais peut aussi se trouver dans un Etat membre où la personne ne réside pas de manière habituelle (« dans la mesure où d’autres indices tels que l’exercice d’une activité professionnelle peuvent établir l’existence d’un lien particulièrement étroit avec cet État »), a été érigé par le juge européen comme critère d’attribution de compétence spéciale. En se référant à la jurisprudence (arrêt du 12 mai 2011, BVG, C-144/10, et arrêt du 23 avril 2009, Falco Privatstiftung et Rabitsch, C‑533/07 notamment), le juge européen a considéré que cette compétence de la juridiction du lieu où la victime a le centre de ses intérêts est conforme à l’objectif de prévisibilité des règles de compétence, en ce qu’il permet « à la fois au demandeur d’identifier facilement la juridiction qu’il peut saisir et au défendeur de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il peut être attrait ». L’avis du juge communautaire sur ce point a beau être entaché d’une surprenante candeur, la solution qu’il donne à un problème transnational auquel le droit n’apporte pas de réponse spécifique privilégie indiscutablement la défense des personnes, d’autant plus qu’elle s’impose aux juges nationaux des Etats membres.

Par conséquent, en cas d’atteinte aux droits de la personnalité par des contenus mis en ligne sur un site internet, la Cour a dit pour droit que l’article 5, paragraphe 3, du règlement Bruxelles I offre à la victime la faculté de saisir, au titre de l’intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l’État membre du lieu d’établissement de l’émetteur des contenus, soit les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts, ou alternativement, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été, pour le seul dommage causé sur le territoire de l’État membre en question. Elle a de plus précisé que ces conclusions ont vocation à s’appliquer à d’autres médias et supports de communication et à couvrir un large éventail de violations des droits de la personnalité connues par les différents systèmes juridiques des Etats européens (voir notamment son arrêt Pez Hejduk/EnergieAgentur, 22 janvier 2015, C-441/13).

 

En ce sens, par cet arrêt eDate Advertising et Martinez du 25 octobre 2011, la CJUE ne s’est pas contentée d’appliquer les règles de compétence judiciaire à l’Internet, elle les a adaptées, en tenant compte de l’ubiquité de ce média, afin d’offrir, d’une part, aux victimes des options de compétence appropriées, et afin de répondre, d’autre part, aux objectifs desdites règles qui garantissent au sein de l’Union européenne une bonne administration de la justice. Donc, par le mécanisme de l’interprétation de la règle de droit, on voit ici que le juge européen permet son adaptation à l’ère numérique. Dans un contexte de déterritorialisation accentuée par l’Internet et en l’absence d’un droit spécifique à ce média, le juge a procédé par analogie pour moderniser les règles de compétences et ainsi garantir l’effectivité du droit et la défense des droits des personnes.

 

Décisions internes et apport de l’Arrêt Martinez : la CJUE réhabilite le critère de l’accessibilité du site internet

 

L’adaptation au monde numérique des règles de compétence du règlement Bruxelles I opérée par la Cour de justice de l’Union européenne a répondu de manière explicite à la délicate question de la détermination du juge national compétent pour les litiges sur Internet. Les juridictions de divers Etats membres ont ainsi pu se déclarer compétentes pour des actes commis sur Internet qui portaient atteinte aux droits de leurs ressortissants. On peut en ce sens soutenir qu’une meilleure protection des droits des personnes est offerte par l’arrêt Martinez. Toutefois, la réponse apportée par la CJUE étant « à choix multiples », on peut s’interroger sur la contribution réelle de cette jurisprudence à l’accomplissement des objectifs de prévisibilité et de bonne administration de la justice au sein de l’Union.

 

L’application de lege lata de la jurisprudence Martinez par les juridictions françaises

Suite à un appel relevé le 8 janvier 2013, la Cour d’appel de Versailles a eu à se prononcer dans une affaire d’atteinte au droit à l’image survenue sur Internet. L’actrice française Marion Cotillard avait engagé une action devant le Tribunal de grande instance de Nanterre contre le site internet belge Sud Presse pour avoir publié sans son accord des photographies prises à son insu dans sa sphère d’intimité. Par un jugement en date du 25 octobre 2012, le TGI de Nanterre avait condamné la société défenderesse à des dommages et intérêts après avoir rejeté l’exception d’incompétence soulevée par cette dernière.

Cette affaire présente des similitudes manifestes avec l’affaire Martinez et pose ainsi la même question de la détermination de la juridiction territorialement compétente. La société défenderesse s’est prévalue de l’article 2 de Bruxelles I qui pose comme principe fondateur dans le droit de l’Union européenne la compétence du tribunal du  lieu du domicile du défendeur. Selon elle, la seule accessibilité de son site Internet en France et le fait qu’elle soit un organe de presse francophone ne suffisaient pas pour retenir la compétence des juridictions françaises. Enfin, elle a argué en défaveur de cette compétence en relevant que la partie adverse n’avait ni démontré l’existence d’un lien suffisant substantiel ou significatif avec le territoire français, ni démontré que le centre de ses intérêts fut précisément à Nanterre. Ainsi, elle contestait une nouvelle fois la compétence des juridictions françaises pour connaitre de ce litige. La Cour d’appel s’est fondée sur l’article 5, paragraphe 3, du même règlement européen tel qu’interprété par la CJUE dans son arrêt eDate Advertising et Martinez du 25 octobre 2011 : la personne qui s’estime lésée dans ses droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet, a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, les juridictions de l’Etat membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts. A ce titre, le juge national, qui a donc fait le choix de reprendre la position de la CJUE, a relevé que le centre des intérêts de l’actrice se situait en France (« une actrice française, née en France où elle travaille et réside avec sa famille »), et que l’application des règles internes de compétence visant le lieu du fait dommageable constaté dans son ressort (article 46 alinéa 2 du Code de procédure civile) conforte la saisie du TGI de Nanterre. Par conséquent, dans un arrêt du 21 janvier 2016, la Cour d’appel de Versailles a confirmé la compétence des juridictions françaises pour connaitre de l’intégralité du dommage résultant de cette atteinte au droit à l’image sur Internet.

Une semaine auparavant, le Tribunal de grande instance de Paris s’était prononcé dans une affaire d’actes de contrefaçon commis sur un site internet italien. Le litige qui opposait deux sociétés commercialisant des véhicules industriels en France, se rapproche des affaires vues précédemment dans la mesure où il dispose également d’une dimension internationale tenant à l’ubiquité d’Internet : la société italienne Tecnokar Trailers était poursuivie par la société française Remec, qui fut son distributeur exclusif en France de 2009 à 2014, pour l’utilisation de sa marque sur le site internet italien <tecnokar.it>. L’inexistence de lien significatif et suffisant entre l’activité de ce site et le public français ainsi que l’absence d’impact économique en France ont été revendiquées par la société défenderesse pour contester la compétence de la juridiction française saisie. Mais, constatant que « ce site [était] disponible dans une version traduite en français » et informait l’internaute « sur les coordonnées [du distributeur de la société italienne] en France » (la société Legras Industrie), le TGI de Paris a considéré qu’il existait bien un lien significatif et suffisant avec le public français à qui le site était ainsi adressé. Donc, par un jugement du 14 janvier 2016, le TGI de Paris s’est déclaré compétent pour connaitre des faits de contrefaçon de la marque française sur le site internet étranger en se fondant sur l’article 5, paragraphe 3, du règlement Bruxelles I qui prévoit la compétence du tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit.

 

Par conséquent, l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles le 21 janvier 2016, ainsi que le jugement du Tribunal de grande instance de Paris en date du 14 janvier 2016, apparaissent comme les témoins récents d’une application de lege lata par le juge français de la jurisprudence Martinez. Cependant, si cette application suit l’interprétation de la CJUE du droit européen en cause, on peut se demander si ladite interprétation ne correspond pas à une dénaturation de l’essence des règles de compétences ainsi qu’à un retour en arrière sur la question de la détermination du juge national compétent pour les litiges sur Internet.

 

La mise en cause de la jurisprudence Martinez

Chaque Etat, chaque système, dispose de son ordre juridique propre et définit donc ses propres règles de compétence. Afin d’éviter l'hypothèse où plusieurs juridictions se reconnaîtraient compétentes, on a cherché à unifier les règles de compétences internationales entre les Etats. Ainsi, la reconnaissance de la compétence territoriale des juridictions d’un Etat ne se fait pas ex nihilo. Des conventions internationales ont été établies de manière bilatérale ou multilatérale pour déterminer quelle juridiction est compétente pour tel ou tel litige. Ces textes s’appliquent le plus souvent à une ou plusieurs matières en particulier et énoncent différentes solutions suivant les cas en question. En ce sens, les règles de compétence qui y sont consacrées fonctionnent comme des algorithmes : elles reçoivent un certain nombre de données (les faits d’un litige) qui sont traitées afin d’aboutir, au terme d’un processus de tri, d’assignation ou encore d’association, à un résultat fixe qui a fait l’objet d’une programmation. Ce résultat est l’élection d’une compétence parmi d’autres, ce processus est celui de la détermination du juge national compétent, et en ce sens on appelle souvent les règles de compétences des « clefs de compétence ».

Or, si ces « clefs » sont trop nombreuses, ou plutôt si elles mènent in fine à une pluralité de compétences coexistantes et concurrentes, on peut d’abord penser que l’objectif primaire qui est d’échapper aux circonstances de litispendance n’est plus aussi évident à atteindre. Le système d’uniformisation des règles de compétences qui semble le plus abouti est celui de l'Union Européenne, avec notamment le précité règlement Bruxelles I du 22 décembre 2000. On l’a vu, en matière délictuelle et quasi-délictuelle, le demandeur a le choix entre le tribunal du domicile du défendeur, le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit, et le tribunal du lieu où le dommage a été subi. Ainsi, un défendeur domicilié dans un Etat membre peut être attrait devant le tribunal de son domicile ou devant le tribunal d’un autre Etat membre où le fait dommageable s’est produit ou a été subi (Bruxelles I, article 5, paragraphe 3 ; arrêt Mines de Potasse d’Alsace, CJCE, 30 novembre 1976). Mais il peut aussi en pratique être attrait devant le tribunal du domicile du demandeur dans la mesure où le centre des intérêts du demandeur coïncide généralement avec le lieu dans lequel celui-ci est établi (arrêt eDate Advertising et Martinez, CJUE, 25 octobre 2011). Ainsi, on peut également penser que cette multiplication des compétences entraine nécessairement une réduction de la prévisibilité et compromet la bonne administration de la justice au sein de l’Union.

Surtout, l’arrêt Martinez, et les récentes décisions françaises qui ont appliqué sa jurisprudence, constituent en réalité un retour en arrière et non une avancé en ce qu’ils emploient le critère de l’accessibilité du site internet. Apparu à la fin des années 1990, ce critère représentait alors le seul lien de rattachement qui pouvait être établit en se fondant sur l’article 5, paragraphe 3, du règlement Bruxelles I (« la diffusion d’Internet étant par nature mondiale et accessible en France, le dommage a lieu sur le territoire français (…) », TGI Nanterre, réf., 13 octobre 1997, SG2 c/ Brokat, affaire Payline) et qui offrait alors à une juridiction le pouvoir de se reconnaître compétent pour trancher un litige sur Internet. Pendant plusieurs années, le critère d’accessibilité a permis au juge français de se déclarer compètent dès lors que le site était accessible en France (TGI Paris, Affaire Yahoo!, ord., 22 mai 2000). Or, cette détermination de compétence, bien que consacrée à l’époque par la Cour de cassation (Cass. 1ère civ., 9 décembre 2003, n°01-03.225, Roederer), était abusive car elle revenait à reconnaître systématiquement la compétence territoriale des juridictions françaises par exemple (CA Paris, 4e ch. A, 26 avril 2006, Fernand S., Normalu c/ Acet). Le seul critère de l’accessibilité est insuffisant, la CJUE l’avait confirmé dans son arrêt eBay c/ L’Oréal en date du 12 juillet 2011. Saisie d’une question préjudicielle dans une affaire de produits offerts à la vente par Internet, le juge européen avait considéré « que la simple accessibilité d’un site internet sur le territoire couvert par la marque ne suffit pas pour conclure que les offres à la vente y affichées sont destinées à des consommateurs situées sur ce territoire » (point 64). Alors, après plusieurs années au fil desquelles le critère de l’accessibilité du site a été complété (critère de la destination, critère de l’impact économique sur le public français, caractère actif ou passif du site, existence d’un lien suffisant, substantiel et significatif), la question semblait tranchée. Mais, par son arrêt Martinez, la CJUE a ignoré le raisonnement qu’elle a tenu un an plus tôt et est revenue dix ans en arrière : elle a retenu qu’outre les juridictions de l’Etat membre du lieu d’établissements de l’émetteur des contenus, le demandeur peut saisir les juridictions de chaque Etat membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été…

 

C’est donc tout en contradiction que la Cour de justice de l’Union européenne semble réhabiliter le critère de l’accessibilité des contenus. Or, il est plus facile de soutenir la réalité de ce critère lorsqu’il s’agit d’atteinte à la vie privée (le dommage peut être matérialisé en tous lieux) que lorsque les faits litigieux sont des opérations de commerce en ligne. Ainsi l’adaptation du droit européen de la compétence internationale à l’Internet paraît varier selon la nature de l’agissement litigieux en cause. De plus, le critère de l’accessibilité encourage les juges nationaux à se déclarer compétents dès lors que le site est accessible sur le territoire du pays considéré. Alors la modernisation des règles de compétences européennes favorise en fait une extraterritorialisation du droit national de l’Etat dont les juridictions sont saisies. Enfin, la réhabilitation du critère de l’accessibilité ravive le débat sur la juridiction territorialement compétente pour trancher un litige sur Internet et offre une réponse instable et « à choix multiples ». On peut en conclure que la jurisprudence Martinez nuit aux objectifs de prévisibilité et de bonne administration de la justice des règles de compétence et précarise donc la situation dans laquelle se trouvent les victimes d’une atteinte à un droit de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur Internet.

Internet est une nouvelle fois venue bousculer les rapports de systèmes et l’arrêt Martinez montre bien que le juge européen a fait dans la mesure du possible, avec ce qu’il y avait de disponible, pour assurer l’effectivité du droit. Ainsi, face aux question inédites que l’Internet soulève et qui n’ont pas été prévues par le législateur, les juges, placés alors au premier rang, sont contraints de développer des solutions nouvelles, ou plutôt d’élargir les solutions déjà existantes, pour garantir la défense des droits des personnes. Cette utilisation de mécanismes déjà existants nous a amené à considérer l’effectivité de ceux-ci quant au nouveau défi de l’Internet et, que l’on considère cette effectivité comme étant réelle, suffisante ou illusoire, on peut supposer, dans la mesure où les litiges se rapportant à ce media deviennent de plus en plus fréquents, qu’il serait plus judicieux d’établir une législation spécifique adaptée.

 

Bibliographie

Textes officiels

  • Règlement (CE) n°44/2001 du 22 décembre 2000, dit « Bruxelles I », concernant le compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale

Arrêts CJUE

  • CJUE, 22 janvier 2015, Pez Hejduk/EnergieAgentur, C-441/13
  • CJUE, 25 octobre 2011, eDate Advertising et Martinez, C-509/09 et C-161/10
  • CJUE, 12 juillet 2011, eBay c/ L’Oréal
  • CJUE, 12 mai 2011, BVG, C-144/10
  • CJUE, 16 juillet 2009, Zuid-Chemie, C‑189/08, Rec. p. I‑6917
  • CJUE, 23 avril 2009, Falco Privatstiftung et Rabitsch, C‑533/07
  • CJCE, 7 mars 1995, Fiona Shevill, C‑68/93, Rec. p. I‑415
  • CJCE, 30 novembre 1976, Mines de Potasse d’Alsace

Décisions internes

  • CA Versailles, 1ère ch. – 1ère sec., arrêt du 21 janvier 2016, affaire Sud Presse
  • TGI Paris, 3e ch. – 4e sec., jugement du 14 janvier 2016, affaire Tecnokar
  • CA Paris, 4e ch. A, 26 avril 2006, Fernand S., Normalu c/ Acet
  • Cass. 1ère civ., 9 décembre 2003, n°01-03.225, Roederer
  • TGI Paris, ord., 22 mai 2000, Affaire Yahoo!
  • TGI Nanterre, réf., 13 octobre 1997, SG2 c/ Brokat, affaire Payline

Ouvrages

  • Vincent Fauchoux, Pierre Deprez, Jean-Michel Bruguière, « Le droit de l’Internet », 2e édition, LexisNexis, Paris 2013
  • Céline Castets-Renard, « Droit de l’Internet : droit français et européen », 2e édition, Montchrestien, L.G.D.J, Paris 2012

Sites internet

  • Europa.eu
  • Legalis.net
  • Dalloz.fr
  • Legifrance.fr