Nous sommes tous des migrants

Nous sommes tous des migrants[1][2]

 

Ricardo Guibourg[3]

 

La grande préoccupation de Chausovsky[4] fut le droit des migrants, ces êtres humains qui ont toujours existé, qui ont toujours eu des difficultés et qui, aujourd’hui, voient leur situation s’aggraver dans de nombreuses régions du monde. À cet égard, nous devons commencer par diminuer l’intensité de cette dichotomie entre nous et eux. Nos grands-parents et arrière-grands-parents furent des migrants venant d’Europe ou d’autres territoires. Les peuples originaires ne sont pas si originaires, puisqu’il y eut des migrations précolombiennes. Selon les anthropologues, toute la population d’Amérique est arrivée ici à pied depuis le détroit de Béring. Bien plus : il semble que l’humanité toute entière ait pour origine l’Afrique. Par conséquent, nous sommes tous, en fin de compte, des migrants africains : il est donc paradoxal que certains d’entre nous, en Espagne, en Italie ou dans d’autres points d’accès, empêchent de nos jours l’entrée d’autres semblables qui essaient de suivre le même chemin.

Il y a cent ans, ou un peu plus, certains pays européens, surpeuplés en raison de leur production agricole, encourageaient l’émigration de leurs citoyens vers des États dans lesquels tout restait à faire. Ces derniers – parmi lesquels figuraient les États-Unis et l’Argentine – accueillaient les nouveaux venus avec plaisir, bien qu’ils ne leur offraient pas toujours la protection nécessaire, et qu’ils leurs faisaient souvent ressentir leur condition d’habitant de seconde classe. Ils se heurtaient, notamment, à des traitements plus sévères : l’article 25 de la Constitution Argentine, (toujours en vigueur dans la version de 1994) disposait que « le gouvernement fédéral encouragera l’immigration européenne », ce qui excluait implicitement les africains et les asiatiques de la large référence du Préambule à « tous les hommes de bonne volonté qui souhaitent vivre sur le sol argentin ». Et, dans les pires moments de la persécution hitlérienne, de nombreux pays, parmi lesquels figurait honteusement le nôtre, l’Argentine, s’efforcèrent à fermer leurs frontières aux juifs en fuite. Ces comportements traduisaient seulement la mise en œuvre d’un préjugé, sans pour autant affecter quantitativement la politique migratoire.

Les préjugés existent toujours aujourd’hui. Les Allemands détestent les Turcs, les Français imposent des limites aux Musulmans, les Italiens et les Espagnols ne savent plus quoi faire des africains qui arrivent sur leurs côtes, et beaucoup d’Argentins regardent de travers les Coréens, les Péruviens et les Boliviens. En attendant, les Nord-américains ne savent plus quelles nouvelles intimidations imposer à ceux qui osent ne serait-ce que survoler leurs territoires. Mais le plus grave est que la nature du problème a changé : les circonstances économiques, auparavant dissimulées derrière le préjugé, l’ont aujourd’hui largement dépassé.

L’équation se révèle à présent aux yeux de tous : elle prend racine dans l’inégalité. On vit beaucoup mieux dans certaines régions du monde que dans d’autres. Dans les premières, il y a du travail pour ceux qui le souhaitent, en particulier pour celui qui est disposé à accepter des conditions qui, bien que défavorables dans le pays d’accueil, sont généralement bien meilleures que celles du pays d’origine. Il y a des transports, de l’éducation, de l’eau potable, le tout-à-l’égout et des services de santé. Ailleurs, au prix de souffrir certaines privations, le migrant trouve l’espoir d’une vie meilleure pour lui et pour ses enfants. Et c’est précisément pour cette raison que l’on cherche à le rejeter, étant donné que les frontières s’ouvrent toujours bien grandes uniquement pour ceux qui sont déjà puissants.

En matière de migrations, on a l’habitude de soutenir différentes idées. Si certaines sont complémentaires, d’autres sont partiellement incompatibles ; mais la majorité des personnes a l’habitude d’accepter et de reproduire plusieurs d’entre elles, sans prêter attention aux éventuelles absurdités qu’elles peuvent véhiculer. J’essaierai de les énoncer dans l’ordre croissant de restriction, en les numérotant pour une meilleure identification.

Première idée. Tous les êtres humains ont le droit de circuler librement dans le monde et de résider où ils le préfèrent, du moins s’ils n’ont pas commis d’actes illégaux qui les rendraient individuellement indésirables.

Deuxième idée. Tous les pays devraient accueillir les personnes persécutées dans leurs pays d’origine.

Troisième idée. Il est important de permettre et d’encourager l’intégration culturelle des immigrés au sein de la communauté qui les accueille ; plus les immigrés ressemblent aux anciens membres de ladite communauté, plus l’intégration est facile d’un point de vue ethnique, religieux, linguistique et social.

Quatrième idée. L’immigré change volontairement de domicile ; par conséquent, le pays qui l’accueille lui rend un service. Il est donc normal que ce pays s’intéresse à ce que l’étranger peut apporter à la communauté, en termes économiques, de travail, scientifiques ou culturels.

Cinquième idée. La contribution de l’étranger en matière de travail peut être la bienvenue quand celui-ci se dirige vers des activités que les natifs ne peuvent ou ne veulent pas faire ; mais elle peut être nuisible quand celui-ci entre en concurrence avec la main d’œuvre nationale, car les étrangers, davantage dans le besoin, acceptent de travailler dans des conditions inférieures, ce qui aboutit à appauvrir le marché interne du travail.

Sixième idée. L’accueil des étrangers devient manifestement un inconvénient quand ceux-ci n’ont pas un objectif concret de travail, ou quand ils dépendent de moyens de subsistance douteux ou précaires. En effet, ils tendent à augmenter les activités marginales (comme la vente ambulante), la mendicité et les infractions pénales, ou bien à épuiser, à travers les aides sociales, les ressources prélevées à l’attention des natifs.

La deuxième idée, symbolisée par l’hymne chilien quand il dit que sa patrie “sera la tombe des hommes libres, ou l’asile contre l’oppression”, est très répandue, bien que beaucoup l’interprètent avec une ampleur différente selon le type de persécution invoqué. En tous les cas, une telle extension est liée à l’origine strictement politique de la persécution, non seulement parce que personne ne sait qui sera le prochain (« aujourd’hui c’est toi, demain ce sera moi »), mais aussi, principalement, parce que les réfugiés politiques sont peu nombreux et normalement dotés d’un haut niveau culturel, ce qui leur permet de s’intégrer facilement (et d’en tirer profit), en attendant de retourner dans leur pays enrichis d’un changement politique et reconnaissants de l’hospitalité reçue. Les individus persécutés en raison de leur origine ethnique sont intégrés à contrecœur, et seulement dans les pays limitrophes dont les frontières sont fragiles face à la marée humaine. Enfin, les persécutés “objectivement” en raison de circonstances économiques et sociales, c’est-à-dire ceux qui ne sont recherchés ni par la police ni par l’armée, mais qui se retrouvent expulsés à cause du manque de travail, de logement, de nourriture ou d’eau, subissent la plus grande inflexibilité migratoire conformément aux lois de chaque pays. Tous les êtres humains sont égaux, bien sûr, mais, nous, natifs (c’est-à-dire, nous, qui étions ici avant, peu importe depuis quand), nous avons le droit de profiter peu ou prou du bien être que nous avons construit (ou que nos ancêtres nous ont laissé) sans le partager avec des individus supposés égaux qui ont une autre couleur de peau, qui parlent une autre langue, qui ont d’autres rites…et surtout, qui ont si faim.

Confronté à la pratique, là où les idéaux se dénudent, on constate que, au bout du compte, il est extrêmement commun d’admettre qu’il y a des immigrés désirables et des immigrés indésirables. Il conviendrait donc de vérifier quelle est la caractéristique ou le groupe de caractéristiques qui marque cette différence.

Pourquoi en est-on arrivé là ? Beaucoup d’explications ont été données tout au long de l’histoire, en partant du déterminisme racial ou géographique et des différences culturelles et religieuses, en allant jusqu’à la corruption, la réussite ou l’échec des politiques économiques adoptées au fil du temps. Ces dernières, bizarrement, contribuent à consolider l’idée selon laquelle les mauvais ne peuvent en vouloir qu’à eux même, et les meilleurs ne le doivent qu’à leur propre effort.

Il est probable qu’il y ait dans cette idée une certaine part de vérité, tant que l’on fait abstraction de quelques détails de l’histoire tels que la conquête de l’Amérique, le libre-échange prêché par les protectionnistes, les guerres de l’opium en Chine et l’esclavage imposé aux africains. Beaucoup de ces évènements ont mérité des excuses publiques, mais leurs conséquences persistent et sont, semble-t-il, consacrées par une sorte de prescription acquisitive d’envergure mondiale.[5] Cependant, ces raisons historiques ne peuvent satisfaire un être humain qui a eu la malchance de naître au Mali quand la cigogne aurait pu tout aussi bien le déposer à Los Angeles.

L’inégalité pose des problèmes à plusieurs niveaux. Le premier d’entre eux est la légitimité de son origine[6], le deuxième, le degré de justification des politiques redistributives[7]. Mais le troisième, même en considérant bonne la situation relative aux niveaux antérieurs, conduit à se demander si nous devons partager avec d’autres les opportunités que nous avons eues, non pas par le fruit de notre effort individuel, mais grâce à notre naissance.

Ce niveau du problème, peut-être le moins radical des trois, s’est présenté sous plusieurs manifestations, toutes relatives à l’institution de la succession. Á une époque, les enfants des nobles héritaient du titre de noblesse et, avec celui-ci, d’une grande quantité de privilèges, de facultés et de sinécures. Une fois éliminée cette situation, chaque citoyen s’est trouvé livré, de manière égale, à sa capacité. Cette capacité, mesurée en des termes non réductibles à de pures vertus individuelles, n’a jamais été égalitaire, mais au moins elle pouvait éventuellement être acquise par n’importe qui avec ingéniosité, chance ou malice non décelée. Cependant, au milieu de cette grande égalité apparente, une nouvelle noblesse persiste : le point de départ de chaque individu n’est pas égalitaire car il dépend des résultats obtenus par ses géniteurs, ou de ce que les géniteurs ont laissé des résultats obtenus par leurs ancêtres. Certains naissent dans des foyers riches ; d’autres dans des familles de classe moyenne, où ils reçoivent une bonne éducation. D’autres encore, restent statistiquement condamnés à reproduire la pauvreté et il y en a quelques-uns uns qui manquent, depuis leur enfance, de la nutrition nécessaire à leur développement normal.

A ces manifestations de la succession individuelle (celle par le sang et celle par la richesse) est venue s’ajouter une troisième forme de noblesse, fondée sur une sorte de succession collective. En vertu de celle-ci, tout membre de la communauté, privilégié ou défavorisé, hérite des opportunités et avantages généraux construits par les générations antérieures. De cette manière, de la même façon que les nobles surveillaient la pureté du sang pour qu’aucun bâtard ne jouisse de ses privilèges, et que les riches se réfugiaient derrières des fortifications et des barrières de sécurité pour que personne ne leur enlève la richesse qu’ils construisirent ou dont ils héritèrent, les pays bénéficiant des meilleures conditions économiques blindent leurs frontières pour qu’aucun nécessiteux étranger ne vienne par ses propres moyens partager les opportunités de développement individuel qui profitent à leurs citoyens.

Surgit alors une question inquiétante, relative au fondement moral que nous devons attribuer à la position politique que chacun adopte face au phénomène migratoire. Avons-nous (nous attribuons-nous) le droit d’empêcher que les autres viennent évoluer là où nous avons évolué ? Il est évident que, si brusquement les Afghans émigraient au Royaume-Uni, les Marocains s’étendaient librement en Espagne, que tous les Mexicains partaient vivre au Massachussetts, et que les Sénégalais préféraient l’environnement parisien, les aides publiques des destinations choisies s’effondreraient. Cependant la question n’est pas urbanistique mais théorique, cadre qui nous oblige à mettre à nu notre pensée. Quelle justification sommes-nous disposés à brandir pour nous approprier l’exclusivité des biens construits par ceux qui vécurent avant nous ?

En d’autres termes, ne serions-nous pas en train de manipuler plusieurs concepts, tels que l’égalité devant la loi, la propriété du fruit de l’effort personnel, la solidarité familiale, le droit des successions, la prescription acquisitive historique, la souveraineté nationale, la lutte contre le terrorisme, la défense de l’environnement et même le pardon et la solidarité internationale, de sorte que, au mépris de la cohérence logique, nous tendions à consolider et à amplifier les différences entre les hommes et entre les peuples ?

 


[1] Texte paru in La Revue des droits de l’homme : Ricardo Guibourg, « Nous sommes tous des migrants », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 8 | 2015, mis en ligne le 24 novembre 2015: https://revdh.revues.org/1708; Texte traduit par Maud THIRY, Etudiante en Master 2 Bilingue droit de l’Europe de l’Université de Paris Ouest-Nanterre La Défense, promotion 2015-2016 

[2] Texte issue d’une intervention à la table ronde «  Les migrations humaines  : vers l'abolition de la condition d'étranger du migrant », les journées « Prendre au sérieux les droits des personnes migrantes », en hommage au Dr. Gabriel B. Chausovsky, à Paraná, le jeudi 6 octobre 2011.

[3] Ricardo Guibourg est professeur de philosophie du droit à l’Université de Buenos Aires et a été juge à la Chambre sociale de la Cour d’appel de Buenos Aires. Il est l’un des principaux représentants de l’Ecole analytique de Buenos Aires.

[4] Mon ami Gabriel Chausovsky, fut un juge exemplaire, un grand maitre, mais surtout, un homme droit. Ces qualités ne devraient pas être sujettes à éloge, mais des prérequis sous-entendus : mais aujourd'hui, les circonstances conduisent à les relever.

[5] Apparemment, il ne s’agit pas de crimes contre l’humanité, qui sont eux, comme tout le monde le sait, imprescriptibles en vertu d’un droit international jus cogens.

[6] Rousseau alla jusqu'à affirmer que le premier qui clôtura un terrain et dit “c’est à moi”, en trouvant des gens assez idiots pour le croire, fut le véritable fondateur de la société civile (Rousseau, J.J., De l’inégalité parmi les hommes, Éditions Sociales, Paris, 1954).

[7] Des empereurs romains à Milton Friedman, en passant par Saint Thomas, Marx, Keynes, Rawls et Nozick, beaucoup d'avis ont été émis concernant ce thème et beaucoup de pratiques ont été mises en œuvre avec un succès inégal.