Portrait d'un film épatant
Céline Sciamma revient avec son quatrième long métrage, pour notre plus grand bonheur ! Prix du scénario au festival de Cannes, Portrait de la jeune fille en feu est sans conteste mon coup de coeur de la rentrée du cinéma ! Retour sur une oeuvre épatante, portée par Adèle Haenel, Noémie Merlant et Luàna Bajrami.
Mise en garde : certains passages dévoilent des éléments de l'intrigue et de la mise en scène du film.
Portrait(s) de femmes
Après Naissance des pieuvres (2007) et Bande de filles (2014), déjà salués par la critique, Céline Sciamma nous propose un nouveau film 100% féminin. Entendons par là un film qui parle de femmes, joué par des femmes, mais aussi écrit, réalisé et produit par des femmes ! Ce n’est pas un spoil : en deux heures, pas plus de trois hommes apparaissent à l’écran, au début puis à la fin, et on peut facilement qualifier leur rôle de figurant. Que cela ne fasse pas fuir les hommes : les héroïnes portent à elles seules parfaitement bien ce film, si bien qu’on en oublie complètement l’absence de personnages masculins !
C’est l’histoire d’une jeune peintre (Noémie Merlant) envoyée pour mission chez une comtesse (Valeria Golino) afin de faire le portrait de sa fille (Adèle Haenel), promise au mariage. Seulement Héloïse, la jeune fille concernée, ne veut pas de cette union et refuse donc de se faire peindre - le portrait de la prétendante étant destiné au futur époux. Marianne doit alors se faire passer pour une dame de compagnie et réaliser le portrait d’Héloïse seule dans son atelier, sans que cette dernière ne s’en rende compte.
Si la réalisatrice a toujours été inspirée par les conditions sociales des femmes dans nos sociétés contemporaines, les questions d’identités et l’homosexualité féminine, elle nous surprend par le choix du contexte historique dans son nouveau long métrage. En effet, l’intrigue nous emmène au XVIIIe siècle, au coeur d’une société française codée et ritualisée. Mais de cette époque, seuls les costumes et le vouvoiement subsistent, tant les thèmes paraissent intemporels. Héloïse se bat contre un mariage forcé, auquel sa soeur, décédée prématurément, était destinée. À plusieurs reprises, elle exprime son désespoir à Marianne, vis-à-vis de cette vie qui l’attend mais qu’elle n’a pas choisie. La relation qui naît entre les deux femmes apparaît comme une échappatoire. Rapidement, elles développent des sentiments l’une pour l’autre, elles se fascinent et se passionnent. Par ailleurs, à travers le personnage de Sophie (Luàna Bajrami), Céline Sciamma aborde également les enjeux de l’avortement, entrepris avec les moyens d’époque par les faiseuses d’anges illégales. Enfin, en dressant les portraits de ces quatre femmes, de la comtesse à la domestique, en passant par l’artiste, il est aussi question des rapports sociaux entre ces personnes issues de milieux très différents. Le zoom sur la condition d’une jeune femme artiste au XVIIIème siècle est, à cet égard, particulièrement intéressant. Elle-même fille d’un peintre, Marianne tente de s’imposer dans le milieu artistique qui est le sien mais se voit cantonnée à enseigner la peinture à des apprenties ou, au mieux, à réaliser des portraits de femmes, à défaut de trouver des hommes prêts à poser pour elle. La réalisatrice souhaite ainsi mettre en lumière le travail souvent occulté de ces artistes féminines.
Portrait(s) artistique(s)
Si on s’assied dans la salle de cinéma sans s’être renseigné(e) sur le film au préalable, comme il est si agréable de le faire parfois, on a ni connaissance de l’année ni du lieu où se situe l’intrigue. En réalité, nous sommes en 1770 sur une île bretonne, mais peu importe.
Dans cet ilôt spatio-temporel, l’art est omniprésent et joue un rôle essentiel. L’art plastique d’abord, puisqu’il est évidemment question de peinture. La première scène donne le ton : nous sommes dans l’atelier de l’artiste, nous allons suivre son travail, tout au long du film. Sciamma a choisi de montrer une peintre fictive car “en inventer une, c’était penser à toutes”, selon elle. Pour créer les tableaux et interpréter la main talentueuse, l’équipe du film a engagé la jeune artiste Hélène Delmaire - son âge étant volontairement proche de celui de Marianne. La doublure de Noémie Merlant s'est inspirée de différentes oeuvres au Louvre, dont celles de Jean-Baptiste Camille Corot.
Mais l’art ne se limite pas à la peinture ! À plusieurs reprises, Marianne et Heloïse échangent au sujet de la musique. La jeune prétendante avoue n'avoir jamais entendu d'orchestre, durant sa vie de nonne, et demande à la peintre de lui décrire la musique. Marianne répond alors que c'est inexplicable, laissant planer le mystère autour de cette discipline inconnue. La bande originale de ce long métrage reçoit d'ailleurs un traitement particulier. Céline Sciamma fait à nouveau appel au compositeur Para One, après leur collaboration dans Naissance des pieuvres et Bande de filles. Pour cette fois, elle lui demande de travailler un seul morceau : la musique de la célèbre scène pendant laquelle la robe d’Adèle Haenel prend feu. La chorale, écrite en latin par la réalisatrice, constitue l’un des deux uniques morceaux de musique du film. Cela n’insinue pas que les bruitages - traits de dessin, pas sur le parquet, vent et vagues - ne suffisent pas à nous plonger dans l’ambiance souhaitée. Cela ne fait qu’intensifier l’émotion ressentie à l’instant où la musique se fait entendre.
Enfin, à l'arrivée de Marianne sur l'île, Heloïse lui demande si elle a apporté avec elle un livre. Dans sa question, on mesure la sacralité de l'objet pour les personnages. Isolées du monde, elles ont besoin de l’art pour s’émanciper, chacune à leur manière.
Portrait(s) sensuel(s)
“Prenez le temps de me regarder” : c’est par cette réplique que commence le film. Le regard, mais aussi la voix et le toucher sont autant de sens convoqués pour l’esthétisme de la mise en scène.
Portrait de la jeune fille en feu est une histoire d’amour et de complicité. Une histoire d’amour caché, entre Héloïse et Marianne, mais aussi d'une forte complicité entre elles et la domestique. Pour rendre compte de ces sentiments, les regards des actrices sont scrupuleusement étudiés. D'autant plus que Marianne doit mémoriser le visage d'Héloïse, ses traits et ses expressions, afin de réaliser son portrait plus tard, en cachette. Progressivement, à mesure qu'elle apprend à connaître son sujet, le regard qu'elle porte sur elle évolue. Leur voix sont également travaillées : intonations, rythmique et usage du vouvoiement rendent les dialogues sensuels. Céline Sciamma joue “du côté de l’intime”,et on le ressent.
Les comédiennes incarnent brillamment cette puissance des sens. Céline Sciamma a souhaité créer “un couple de cinéma qui aurait sa part iconique donc sa part inédite” avec Adèle Haenel et Noémie Merlant. Pour la deuxième fois après Naissance des pieuvres, on retrouve le talent à toute épreuve de Haenel, que l’on n’avait jamais vue dans un film en costume. Surtout, l’oeuvre nous fait découvrir avec joie Luàna Bajrami qui, à dix-huit ans seulement, nous livre une interprétation très juste du rôle second mais essentiel de Sophie. A elles trois, les actrices nous transmettent leur soif de liberté et nous font rêver, le temps d’un film !