Sebastiao Salgado, un photographe et un aventurier
Sebastiao Salgado, un photographe et un aventurier
Sebastiao Salgado est l’un de mes photographes préférés. Je l’ai découvert lors de ma Khâgne, alors que notre sujet de géographie portait sur le Brésil. A l’occasion d’un cours, notre professeure nous a montré certains de ses superbes clichés. J’ai directement été frappée par la force de ses photographies argentiques en noir et blanc, présentant d’immenses paysages sauvages et d’autres complètement ravagés, présentant des ensembles de groupes de femmes et d’hommes et aussi de marquants portraits. Quand nous regardons une photographie de Salgado, il se passe quelque chose et ce quelque chose nous traverse. Nous voyons depuis un certain regard, le regard de Salgado qui est profondément humain. Il ne fait pas que montrer l’objet de la photographie, il parvient à saisir tout ce que cet objet comporte en lui, dans le cadre de son environnement, et cela avec une immense tendresse et sensibilité qui n’est pas là pour juger mais pour observer et pour comprendre.
Des œuvres de Salgado sont présentées en ce moment au Centre d’Art Contemporain Frans Kraijcberg - Art et Nature – situé dans le 15e arrondissement – jusqu’au 27 février 2021, dans le cadre de l’Exposition « Blessure » consacrée à l’artiste.
C’est pour cela que j’ai souhaité tout particulièrement rédiger un article sur Salgado, dans l’espoir de vous donner l’envie de le rencontrer à votre tour à l’occasion d’une exposition où vous pourrez voir en vrai ses splendides photos.
Sebastiao Salgado, sa vie, son œuvre
Sebastiao Ribeiro Salgado est né au Brésil en 1944, dans l’Etat du Minas Gerais. Il épouse Lélia Deluiz Wanick. En 1969, tous deux se retrouvent contraints de quitter le Brésil en raison de la dictature militaire qui sévit dans le pays et gagnent la France. Ils s’installent à Paris. Là, Salgado poursuit ses études supérieures en sciences économiques et commence sa carrière dans le milieu. Il est amené à retourner au Brésil, à s’installer à Londres où il travaille pour l’Organisation internationale du café jusqu’en 1973. Il fait le choix de se reconvertir dans la photographie car il se rend compte que cette activité lui procure bien plus d’intérêts et de plaisirs que celles d’ordre économique. Après avoir intégré plusieurs agences photographiques, il décide de créer sa propre agence avec l’aide de sa femme Lélia Wanick et c’est ainsi qu’Amazonas Image est fondée en 1994. A partir de ce moment, Salgado va se lancer dans l’élaboration de plusieurs grands projets, toujours accompagné et soutenu par sa femme, très présente dans tous ses projets qui vont conduire à la création d’expositions et à la publication d’ouvrages.
Pour réaliser ces projets qui prennent la forme de grands reportages sur une thématique particulière, Salgado va être amené à beaucoup voyager, à se rendre dans de nombreux pays et ce sur tous les continents. Ainsi de 1977 à 1984, Salgado a parcouru l’ensemble de l’Amérique Latine, atteignant des villages reculés et presque inaccessibles afin de montrer la résistance culturelle des Indiens, des populations natives de ce continent. Ce projet aboutira à la création de l’ouvrage Autres Amériques qui paraît en 1986. De 1996 à 1992, il se rend dans ving-six pays, sur tous les continents, pour son projet portant sur le système de production et d’exploitation mondiales. Ce projet mène à la publication d’un autre ouvrage en 1993, La Main de l’homme, dont les photographies ont été largement exposées et figurent parmi les plus connues. Entre 1994 et 1999, Salgado s’intéresse à la question des migrations, question au cœur de l’actualité. Il effectue trente-six reportages sur les conditions de vie des migrants que l’on retrouve dans son ouvrage Exodes, publié en 2000. Ensuite, à la fin des années 1990, il retourne au Brésil où la dictature a pris fin en 1985, avec l’élection du président Tancredo Neves. Il suit la lutte des paysans pauvres du Brésil, notamment des « sans terre », contre les grands propriétaires qui cherchent à étendre leurs terrains de production. Terra paraît ainsi en 1997. En 1998, Salgado et Lélia Wanick ont fondé l’Institut Terra au Brésil, dans la vallée du Rio Docé, qui traversent l’Etat du Minas Gerais et celui de l’Espirito Santo afin de pouvoir réaliser un autre projet : celui de replanter la forêt Atlantique qui a été décimée au cours des années. Encore aujourd’hui, aidés des membres de l’institut, ils mènent un programme de reboisement ainsi que des campagnes de sensibilisation auprès des habitants. La création de cette fondation donne l’idée à Salgado de chercher à trouver des espaces naturels sauvages et conservés ainsi que des communautés vivant au plus proche de la nature, dans son état originel. Il commence à penser son projet en 2004 et le termine en 2013 avec son livre Genesis, créé avec sa femme Lélia Wanick. En 2016, Sebastiao rejoint l’académie des Beaux-Arts de Paris dans la section Photographie. Son dernier ouvrage, Gold, portant sur les chercheurs d’or, paraît en 2019.
A côté de ses projets purement personnels, Salgado a mené plusieurs reportages aux cotés de grandes organisations comme Médecins sans Frontières avec lequel il part au Sahel lors des grandes sécheresses et famines dans les années 1984-1985 qui donne lieu à l’ouvrage Sahel. Il part également aux côtés de l’Organisation mondiale de la santé en 2001 dans le cadre de la campagne d’éradication de la poliomyélite qui aboutit encore une fois à un ouvrage. Cette même année, il est nommé ambassadeur itinérant de l’UNICEF, à qui il donnera de nombreuses photographies d’enfants venant de tous les pays. En 2016, il décide de soutenir la liberté de presse en offrant à l’association Reporters sans frontières une anthologie de 100 photos.
Pour ses grands projets photographiques, Salgado a reçu de nombreux prix en Europe, en Asie, en Amérique du Nord et du Sud. Parmi eux, il s’est vu décerner le prix W. Eugene Smith pour sa photographie humaniste en 1982, le Word Press Photo en 1985 et le Visa d'or à Visa pour l'Image en 1990. Plus récemment, il a été nommé Chevalier de la légion d’Honneur en 2016 et a reçu le prix de la paix des libraires allemands en 2019.
Pour en savoir davantage et en image sur la vie et le travail de Salgado, un très beau documentaire créé par Wim Wenders, réalisateur, producteur, scénariste et photographe allemand et par le fils du photographe, Juliano Ribeiro Salgado, est sorti en 2014. Intitulé Le Sel de la Terre, en référence au projet « Genesis » que mène alors Salgado, accompagné des deux réalisateurs, le documentaire reçoit le prix spécial, "Un Certain Regard", au Festival de Cannes la même année de sa parution.
La recherche photographique de Salgado
Photographie tirée de l'ouvrage Genesis.
Une photographie documentaire et humaniste : des reportages construits sur le long terme
Dans ses projets photographiques, Salgado cherche à approfondir une thématique particulière de la vie et des conditions humaines sur un ou plusieurs territoires définis. Il consacre plusieurs années à l’élaboration de chacun d’eux. Il prend le temps de parcourir les territoires qui font l’objet de sa recherche et de rencontrer les populations qui y vivent. Il apprend à les connaître, à comprendre leurs mentalités, leurs modes de fonctionnement en vivant avec eux, dans le respect de leur culture.
Les photographies qu’il prend n’ont de sens que dans le contexte dans lequel elles ont été prises et qu’au contact de ceux avec lesuels il constitue le projet. Il existe une véritable unité et cohérence dans l’art photographique de Salgado et c’est pour cela qu’il est important de regarder l’ensemble des photographies d’un projet afin d’en saisir tout le sens et la profondeur. Une seule photo, extraite du projet intégral perd en signification. L’art photographique de Salgado a été qualifié de documentaire pour cette raison et aussi car Salgado prend soin de légender précisément ses photos et décrit les expériences qu’il a pu vivre, la manière dont cela l’a marqué et les réflexions qu’il a pu en tirer dans ses ouvrages. L’art de Salgado a été également qualifié d’humaniste dans la mesure où il s’intéresse particulièrement à l’humain, à ce qu’il peut vivre et ressentir, notamment aux personnes en détresse, vivant dans des conditions de vie extrêmement difficiles, étant confrontées à de terribles épreuves, d’ordre naturelle (sécheresse, famine) ou humaine (guerres, dépossessions de terre, exploitation au travail par exemple).
Une photographie militante et esthétique
Les projets de Salgado sont des projets toujours très engagés, qui révèlent la position politique de l’artiste. En effet, ce-dernier s’est rendu dans des zones de conflits où sévissait la violence et la guerre comme au Rwanda au moment du génocide des Tutsis ou comme en Yougoslavie pendant le génocide bosniaque. Il s’est rendu également dans des territoires marqués par la souffrance et la misère, notamment au Sahel. Les photos de Salgado ne sont pas innocentes. Elles ne nous laissent pas indifférents et indemnes après les avoir vues. Elles choquent, elles marquent, elles touchent aussi, elles émeuvent. Salgado met tout son art au service de son engagement et de ses préoccupations d’homme. Il cherche à rendre compte de l’expérience qu’il a vécue au cours de la création de son projet et à susciter des réactions de la part de celui qui regarde ses photos, comme il en a eu face aux scènes qu’il a vécues. Il cherche ainsi à rendre au mieux le réel, d’après sa sensibilité, par ses choix et ses procédés photographiques. En effet, comme l’explique l’artiste dans le documentaire Le Sel de la Terre, il ne s’agit pas de montrer le sujet. Il s’agit d’en faire une photographie, et pour cela, il faut un cadre, un certain point de vue, une mise au point particulière, un plan particulier qui relève du style et de la sensibilité de l’artiste. Une des caractéristiques principales de Salgado est son choix du noir et blanc que l’on retrouve dans l’ensemble de son œuvre. Salgado est un maître du noir et blanc et des infinités de nuances de gris qui se déclinent. C’est un artiste qui sait travailler les contrastes de manière à créer des images très fortes qui mettent en valeur les éléments de la photo que l’artiste veut souligner. Une autre caractéristique des photographies de Salgado est la grande dimension des formats photographiques et le point de vue toujours original qu’il adopte afin de créer des effets qui vont mettre en relief le caractère terrible, émotionnel ou encore impressionnant de la scène photographiée. Enfin, une autre caractéristique essentielle et qui réunit toutes les autres est l’esthétisation de ses photographies, prises à l’appareil argentique, qui, quoiqu’elles puissent représenter, sont toujours sublimes.
Une photographie « en développement »
Dans l’ensemble de l’œuvre de Salgado se perçoit une ligne directrice qui relie tous ses projets qui découlent les uns des autres. Par exemple, le projet la Main de l’homme, l’un de ses projets les plus célèbres, le conduit à explorer davantage le sujet de l’exploitation de la terre par les hommes et des hommes exploités par les hommes. Cette recherche aboutit à la publication de l’ouvrage La mine d'or de Serra Pelada et de celui de Terra qui questionne le destin des paysans du Brésil dépossédés de leurs terres au profit de grandes exploitations. Ce projet de la Main de l’homme portant sur les transformations et bouleversements au sein des secteurs primaires tels que ceux de l’agriculture, des mines et de l’industrie lui a ensuite inspiré son autre grand projet, Exodes, quand il s’est rendu compte que ces bouleversements provoquaient de grands mouvements de migrations. L’un de ses derniers projets, Genesis, se distingue de tous les autres dans la mesure où cette fois-ci ce n’est pas aux humains que rend en premier lieu hommage Salgado mais à la nature, dans son caractère originel. En effet, si Salgado a toujours pris soin du cadre environnemental de ses photographie, en laissant une large place à la nature, notamment dans ses formats paysages, celle-ci passait toujours au second plan. Ici, il s’agit d’une « lettre d’amour », d’une ode à la planète Terre. Ce projet Genesis lui est venu après avoir fondé l’Institut Terra et mis en place son programme de reboisement. Avant de créer l’institut il n’était pas particulièrement porté par l’écologie. Son investissement dans le projet pensé par Lélia Wanick l’a beaucoup sensibilisé et interrogé dans le rapport que les humains pouvaient avoir avec leur planète. Dans le Sel de la Terre, Salgado explique qu’il aurait pu faire un ouvrage proposant des photographies de la planète complètement ravagée pour sensibiliser ceux qui les regarderaient, mais que finalement il avait préféré montrer la terre préservée, intacte, comme au temps de la Genèse. Cette approche lui semblait plus intéressante. Elle l’a conduit à se rendre compte qu’une grande partie de la planète était restée vierge de toute activité humaine et elle l’a conduit à apprendre à photographier un domaine qui ne lui étaient pas familier : le paysage. Ainsi, l’art photographique de Salgado est toujours en quête, en perpétuelle recherche, il s’agit d’un art « en développement ».
Au sujet de certaines polémiques sur l’art photographique de Salgado
De nombreux auteurs, notamment Susan Sontag, essayiste et romancière américaine, ont critiqué Salgado en l’accusant de sublimer la laideur. Susan Sontag parle ainsi d’« inauthenticité du beau » : Salgado fait de magnifiques photos sur le dos de la misère et de la souffrance humaine.
Pour ma part, je ne suis pas d’accord avec ces propos qui s’adressent à Sebastiao Salgado (ce qui n’est pas le cas pour d’autres photographes qui ont pu se retrouver confrontés à ces mêmes problématiques).
En effet, je trouve qu’il y a toujours une dimension profondément humaine dans ses photos qui provient du respect qu’à Salgado pour les populations en détresse qu’il photographie. Salgado partage des moments avec ses populations et veut donner à voir leur dignité humaine par ses photographies. Il évite ainsi de représenter certains aspects comme l’alcoolisme ou la criminalité qui altèrent cette dignité. Il affirme lui-même rechercher à la faire valoir et c’est vraiment ce que je ressens lorsque je regarde ses photographies : un sentiment de profonde empathie me traverse et je ne ressens pas le voyeurisme, l’abus qu’on a pu lui reprocher. En l’écoutant parler dans le documentaire, j’ai vu un homme d’une grande humanité très préoccupé par la vie humaine et qui souhaitait lui rendre hommage, même et surtout, dans un cadre où elle est terrible et douloureuse.
Présentation de quelques photographies de Salgado
Chacune des photos que j’ai voulu présenter et commenter brièvement dans cet article relève d’un choix purement personnel. Il relève de ma sensibilité. Je ne cherche pas par ces quelques photos à vous présenter un ensemble d’œuvres qui formerait une « vitrine » de l’art photographique de Salgado en présentant par exemple une œuvre particulièrement reconnue de chacun de ses grands ouvrages. Je n’ai pas non plus fait le choix auquel j’avais pensé en premier lieu, de vous présenter des photos d’un seul et même ouvrage, pour retracer une cohérence, caractéristique de l’œuvre de Salgado.
Non. J’ai décidé de ne vous proposer que des photos vues en vraies, dans le réel, notamment à l’exposition consacrée à l’artiste au Musée de l’Homme en 2019 ou des photos vues dans des livres d’art ou dans le documentaire, Le Sel de la Terre, qui m’ont particulièrement marquée.
Je me suis demandée en faisant cela si je n’allais pas à l’encontre de la dynamique et du sens de l’art de Salgado qui explique bien qu’une photo seule, extraite de l’ensemble du projet, perd de son sens.
Je ne travaille jamais pour une seule image mais pour un ensemble qui essaie de raconter, explique-t-il dans un entretien avec Rony Brauman, publié dans Paris-Match, le 1er août 1996.
Mais dans la mesure où je n’ai pas accès à ses ouvrages, et ainsi aux précieuses légendes qu’en a pu faire Salgado, j’ai trouvé plus judicieux de laisser parler ma sensibilité et de vous offrir des photos parlantes et touchantes, signifiantes et puissantes pour moi, en elles-mêmes.
Ce portrait de Salgado est l’un de ceux que je préfère. Il représente une femme du Sahel. Il a été pris par Salgado au cours de son voyage là-bas entre 1984 et 1986. Salgado a été particulièrement touchée par les populations du Sahel, vivant sur ce territoire désolé et aride.
J’ai vu cette photo au Musée de l’Homme. Elle m’a frappée. La scène a été prise à Kaboul, en Afghanistan. La ville a été totalement détruite par les guerres.
Cette photo provient de La Main de l’Homme. La scène se passe au Koweit où les ouvriers extraient le pétrole.
Les deux photos précédentes ont été prises au Brésil. La première a été prise dans les mines de Serra Pelada où des milliers de Brésiliens se sont rendus d’eux-mêmes, dans l’espoir d’y trouver de l’or. La deuxième représente un père et son fils dans leur habitations. Je n’ai pas connaissance de la région du Brésil où la photo a été prise.
Il s’agit encore ici d’une photo que j’ai pu voir au Musée de l’Homme. Elle est tirée de La Main de l’homme. C’est une « famille qui quitte une mine de charbon à ciel ouvert, en fin de journée, avec le chariot ayant servi à apporter la nourriture aux travailleurs. Dhanbad, Etat de Bihar, Inde 1989 ».
J’ai beaucoup aimé ce regard direct et affirmé de cet enfant d’Asie. La photo a été prise lors d’un projet conçu pour l’UNICEF.
Ces deux photos sont tirées du projet Genesis. Elles sont incroyables. La deuxième, le détail de la patte d'un iguane est l’une des plus célèbres de l’ouvrage et figure sur la couverture de certaines revues photographiques qui ont dédié un de leur numéro à Salgado comme c’est le cas pour le hors-série 2020 de Fisheye portant sur l’artiste. En effet, Salgado a voulu et réussi par cette photo à montrer à quel point nous faisions tous partie d’une même famille, celle de la Terre.
Cette photo, fait partie aussi de Genesis. Elle a été prise entre les îles Zavodovski et Visokoi, représente des « manchots à jugulaire sur un iceberg ».
Pour finir, tirée du même ouvrage, une photo de l’Amazonie prise par l’artiste, en son hommage !
Eva Vigoureux