À la recherche des preuves perdues : étude du Règlement 1206/2001, par Pierre Diot

Le Règlement 1206/2001 met en place des mécanismes coopératifs visant à améliorer l'obtention de preuve au niveau européen. Des difficultés surviennent cependant quant à la détermination de son champs d'application matériel (civil et commercial). En revanche, les différences que l'on peut observer au sein des ordres juridiques français et allemand en matière d'obtention de preuve ne semblent pas faire obstacle à une mise en oeuvre efficace du Règlement 1206/2001.

Dans le cadre de la réalisation de l'espace judiciaire européen prôné par le Traité instituant les Communautés Européennes, le Règlement (CE) No 1206/2001 du Conseil du 28 mai 2001 fait figure d'instrument communautaire incontournable ; entré en vigueur le 1er janvier 2004, il tend à améliorer (considérant 7), simplifier et accélérer (considérants 8,9,10) la coopération entre les juridictions des États membres pour l'obtention et l'administration des preuves. Cet instrument juridique s'inspire largement de la Convention de La Haye du 18 mars 1970, sur l’obtention des preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale (ci-après la Convention de 1970), en permettant (Art 1.a) à une juridiction d'un État membre (juridiction requérante) de faire exécuter un acte d'instruction par les juridictions d'un autre État membre (juridiction requise). Le Règlement va cependant plus loin en permettant à la juridiction requérante de procéder directement à un acte d'instruction dans un autre État membre (Art 1.b). Le Règlement n'harmonise pas les mécanismes des différents ordres juridiques européens relatifs à l'obtention de preuve ; il se contente de mettre en place la coopération entre les différents États membres. Il convient donc d'étudier les difficultés auxquelles sont confrontés les juristes européens désirant faire appel aux mécanismes offerts par cette coopération. En effet, les divergences législatives, procédurales et matérielles, entre les différents ordres juridiques, ne sont pas pour simplifier le travail du juriste européen. Une partie de la doctrine, et notamment Achim Müller, auteur allemand qui a consacré un ouvrage au Règlement dans lequel il préconise la création d'un droit particulier concernant les règles de procédure relatives à l'obtention de preuve au niveau européen, considère que l'absence d'harmonisation concernant la participation des parties à l'acte d'instruction, et le droit de refus ou de l'interdiction de déposer constitue le principal point faible du Règlement. Nous aborderons ces deux thématiques au regard des droits allemand et français en nous intéressant plus particulièrement à la «cross examination» (interrogatoire croisé), procédure issue des ordres juridiques de common law à laquelle des juridictions des pays de tradition juridique romano-germanique pourraient être confrontés en application du Règlement. Il nous faudra cependant d'abord étudier les difficultés relatives à la détermination du champ d'application matériel du Règlement. En effet, celui-ci ne donne aucune indication quant aux domaines juridiques concernés par le concept de «matière civile et commerciale».

I. Champ d'application matériel du Règlement :

Les difficultés relatives à la délimitation du champs d'application matériel du Règlement concernent en premier lieu le concept de « matière civile et commerciale » (a) ainsi que la détermination des procédures pouvant bénéficier du Règlement (b).

a) La « matière civile et commerciale »

Le Règlement s'applique à la matière civile et commerciale. Cependant aucune précision n'est apportée par le législateur européen quant aux domaines relatifs à celles-ci. La CJCE, dans l'arrêt LTU/Eurocontrol de 1976 a jugé que cette matière devait faire l'objet d'une conception autonome, devant être interprétée à la lumière et des objectifs de la convention dont il était question dans cet arrêt (Convention du 27 Septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution en matière civile et commerciale) et des principes généraux qui se dégagent de l'ensemble des systèmes de droit nationaux. Le juriste européen pourra se rapporter au champ d'application du Règlement 44/2001 s'appliquant lui aussi aux matières précitées (Règlement du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale), lequel contient une énumération de domaines exclus de la matière civile et commerciale. Ainsi, si l'on se réfère à l'article premier du Règlement du 22 décembre 2000, l'arbitrage est exclu du champ d'application du Règlement. Modérons toutefois cette approche car des procédures parallèles peuvent, en matière d'arbitrage, permettre l'application du Règlement. En effet, le droit français (Art 1457 NCPC) permet à l'arbitre de bénéficier d’un juge d’appui en la personne du Président du Tribunal de Grande Instance qui pourra être sollicité par l'arbitre pour réunir des éléments de preuve ou recevoir des témoignages et à ce titre voir appliquer le Règlement à son action. Une procédure similaire existe également en droit allemand (Paragraphe 1050 Code de procédure civil allemand, ci après ZPO).

b) Nature de la demande pouvant bénéficier du Règlement

La demande doit, en vertu de l'article 1-2 du Règlement viser à obtenir des moyens de preuve destinés à être utilisés dans une procédure judiciaire qui est «engagée» ou «envisagée». On retrouve ainsi une similarité avec la Convention du 18 mars 1970 sur l’obtention des preuves à l’étranger en matière civile ou commerciale, qui prévoyait que les preuves devaient être utilisées dans des procédures «engagées» ou «futures» (Art. 1-2). La possibilité d'appliquer le Règlement alors qu'aucune procédure n'est encore engagée va principalement bénéficier aux États membres de common law, dans lesquels l'obtention de preuve est nécessaire à l'ouverture d'une procédure. En droit anglais, la production de preuve repose avant tout sur l'initiative des parties qui devront, avant ouverture de toute procédure présenter les preuves accréditant leur version des faits. Pour faciliter la production de preuves et le cas échéant afin d'éviter tout litige inutile, le juge anglais peut, en vertu des articles articles 25.1. et 31.16 du CPC (Civil Procedure Rules) ordonner des mesures d'instructions afin de permettre aux parties d’obtenir des informations qui montreront s’il est utile d’entamer une procédure. En outre, les éléments de preuve à utiliser en cas de litige pourront être ainsi préservés. En revanche, la procédure anglo-saxonne de «pre-trial discovery » ou « disclosure » qui oblige chaque partie, avant qu'une procédure ne soit engagée, à divulguer à l’autre partie tous les éléments de preuve pertinents inhérents au litige dont elle dispose ne rentre pas dans le champ d'application matériel du Règlement. Bien que celle-ci soit ordonnée par un juge, il ne s'agit pas d'un acte d'instruction régi par le Règlement mais d'une procédure de communication entre les parties qui n'entre pas son champ d'application conformément à l'article 1-2 du Règlement. Les droits français et allemand ne connaissent pas de procédure tendant à la recherche de preuves comparables à la « discovery » du common law. Pourtant, dans chacun de ces ordres juridiques existent des procédures exceptionnelles relatives à la production d'éléments de preuves qui peuvent être enclenchées avant l'engagement d'une action. Ainsi, le juriste allemand pourra se réjouir de voir le Règlement s'appliquer à la procédure prévue aux paragraphes 485 ZPO ss., laquelle prévoit la mise en oeuvre de mesures d'instruction «hors-procédure» («außerhalb eines Streitverfahrens») dans le but de les préserver ou lorsque la partie adverse aura donné son accord pour que soit procédé à la mesure d'instruction. De même, une expertise in futurum telle que la prévoit le NCPC aux articles 145 et suivants entre dans le champ d'application du Règlement.

II. Présence et participation des parties et des représentants de la juridiction requérante à l'acte d'instruction :

Dans un premier temps, nous aborderons les modalités régissant la présence des parties et des représentants de la juridiction requérante à l'acte d'instruction (a) avant d'évoquer la question de leur participation (b).

a) Présence des parties et des représentants de la juridictions requérante à l'acte d'instruction

Concernant la présence des parties à l'acte d'instruction, le Règlement a instauré le mécanisme de coopération suivant : la juridiction requise doit procéder à une mesure d'instruction selon son droit propre, la présence des parties est ensuite régie en vertu de l'article 11-1 du Règlement par la loi de l'État membre sur le territoire duquel se trouve la juridiction requérante. L'article 12 du Règlement (qui reprend les dispositions de l'article 8 de la Convention de 1970) prévoit la possibilité, pour les représentants de la juridiction requérante d'être présents lorsque la juridiction requise procède à l’acte d’instruction. Cette présence va avoir une incidence incontestable sur le bon déroulement de l'acte d'instruction. En effet, la présence de représentants de la juridiction requérante ne pourra que faciliter la tâche de la juridiction requise, qui n'aura qu'une connaissance partielle du litige qui lui est soumis et du droit applicable à la décision finale. Cette possibilité offerte au juge de la juridiction requérante va lui permettre d'évaluer la crédibilité de la personne interrogée et de palier les éventuels problèmes de traduction. Si la possibilité pour les parties ou les représentants de la juridiction requérante d'être présent lors de l'acte d'instruction ne semble pas poser de problèmes, la question de la participation active des parties à l'acte d'instruction est autrement plus épineuse.

b) Participation des parties à l'acte d'instruction, le cas particulier de la « cross-examination »

Prenons l'exemple théorique d'un acte d'instruction qui serait sollicité par un tribunal français ou allemand auprès d'une juridiction anglaise. En vertu de l'article 10-2 du Règlement, la juridiction anglaise procédera à l'instruction conformément au droit procédural anglais. Celui-ci prévoit dans certains cas une «cross-examination», qui implique l'interrogation d'un témoin par la partie adverse et donc sa nécessaire participation. Le Règlement prévoit cependant qu'une participation active des parties et de leurs représentants n'est envisageable que si elle est prévue par le droit de l'État membre dont relève la juridiction requérante (Article 11-1). Quelles pourraient alors être les bases juridiques françaises et allemandes qui pourraient justifier la participation active des parties à l'acte d'instruction, étant donné que ni le droit français ni le droit allemand ne connaissent la pratique de la «cross-examination» ? Le législateur allemand s'en remet, au paragraphe 1073 I 2 ZPO, à la loi de la juridiction requise quant à la participation des parties à la mesure d'instruction. Ainsi, la participation de la partie concernée à une procédure de «cross-examination» ne semble pas poser problème au juriste allemand. La primauté de l'écrit consacrée à l'article 1341 du code civil semble aller à l'encontre d'une telle pratique, même si le droit français en matière d'admissibilité des modes de preuve permet sous certaines conditions l’application de la loi régissant le fond notamment en matière de preuve préconstituées. En revanche, l'existence d'une procédure similaire en droit pénal (article 442-1 CPP) et la pratique de la «cross-examination» largement rendue possible par l'article 1494 du NCPC, qui laisse libre choix aux parties dans la détermination de la procédure à suivre devant l'instance arbitrale indiquent que la pratique de la «cross-examination» n'est pas inconnue du juriste français. Certes le Règlement ne s'applique pas en matière d'arbitrage, mais les pratiques précédemment évoquées montrent que le droit français n'est pas totalement hermétique à cette pratique pourtant issue des ordres juridiques du common law. La participation de parties allemandes ou françaises à une procédure telle que la « cross-examination » nous paraît envisageable au regard des éléments évoqués.

III. Les limites à la coopération européenne en matière d'obtention de preuve :

Les juridictions requises peuvent, dans certains cas prévus par le Règlement, refuser de coopérer avec la juridiction requérante que l'on doive ce refus d'exécution à la nature de la demande de la juridiction requérante (a) ou à un éventuel droit (ou interdiction) de témoigner pouvant faire obstacle à un acte d'instruction (b).

a) Nature de la demande de la juridiction requérante

Le Règlement autorise une juridiction anglaise à demander que soit mise en place une procédure de «cross-examination» par un tribunal français ou allemand. Elle doit cependant en faire la demande car il s'agira là d'une procédure revêtant une «forme spéciale» conformément à l'art. 10-3 du Règlement. Comme cela était le cas à l'article 9 de la Convention de 1970, la juridiction requise ne peut refuser d'exécuter la demande selon la «forme spéciale» prévue par l'ordre juridique de la juridiction requérante que lorsque la forme demandée n´est pas compatible avec le droit de l’État membre dont elle relève ou en raison de difficultés pratiques majeures (Art 10-3-2). Selon une partie de la doctrine, notamment Monsieur Alio, les possibilités de refus d'exécution inhérentes à l'Art 10-3-2 du Règlement doivent faire l'objet d'une interprétation stricte. La position de cet auteur est selon nous corroborée par le considérant 11 du Règlement en vertu duquel « la possibilité de refuser l’exécution d’une demande visant à faire procéder à un acte d’instruction doit être limitée à des situations exceptionnelles étroitement définies ». Sans cette interprétation stricte, la juridiction requise pourrait refuser l'exécution de la demande au seul motif que la forme de la procédure demandée par la juridiction requérante est inconnue de ses règles procédurales. Ainsi une juridiction française ou allemande pourrait avoir recours à la pratique de la «cross-examination» si une juridiction anglaise lui en fait la demande. Dans le cas contraire, le Règlement ne précise pas si la juridiction requise, confrontée à une demande incompatible, doit procéder à une mesure d'instruction selon une procédure issue de son ordre juridique en vertu de l'article 10-2 ou attendre d'être à nouveau requise par la juridiction requérante pour pouvoir procéder à une mesure d'instruction. La deuxième hypothèse semble la plus convaincante, car, bien qu'elle implique un allongement de la durée de la procédure, elle pourrait permettre à la juridiction requérante de demander l'exécution de l'acte d'instruction selon une forme spéciale prévue par son droit propre mais différente de celle qui aurait été jugée incompatible.

b) Droit de refus et interdiction de témoigner

L'article 14 du Règlement prévoit qu'il ne saura être procédé à l’audition d’un témoin si celui-ci invoque le droit de refuser de déposer ou une interdiction de déposer, en vertu du droit de l'État membre dont dépend la juridiction requise ou du droit de l'État membre dont dépend la juridiction requérante. On retrouve ainsi les possibilités offertes à la partie et au témoin par l'article 11-1 de la Convention de 1970. C'est la juridiction requise qui statuera sur l'existence d'un droit de refus de déposer (Art. 14). Le ZPO, aux paragraphes 383, 384 précise quels sont les cas dans lesquels une personne interrogée pourra se prévaloir de son droit de refuser de déposer. Ainsi les personnes ayant un lien de parenté avec une des parties ou tenues au secret professionnel pourront refuser de se soumettre à un acte d'instruction. Le droit français, en vertu de l'article 10 al.1 du code civil, prévoit que «chacun est tenu d'apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité»; les parties sont directement concernées par cette obligation en vertu de l'article 11 NCPC. Un «motif légitime» pourra néanmoins permettre au témoin ou à la partie concernée de se soustraire à cette obligation ; sont considérés comme des motifs légitimes le secret professionnel, le respect de la vie ou encore l'impossibilité de présenter un élément de preuve (Cass. Civ 1ère, 21 Juillet 1987).

Si l'on ne peut que déplorer, comme le fait Monsieur Müller, l'absence d'harmonisation par le Règlement de certains domaines tels que la participation des parties à l'acte d'instruction ainsi que le droit de refus ou l'interdiction de déposer, les similitudes observées au sein des ordres juridiques français et allemand sur ces questions devraient, à l'avenir, permettre de par l'application du Règlement une coopération accrue en matière d'obtention de preuve.

Bibliographie

Ouvrages et articles de doctrine

A. Müller, Grenzüberschreitende Beweisaufnahme im Europäischen Justizraum, Tübingen, Univ., Diss. 2003 Y. Loussouam, P. Bourel, P de Vareilles-Sommières, Droit international privé, Éditions Dalloz 2004 E. Fongaro, « La loi applicable en droit international privé », Librairie générale de Droit et de Jurisprudence, 2004 C. Puigelier, La preuve, Édition Economica, 2004

T. Alio, « Änderungen im deutschen Rechtshilferecht – Beweisaufnahme nach der Europäischen Beweisaufnahmeverordnung », NJW 38/2004, pp. 2706 M. Leitzen, « Die grenzüberschreitende Beweisaufnahme in Zivilsachen », Jura 3/2007, pp 201 C. Berger, « Die EG-Verordnung über die Zusammenarbeit der Gerichte auf dem Gebiet der Beweisaufnahme in Zivil- und Handelssachen (EuBVO) », IPRax 6/2001, pp 522

Conventions et Règlements

Règlement (CE) Nº 1206/2001 du conseil du 28 mai 2001 relatif à la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention des preuves en matière civile ou commerciale, JO L 174 du 27.6.2001

[Convention du 18 Mars 1970 sur l'obtention des preuves à l'étranger en matière civile ou commerciale |http://www.hcch.net/index_fr.php?act=conventions.text&cid=82|fr]