Commentaire de la décision Shaw v. Reno, 509 U.S. 630 (1993)

Commentaire de la décision Shaw v. Reno, 509 U.S. 630 (1993)

 

La Cour Suprême américaine a, avec la décision Shaw contre Reno, admis un nouveau recours sur le fondement de l’Equal Protection Clause (du quatorzième amendement). Cette décision portait sur le caractère discriminatoire d’un plan de redécoupage électoral. La Cour Suprême s’est intéressée à la forme de la nouvelle circonscription électorale créée en application du plan pour retenir l’existence d’une discrimination. Elle a retenu que la forme du district en question était si étrange qu’elle  ne pouvait être expliqué par d’autres critères que des critères raciaux.

 

 

En 1990 à la suite d’un recensement des Etats-Unis, l’état de Caroline du Nord s’est doté d’une circonscription électorale supplémentaire. De ce fait, l’assemblée générale a décidé de redéfinir les limites de ses unités électorales afin d’améliorer la représentativité des minorités pour être en conformité avec la section 5 du Voting Rights Act 1965. La première proposition de redécoupage avait été rejetée car elle ne créait qu’une seule circonscription ayant une majorité d’électeurs noirs. L’assemblée a ainsi révisé son redécoupage en y incluant deux districts ayant une majorité de citoyens afro-américains et ce dernier fut validé. Cependant cinq résidents de Caroline du Nord ont allégué que ce redécoupage était arbitraire et contraire à la Constitution, en particulier, à l’Equal protection clause, et de ce fait devait être abandonné.

Le juge de première instance a rejeté leur demande ;  les demandeurs se sont alors pourvus devant la Cour Suprême. La question était de savoir si le recours était recevable en vertu de l’Equal Protection clause.

La Cour Suprême a retenu que leur plainte était recevable et que le « plan de redécoupage électoral était contraire à la constitution car sa forme était si étrange qu’elle ne peut avoir d’autres justifications qu’une volonté de séparer les électeurs en fonction de leur race».

Par cette décision historique, la Cour suprême a reconnu la possibilité d’invalider un découpage arbitraire fondé sur des critères raciaux en vertu de l’Equal Protection Clause (I) et, par là même, a limité l’initiative des Etats de remédier à la sous-représentativité des minorités (II).

 

I. L’admission d’un recours en contestation de la constitutionnalité d’un découpage arbitraire fondé sur des critères raciaux en vertu de l’Equal Protection clause

 

Avant la décision Shaw v. Reno, la Cour Suprême n’a eu à se prononcer que sur trois affaires relatant une contestation d’un plan de redécoupage électoral ou « racial gerrymandering ». Parmi elles, seulement un des redécoupages a été invalidé et déclaré contraire au quinzième amendement : Gomillion v. Lightfoot 1960.  Dans cette affaire, un groupe de demandeurs afro-américain contestait la loi redéfinissant les frontières de la ville de Tuskegee en Alabama. Cette loi, en modifiant la forme de la ville, excluait 400 électeurs noirs du district alors qu’aucun électeur blanc n’en était exclu. Cela revenait ainsi à priver les électeurs noirs du bénéfice de participer aux élections municipales et de résider dans le district de Tuskegee en violation du quinzième amendement. [1]

 

Dans la deuxième affaire,  United Jewish organization of Williamburgh le plan initial de redécoupage des circonscriptions électorales dans l’état de New York rassemblait la communauté juive hassidique dans un seul district. Le nouveau plan pris en application de la Section 5 du VRA avait pour but de garantir le pouvoir électoral des citoyens afro-américains par la création de deux districts de majorité “non blanche”.[2] Les demandeurs allégeaient que le nouveau plan séparait leur communauté et diluait de ce fait leur pouvoir électoral en violation du 15 amendement. De plus, ils soutenaient  que l’utilisation de critères raciaux dans le plan de redécoupage était contraire au quatorzième amendement.[3] La Cour a retenu que le plan de redécoupage électoral et l’utilisation de critères raciaux n’étaient pas contraires à la Constitution. Selon cette dernière, « ni le quatorzième amendement ni le quinzième amendement ne s’oppose à l’utilisation de critères raciaux dans le redécoupage des circonscriptions électorales. » Ainsi, à partir du moment où les citoyens blancs en tant que groupe étaient équitablement représentés, il est acceptable de prendre des mesures pour assurer une véritable opportunité pour les citoyens afro-américains d’élire un représentant noir.

 

Dans la troisième affaire Wright v. Rockefeller 1977, les demandeurs alléguaient que les nouvelles frontières de la circonscription avait pour effet de séparer les citoyens blancs et noirs et était contraire l’Equal protection clause et au quinzième amendement. La Cour Suprême a retenu que les demandeurs n’avaient pas réussi à prouver que les frontières du district créées par le plan de restructuration avaient pour effet de séparer les citoyens blancs et noirs, et était donc contraire à l’ Equal protection clause. Cependant, l’opinion du juge minoritaire dans Wright v. Rockefeller est intéressante en ce qu’elle a influencé la décision de la Cour Suprême dans Shaw v. Reno.[4] En effet, ce juge a retenu qu’en dépit du fait que les frontières du district n’avaient pas pour effet de priver les citoyens noirs de leur droit de vote, la forme des limites de la circonscription était tortueuse et visait à regrouper les communautés noires et hispaniques dans certains districts. D’après lui, il s’agissait d’une forme de ségrégation et toute forme de “ségrégation cautionnée par un Etat devrait être déclarée nulle quelque soit l’intention de son législateur”.[5]

 

Treize ans plus tard, un autre plan de redécoupage électoral a été porté à l’attention de Cour Suprême, celui de l’affaire Shaw v. Reno.

En première instance, le juge a rejeté la demande des résidents de Caroline du Nord en se fondant sur la décision United Jewish Organizations of Williamsburg (UJO) v. Carey 430 U.S. 144 (1977). Dans l’affaire UJO, la Cour avait retenu qu’un plan de redécoupage électoral était discriminatoire et ne pouvait être remis en cause que s’il avait pour effet de diluer ou d'annuler le pouvoir électoral de résidents blancs.[6]

En l’espèce, les résidents de Caroline du Nord (les demandeurs) n’ayant pas subi de préjudice en raison du plan et leur pouvoir électoral n’étant pas affecté par celui-ci ni amoindri, la Cour Suprême a rejeté l’application de ce précédent..[7]

Elle a conclu que l’affaire United Jewish Organizations of Williamsburg ne faisait pas obstacle à un recours en violation de l’Equal Protection clause puisque le but principal de cette clause était d’empêcher les Etats d’adopter des mesures discriminatoires à l’encontre de leurs résidents. De ce fait un découpage électoral ne pouvant être justifié par d’autres critères que des critères raciaux tombait dans le champ d’application de l’Equal Protection Clause.

 

Pour l’établir, les juges de la Cour Suprême se sont intéressés à la forme du district. 

 

La Cour Suprême a ainsi jugé qu’en matière de redécoupage des circonscriptions électorales, la forme est déterminante afin de formuler un recours valide en vertu de l’Equal protection clause. Dans notre affaire, le nouveau district avait une forme très inhabituelle : il s’étendait sur 160 miles de long (environ 257 km) en travers de l’Etat de Caroline du Nord mais n’était pas plus large qu’une autoroute. Cette forme étrange démontrait que les critères de délimitation normalement pris en compte lors d’un redécoupage électoral tels que la compacité ou la cohésion géographique et de la population n’étaient pas présents ici. A contrario, des considérations raciales apparaissaient comme prépondérantes. Ainsi, cette forme « si étrange »[8] ne pouvait être vu que comme une tentative de séparer les électeurs sur la base de leur race. [9] Pour arriver à cette conclusion la Cour s’est fondée sur le principe énoncé dans l’affaire Gomillon v. Lightfoot dans laquelle les nouvelles frontières municipales avaient été dessinées pour exclure des électeurs noirs.

 

 

II. Une limite apportée à l’initiative des Etats de remédier à la sous-représentativité de leurs minorités par la voie d’un redécoupage électoral

 

A/ Une décision occultant l’objectif réparateur du Voting Rights Act

 

L’intention de l’Etat en adoptant ce plan de redécoupage était de remédier aux discriminations du passé en matière de droit de vote.[10] L’Etat de Caroline du Nord alléguait que le nouveau plan de découpage électoral était nécessaire pour éviter la dilution du pouvoir électoral de ses minorités, en particulier des électeurs noirs. La décision de la Cour suprême, en retenant que le plan de redécoupage était inconstitutionnel, semble affaiblir l’objectif de l’article 2 du Voting Rights Act, lequel interdit en effet toute pratique ou procédure affectant le droit de vote qui aurait un effet discriminatoire.[11] Or, il semble que lorsqu’un Etat souhaite remédier à l’existence d’un “racially polarized voting”[12] [vote polarisé] par la création d’une circonscription de majorité noire, mais que les électeurs noirs sont trop dispersés géographiquement, la forme étrange du nouveau district lui vaudra d’être automatiquement invalidé par la Cour. En effet, ladite circonscription sera considérée comme une tentative de séparation des électeurs sur la “base de classification raciales explicites”.[13]

 

De plus, lorsque les origines raciales sont le facteur prédominant d’une mesure administrative comme un redécoupage électoral, celui-ci fait l’objet d’un contrôle strict de constitutionalité (“strict scrutiny”) en vertu de l’Equal Protection Clause. Afin de passer ce test, l'Etat devra montrer que les critères de “race” ont été utilisés dans la poursuite d'un «objectif impérieux d’intérêt général» et que leur application était «étroitement circonscrite», c’est-à-dire qu’elle ne dépassait pas ce qui était nécessaire en vue de la réalisation de l’objectif.[14]

Enfin, cette décision semble faciliter la possibilité pour un électeur blanc de remettre en cause un plan de redécoupage en alléguant que les considérations raciales avaient principalement motivé la forme de la circonscription même sans prouver que la capacité de vote des électeurs blancs, en tant que groupe avait été diminuée ou les votes dilués. On peut dès lors s’interroger sur le regard porté par la Cour et le législateur américain sur le droit de vote: doit-il être considéré comme un droit individuel ou comme un droit collectif?

 

B/ L’après Shaw v. Reno

 

En définitive cette décision accorde beaucoup de poids à la forme du district.

Elle a été cependant critiquée en ce que le standard qu’elle avait instauré n’était pas assez précis en pratique. En effet, la tâche ardue de déterminer ce que constitue « une circonscription de forme irrégulière » repose sur les cours de première instance et d’appel.[15]

Ainsi, l’arrêt Miller v. Johnson est venu préciser que d’autres facteurs - hormis de la forme du district - sont aussi pertinents pour établir l’existence d’un redécoupage électoral fondé sur la race, notamment en reléguant la forme du district au rang d’élément de preuve de l’intention de l’Etat. En conséquence, les demandeurs sont désormais dispensés de prouver un certain seuil «d’étrangeté de la forme du district » pour formuler un recours valide en vertu de l’Equal Protection Clause.[16]

Dans cette affaire, les demandeurs se sont fondés sur l’étrangeté de la forme du district pour remettre en cause un redécoupage électoral en application de Shaw v. Reno. Ils alléguaient que la forme du district était si étrange que la seule explication possible de la détermination de ses frontières était la prise en compte de critères raciaux. La Cour a cependant refusé cette explication et formulé un standard plus simple en pratique s’appliquant à une allégation de “racial gerrymandering” [découpage arbitraire des circonscriptions électorales]. En effet d’après celui-ci, le demandeur doit prouver qu’un critère racial était le critère prédominant ayant motivé la décision d’inclure ou exclure un nombre important de votants d’un district particulier. La Cour a en l’espèce retenue que la forme du district était simplement la preuve que le « critère prédominant » pris en compte par l’Etat de Géorgie en redécoupant le district était la race des électeurs et a alors conclu que le plan de redécoupage était inconstitutionnel.[17]

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

Shaw v. Reno, 509 U.S. 630 (1993)

 

Gomillion v. Lightfoot, 364 U.S. 339 1960

 

United Jewish Organizations of Williamsburg (UJO) v. Carey 430 U.S. 144 (1977)

 

Laura J. Corbin, Racial gerrymandering law after Shaw v. Reno: stigmatic harms and the use of race as a factor but not the factor, 1996, 21 Okla. City U. L. Rev. 577

 

Kevin G. Beckham, Constitutional law—Equal protection—Race shall not be the predominant factor in congressional district drawing. Miller v. johnson, 115 s.ct. 2475 (1995).

 

James B. Zouras, Shaw v. Reno: A color-blind court in a race-conscious society, 44 DePaul L. Rev. 917, 1995

 

Sites internet

 

http://redistricting.lls.edu/where.php

http://www.redistrictinginamerica.org/shaw/

 

 




[1] Gomillion v. Lightfoot, 364 U.S. 339 (1960)

[2] Kevin G. Beckham, Constitutional law—Equal protection—Race shall not be the predominant factor in congressional district drawing. Miller v. Johnson, 115 s.ct. 2475 (1995).

[3] James B. Zouras, Shaw v. Reno: A color-blind court in a race-conscious society, 44 DePaul L. Rev. 917, 1995

[4] Laura J. Corbin, Racial gerrymandering law after Shaw v. Reno: stigmatic harms and the use of race as a factor but not the factor, 1996, 21 Okla. City U. L. Rev. 577

[5] Gomillion v. Lightfoot, 364 US 339 1960

[6] Laura J. Corbin, Racial gerrymandering law after Shaw v. Reno: stigmatic harms and the use of race as a factor but not the factor, 1996, 21 Okla. City U. L. Rev. 577

[7] Kevin G. Beckham, Constitutional law—Equal protection—Race shall not be the predominant factor in congressional district drawing. Miller v. johnson, 115 s.ct. 2475 (1995).

[8] “A shape so bizarre on its face”, Shaw v. Reno, 509 U.S. 630 (1993)

[9] Shaw v. Reno, 509 U.S. 630 (1993)

[10] Ibid.

[13] Shaw v. Reno, 509 U.S. 630 (1993)

[14] Laura J. Corbin, Racial gerrymandering law after Shaw v. Reno: stigmatic harms and the use of race as a factor but not the factor, 1996, 21 Okla. City U. L. Rev. 577

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Kevin G. Beckham, Constitutional law—Equal protection—Race shall not be the predominant factor in congressional district drawing. Miller v. johnson, 115 s.ct. 2475 (1995).