Droit d’auteur, Copyright et Art Conceptuel par Caroline RAWSKI
Développé dans les années 60, l’art conceptuel comprend des œuvres telles que l’ « Urinoir » de Marcel Duchamp ou les emballages de Christo, et tend à faire primer sur la matérialisation de l’œuvre les modalités de sa conception. En pratique, lorsque l’on parle d’art conceptuel, on se réfère à des concepts, des idées. Cette forme d’art a par conséquent soulevé de nombreuses difficultés. Les œuvres d’art conceptuel sont-elles pour autant privées de protection en droit d’auteur ou en copyright ? On examinera dans cet article l’existence, puis l’étendue de la protection de ces œuvres dites conceptualistes, en comparant le droit d’auteur français et le copyright britannique.
De nos jours, une œuvre d’art ne se résume plus obligatoirement à une peinture ou une sculpture. Au cours du 20ème siècle est apparue une nouvelle forme d’art, que l’on peut qualifier de contemporain ou conceptuel. A titre d’exemple, on peut citer les œuvres de Marcel Duchamp, notamment son fameux Fountain ( se composant essentiellement d’un urinoir), les œuvres animalières de Damian Hirst ou encore les emballages de Christo. De nombreux ready-mades ainsi que d’autres sortes d’œuvres pour le moins inhabituelles rentrent également dans ce mouvement artistique. Ces oeuvres ont en commun une « volonté de subversion par rapport à l’académisme de la production culturelle ». L’art conceptuel tend, en effet, à faire primer sur la matérialisation de l’œuvre les modalités de sa conception. Selon l’artiste Sol LeWitt, « dans l’art conceptuel, l’idée ou le concept sont l’aspect le plus important de l’œuvre. Lorsqu’un artiste utilise une forme conceptuelle de l’art, cela signifie que toutes les prévisions et les décisions sont prises au préalable et que l’exécution est une simple formalité. L’idée devient la machine qui crée l’art ». En pratique, lorsque l’on parle d’art conceptuel, on se réfère à des concepts, des idées. Dès lors, il s’agit de s’interroger sur l’existence et l’étendue de la protection conférée aux auteurs de telles œuvres. Concrètement, dans quelle mesure ces nouvelles œuvres de l’art contemporain, atypiques lorsque l’on considère les catégories listées de façon exhaustive ou non (selon les systèmes juridiques) envisagées par la loi, peuvent-elles être juridiquement considérées comme des œuvres? Si tel est le cas, quelle protection peut-être accordée à leur auteur ? Quelles sont les limites des œuvres susceptibles de protection ? Si les concepts artistiques et leur exécution ne cessent d’évoluer, la loi accordant une protection des œuvres d’art reste, elle, constante, et nécessite selon certains auteurs des ajustements. Ces difficultés se présentent aussi bien dans les pays du droit d’auteur que dans ceux adoptant le système du copyright, même si elles ne sont pas identiques, étant donné les différences dans la protection attribuée ; le problème commun étant le conflit entre la nécessité de stimuler et récompenser l’effort de création d’un artiste en lui attribuant une protection (plus ou moins étendue selon le pays) et l’assurance qu’il existe un domaine public dans lequel les autres artistes ont la liberté de puiser. On examinera donc la façon dont la protection par le droit d’auteur ou le copyright est remise en cause en matière d’œuvres d’art conceptuel, tout d’abord en ce qui concerne le contenu de ces œuvres, puis s’agissant de leur forme. On effectuera cette analyse dans une perspective de comparaison entre la France et le Royaume-Uni, pays qui illustrent parfaitement les différences entre systèmes du droit d’auteur et du copyright.
I – L’existence d’une protection des œuvres d’art conceptuel
Le sujet de la protection des œuvres d’art contemporain suscite de nombreux débats. Pour commencer, il convient de s’interroger sur l’existence même d’une protection de ces œuvres, point qui diffère entre les pays de droit d’auteur et ceux de copyright. Il est avant tout indispensable de s’assurer que l’œuvre en question est comprise dans les catégories d’œuvres éligibles au droit d’auteur, la question se posant tout particulièrement dans les pays de copyright.
A) Les œuvres d’art conceptuel sont-elles des œuvres en droit d’auteur et copyright ?
1) Une définition floue en droit français
La notion d’œuvre est assez délicate à cerner en France. En effet, les textes ne sont que de peu de secours en la matière. Selon l’article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». Cette large définition est complétée par l’article L112-2 du même Code, qui propose une liste d’œuvres de l’esprit pouvant être protégées par le droit d’auteur. Cette liste n’est pas exhaustive comme l’indique l’adverbe « notamment ». Parmi ces œuvres, on peut relever les œuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie ; les œuvres graphiques et typographiques, les œuvres photographiques et celles réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie. Les œuvres d’art ne sont que l’une des catégories mentionnées. La qualification tripartite traditionnelle telle qu’elle avait été envisagée par Desbois (œuvres littéraires, artistiques et enfin musicales) n’était en fin de compte qu’une commodité. Au final, le droit français ne subordonne pas la protection à l’appartenance de l’œuvre à une catégorie donnée. Le genre est indifférent, comme le stipule l’article L112-1 du CPI. C’est ainsi que peuvent être protégées des œuvres non nommément désignées par le CPI, comme une œuvre florale(Paris, 4°, 10 avril 1995, RIDA, oct. 1995, p.241, obs. Kérever), ou encore un emballage, en l’occurrence celui du Pont Neuf par l’artiste Christo. De la même façon a été protégée une « création visuelle », composée d’un système d’éclairage destiné à illuminer la Tour Eiffel(Cass. Civ, 3 mars 1992). Les catégories d’œuvres proposées par le CPI ne sont pas, de par le caractère ouvert de la liste de L112-2, un obstacle à la qualification d’œuvre de l’art conceptuel. Cependant, il est vrai que ce mouvement artistique a fait voler en éclat « l’objet-œuvre d’art ». Enfin, s’ajoutant à l’indifférence en droit français du genre de l’œuvre, on notera également une indifférence, théorique tout du moins, du mérite de l’œuvre, les juges n’étant en principe pas censés fournir de jugement artistique, esthétique, sur l’œuvre.
2) La difficulté de « fitting » en copyright anglais
Il existe une différence fondamentale entre le CPI et le Copyright, Designs and Patents Act (CDPA) anglais de 1988 : la liste d’œuvre fournie par ce dernier est fermée. Par conséquent, seules les catégories désignées par l’article 1(1) du CDPA sont susceptibles d’être protégées par le copyright, à savoir les œuvres littéraires, dramatiques, musicales et artistiques, les films, les enregistrements sonores, les émissions et les arrangements typographiques. Afin d’être protégée, une œuvre doit tomber dans l’une de ces catégories. Ces catégories sont elles-mêmes subdivisées, et les œuvres d’art conceptuel pourraient a priori tomber dans l’une des sous-catégories des œuvres artistiques, qui sont les suivantes : (1) œuvres graphiques, photographies, sculptures ou collages, (2) œuvres architecturales et (3) œuvres dites de artistic craftsmanship (que l’on peut traduire par qualité de travail, facture, savoir-faire artistique) et ce indépendamment de leur qualité artistique. En matière d’art conceptuel cependant, il n’est pas toujours clair de déterminer les catégories concernées. Les œuvres graphiques comprennent les peintures, les gravures ainsi que les dessins, ces derniers faisant l’objet d’une protection ne tenant pas compte de la valeur esthétique (protection d’un dessin représentant une main tenant un stylo, utilisé comme mode d’emploi sur les bulletins de vote) (Kenrick v Lawrence (1890) 25 QBD 99). Le mot sculpture ne fait pas l’objet d’une définition dans le CDPA, qui précise simplement qu’elle inclut tout moule ou modèle effectué en vue de la sculpture. Les œuvres dont la création implique un « savoir-faire artistique » font l’objet d’interprétations variées, notamment dans l’arrêt Hensher (Hensher Ltd v Restawhile Upholstery Ltd (1975) RPC 49 (HL)). Ont été considérés comme entrant dans cette catégorie un dessus de lit en patchwork ou encore un décor de film, mais une approche cohérente et constante des tribunaux dans le domaine reste souhaitable. Une célèbre affaire illustre parfaitement la difficulté de caser les œuvres d’art, particulièrement d’art contemporain, dans ces compartiments rigides et prédéfinis (Creation Records Ltd v News Group Newspapers Ltd (1997) EMLR 444 (Ch. D.). En l’espèce, Liam Gallagher, chanteur du groupe Oasis, s’occupait de l’élaboration de la couverture du prochain album du groupe. A cette fin, il avait assemblé, dans le but de le prendre en photo, un décor, une « scène » consistant en une Rolls Royce blanche placée dans une piscine ainsi que d’autres objets positionnés autour. Les membres du groupe se tenaient parmi ces objets hétéroclites. Un photographe du Sun, sans autorisation, prit néanmoins des photos de ladite scène qui se retrouva en une du journal. La photographie de la mise en scène, prise par le photographe officiel, est sans nul doute protégée. Mais la question s’est posée de la protection par le copyright de la scène en elle-même, et donc de sa conformité avec l’une des catégories proposées. Le juge répondit par la négative. La scène n’était pas une œuvre dramatique, puisqu’elle était intrinsèquement statique, sans aucun mouvement, histoire ou action. Elle n’était pas non plus une œuvre artistique. Elle ne constituait pas une sculpture, puisqu’aucun élément dans sa composition n’avait été découpé, modelé, ou créé à la manière d’une sculpture. Elle n’était pas une œuvre dite de artistic craftsmanship, puisqu’elle était composée uniquement d’un assemblage d’objets trouvés, et qu’elle ne résultait d’aucun travail à caractère artistique. La scène ne pouvait pas non plus être assimilée à un collage, même s’il existait une « intention artistique », puisqu’elle était éphémère et n’impliquait pas, par ailleurs, l’assemblage d’éléments grâce à de la colle ou à une autre forme d’adhésif. Pour conclure, le juge estima que la « compilation » que constituait la scène photographiée ne pouvait donner prise au copyright, puisqu’éphémère et matériellement différente d’autres compilations artistiques. La protection de nombreuses œuvres d’art conceptuel fait actuellement débat au Royaume-Uni. Souvent, de telles œuvres peinent à rentrer dans une catégorie d’œuvres du CDPA, alors que le copyright anglais va jusqu’à protéger les Frisbees en tant que sculptures (Tania Cheng, Does Copyright confer a monopoly over unpreserved cows, European Intellectual Property Review, 2006, vol. . 28, n° 5. - pp. 276-281). Certains auteurs estiment les dispositions du CDPA trop rigides et imparfaites, puisqu’elles ne peuvent identifier et apprécier la vraie nature des œuvres artistiques, et préconisent un nouveau critère à prendre en compte : celui du contexte, de l’intention de l’auteur lors de la création de l’œuvre.
Si une œuvre d’art contemporain peut faire l’objet de protection, ce qui risque d’être plus problématique au Royaume-Uni qu’en France, encore faut-il, pour donner prise au droit d’auteur ou au copyright, qu’elle réponde à une exigence fondamentale concernant son contenu : celle d’originalité.
B) La condition d’originalité
1) Une condition nécessaire pour la protection de toute œuvre d’art
Malgré le silence de la loi française, l’originalité est une condition de protection incontournable. Elle s’entend de l’empreinte de la personnalité de l’auteur sur sa création, la jurisprudence ayant diversifié les formulations : empreinte personnelle, marque ou reflet de la personnalité... L’auteur doit avoir utilisé un « minimum de fantaisie » en échappant aux « contraintes de la technique ». Avec l’arrêt Pachot, rendu par la Cour de cassation en 1986, la présence d’un apport intellectuel avait cependant été estimée suffisante. L’approche est différente dans les pays de copyright, au Royaume-Uni notamment. Le CDPA mentionne que les œuvres, pour faire l’objet de protection, doivent être originales, mais ne définit pas le terme. Deux critères ont dès lors été retenus par la jurisprudence. L’œuvre, pour être originale, ne doit pas simplement consister en une copie d’une autre œuvre (Interlego AG v Tyco Industries (1988) RPC 343 (PC) ; Macmillan v Cooper (1923) 40 TLR 186). Par ailleurs, l’auteur doit avoir investi du « skill, labour and judgment » dans l’élaboration de son œuvre (Cramp & Son Ltd v Smythson Ltd (1944) AC 329 (HL)).
2) Une exigence difficilement réalisable dans le domaine de l’art contemporain
Dans les œuvres artistiques classiques, comme les peintures ou les sculptures, l’originalité ne soulève généralement pas de problème majeur même si des incertitudes peuvent se présenter dans les deux pays envisagés. Dans le domaine de l’art conceptuel en revanche, l’appréciation de l’empreinte de la personnalité de l’auteur, mais également de l’investissement par l’auteur de « skill, labour and judgment » est plus problématique. En droit français, l’empreinte de la personnalité de l’auteur est difficile à déceler puisque délibérément camouflée par ces derniers (exemple notamment des peintures monochromes). « Les artistes s’acharnent souvent à effacer de l’œuvre toute empreinte personnelle» (Alain Strowel, Le droit d’auteur remis en cause par l’art conceptuel, in « L’œuvre selon le droit d’auteur »).Où se trouve cette empreinte de l’auteur lorsque ce dernier a simplement attaché une roue à un tabouret ? Cependant, on constate depuis quelques temps des évolutions dans la définition traditionnelle de l’originalité. Les logiciels, les bases de données ne peuvent-ils pas désormais être considérés comme des œuvres originales ? L’arrêt Pachot a également abaissé ce seuil traditionnellement haut. Le critère du choix de l’auteur pourrait alors éventuellement être constitutif d’originalité. En droit anglais, la question de l’originalité est moins cruciale, les critères classiques étant plus objectifs et non basés sur cette marque de l’auteur. Cependant, il n’est pas évident de déterminer le savoir-faire, ou le travail d’un artiste, critères indispensables pour qu’une œuvre soit originale, dans des créations artistiques contemporaines. L’ « Urinoir » de Marcel Duchamp, par exemple, consiste en un objet manufacturé surmonté d’un mot. L’investissement de l’artiste est alors minimal. Les problèmes se posent selon les différents types d’art conceptuel ; l’art de l’appropriation, par exemple. On pense, par exemple, aux fameuses peintures de Marilyn Monroe ou des conserves de soupe Campbell’s par Andy Warhol, toutes deux provenant d’éléments existants antérieurement. L’auteur emprunte des images à d’autres sources et les inclut ou les assimile dans son œuvre propre. S’il n’effectue pas d’apport original suffisant, il peut alors être considéré comme contrefacteur. Pour les œuvres d’art minimaliste, art « réduit à ses éléments essentiels » (20th Century Art Book, Glossary, Phaidon Press, 1996), on peut au contraire se demander, dans les pays de copyright particulièrement, si les auteurs ont investi suffisamment d’effort pour être protégés. Pour les ready-mades et autres « objets trouvés », l’originalité consisterait en l’action d’extraire l’objet courant de son contexte habituel et de l’exposer dans un environnement artistique inédit.
La spécificité de l’art conceptuel est donc relativement problématique par rapport au cadre défini que représentent le droit d’auteur et le copyright, on l’a vu pour la notion même d’œuvre et pour l’exigence d’originalité dont la protection est tributaire. Mais les exigences de forme ne sont pas en reste et se voient également remises en cause.
II – L’étendue de la protection des œuvres d’art conceptuel
Pour être protégées, les œuvres doivent s’exprimer dans une forme : une simple idée, un concept ne peuvent donner lieu à une protection. Le droit d’auteur et le copyright ont en commun ce critère, même si les deux systèmes ne l’expriment pas de la même façon. Or, le propre de l’art conceptuel est de faire primer l’idée sur leur matérialisation originale.
A) La dichotomie « idée / expression »
1) Pas de protection de l’idée, mais de son expression
En droit français, la forme est indifférente. Selon L112-1, l’œuvre est en effet protégée quelle que soit sa forme d’expression. Cependant, l’existence d’une forme est indispensable. Le droit d’auteur ne protège ni les idées, ni les concepts, qui sont de « libre parcours », et appartiennent en tant que tels au domaine public, mais uniquement les créations de forme. Selon Desbois, « quelle qu’en soit l’ingéniosité et même si elles sont marquées au coin du génie, la propagation et l’exploitation des idées exprimées par autrui ne peuvent être contrariée par les servitudes inhérentes aux droits d’auteur : elles sont par essence et par destination de libre parcours ». Le principe en a été consacré par la jurisprudence (Cass. Com., 29 novembre 1960). Ainsi, un auteur ne peut donc pas prétendre accaparer un style ou un genre artistique, mais il peut obtenir la protection de son œuvre si elle met ce style en application (et ce de façon originale). Christo, par exemple, s’est donc vu accorder la protection de son emballage du Pont Neuf (CA Paris, 13 mars 1986). C’était la réalisation de l’idée de Christo d’emballer le pont qui donnait donc prise au droit d’auteur, et non la simple idée d’emballer un monument historique. Pour que l’idée puisse être protégée, elle doit revêtir une forme concrète. Le fait pour une idée de ne pas être protégée par le droit d’auteur ne veut cependant pas dire que les idées ne bénéficient d’aucune protection. En droit français, le fait de reprendre les idées d’autrui peut être sanctionné, notamment sur le fondement de la concurrence déloyale ou du parasitisme. En effet, beaucoup d’idées ne sont pas dépourvues de valeur économique et leur libre circulation peut causer un préjudice à leur créateur initial. Philippe Le Tourneau suggère une restriction de ce libre parcours des idées, particulièrement lorsque ces dernières recèlent une valeur économique. (P. Le Tourneau, Le parasitisme, Litec, 1998, n. 238). En copyright anglais également, l’idée n’est pas protégée, tout comme les méthodes, les procédés, ou les concepts mathématiques en tant que tels. Il existe une « idea-expression dichotomy », à savoir une « fracture » entre l’idée et son expression, cette dernière donnant seule lieu à protection. C’est la jurisprudence qui a consacré le principe, le CDPA n’étant pas explicite sur le sujet, dans deux décisions : Kenrick v Lawrence (Kenrick v Lawrence (1890) 25 QBD 99), et bien plus récemment, Designers Guild Ltd v Russell Williams (Designers Guild Ltd v Russell Williams (2000) FSR 121 (CA)).
2) Les problèmes posés en la matière par l’art conceptuel
Or comme on l’a vu, l’art conceptuel se caractérise par une dématérialisation, l’idée seule semblant constituer l’œuvre d’art, indépendamment des modalités de sa création. Protéger une œuvre d’art contemporain reviendrait donc à protéger une idée. L’œuvre est réduite à un choix d’objet ou de présentation, à un procédé, à un évènement. Un arrêt de la Cour d’appel de Paris illustre cette difficile distinction entre forme et idée dans l’art contemporain. En l’espèce, l’artiste Jakob Gautel avait inscrit le mot « Paradis » au-dessus d’une porte de dortoir d’un hôpital psychiatrique. La photographe Bettina Rheims avait réalisé par la suite des photographies dans ce lieu, reproduisant ladite porte ainsi que son inscription. Les juges ont estimé que la seule conception d’une œuvre réduite à une idée était insusceptible de protection, et qu’une matérialisation (portant, comme on l’a vu précédemment, l’empreinte de la personnalité de son auteur conférant à l’œuvre une originalité propre) de l’œuvre était nécessaire. L’œuvre de Gautel s’inscrivait ici dans l’approche conceptuelle de l’auteur, mais ne se limitait pas à une simple idée car elle se matérialisait « sous la forme esthétique du mot Paradis, dont la typologie des lettres, comblées à l’or de façon inégale reprend celle usuelle aux bâtiments de la République (…) ». Selon Nadia Walravens, « l’existence d’un monopole sur l’idée empêcherait quiconque de faire un tableau blanc (Carré blanc sur fond blanc, Malévitch) ou un tableau bleu (Bleu IKB, Klein), de présenter un objet comme œuvre d’art (Duchamp) », aboutissant à un « épuisement irréversible de la création ». Un monopole sur les idées est donc inenvisageable. Les juges doivent alors veiller à l’équilibre afin que « la protection ne devienne pas une entrave à la liberté créatrice ». Une protection de l’art contemporain reste cependant possible lorsque les juges estiment qu’il existe une matérialisation. Mais pour de nombreux auteurs, cette protection peut entraîner des dérives. Pour Bernard Edelman, réagissant tout particulièrement à la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Gautel, « si nous acceptons de protéger par le droit d’auteur certaines formes d’art contemporain où l’idée originale est au cœur de la création, nous risquons de subvertir tout notre système : tout le monde pourra se proclamer auteur » (Recueil Dalloz, 2006, n°37, p 2610). Au Royaume-Uni, le même problème existe concernant l’art contemporain. Dans l’arrêt Designers Guild Ltd v Russell Williams, qui portait plus particulièrement sur les œuvres artistiques, la question s’est posée de la définition appropriée de l’idée. Par ailleurs, les juges de la House of Lords ont estimé que chaque élément matérialisé dans une œuvre d’art était l’expression d’une idée de l’artiste. Elle représente son choix de « peindre des rayures plutôt que des pois, des fleurs plutôt que des têtards, utiliser une couleur ou une technique plutôt qu’une autre… ».
B) La fixation de l’œuvre dans une forme tangible
1) L’indifférence du critère de fixation en France
Liée au critère de forme visant à la protection de l’expression des idées et non à celle des idées elles-mêmes, la fixation de l’œuvre ne fait en revanche pas l’unanimité entre pays du copyright et ceux du droit d’auteur. Selon l’article L111-1 du CPI, l’exigence existante de « concrétisation » n’implique pas celle de fixer l’œuvre dans une forme tangible, étant donné que l’auteur jouit de la protection de son œuvre « du seul fait de sa création ». Dans cette optique, l’article L112-2 accorde une protection aux œuvres orales exclusivement. Par conséquent, une œuvre ne nécessite pas d’être enregistrée, photographiée, « immortalisée » par un quelconque moyen pour être protégée. D’évidents problèmes de preuves découlent cependant de la non-existence de cette obligation de fixation.
2) Un critère indispensable dans les pays de copyright
En Angleterre au contraire, la fixation est un critère déterminant. L’article 2.2 de la Convention de Berne a laissé aux Etats membres la possibilité d’imposer que les œuvres littéraires et artistiques ne soient pas « protégées tant qu’elles n’ont pas été fixées sur un support matériel », possibilité dont les Anglais ont fait bon usage. L’article 3(2) du CDPA stipule que les œuvres littéraires, musicales et dramatiques ne sont protégées que lorsqu’elles ont été fixées par écrit ou d’une autre manière. La jurisprudence applique un critère identique aux œuvres artistiques. Conséquence de cette nécessité de fixer l’œuvre dans une forme tangible, l’œuvre doit, afin d’être protégée, être pérenne. Dans l’arrêt Creation Records vu précédemment, la protection de l’assemblage d’objets trouvés n’était pas un collage puisqu’il n’était pas permanent, la durée de son existence étant subordonnée à la prise des photos nécessaires. Cette nécessité de fixer l’œuvre ne facilite bien entendu pas la protection d’œuvre de l’art contemporain, souvent éphémère.
En conclusion, les droits conférés aux auteurs dans de nombreux pays, indifféremment qu’ils soient de tradition de droit d’auteur ou de copyright, manquent à l’heure actuelle de dispositions explicites en ce qui concerne la protection de l’art conceptuel. Se pose alors la question suivante : le droit d’auteur est-il encore adapté à cet art? Les décisions rendues en la matière sont loin d’offrir des solutions cohérentes, lorsqu’il y en a (ce qui est loin d’être le cas au Royaume-Uni), et les avis d’auteurs divergent. La Cour d’appel de Paris, qui a déclaré le 9 février 2007, dans l’affaire Pinoncelli (artiste qui avait à plusieurs reprises cassé à l’aide d’un marteau et uriné dans l’« Urinoir » de Marcel Duchamp, exposé au Centre Pompidou), irrecevable la constitution de partie civile du Centre, semble avoir évité une fois encore d’aborder le statut juridique et esthétique du ready-made. Pour certains, le droit d’auteur est capable d’offrir des solutions adéquates ; un élargissement de la notion d’originalité suffirait pour eux à ces œuvres d’accéder à la protection. D’autres mécanismes du droit commun pourraient également être suffisants. Pour d’autres, un droit sui generis est indispensable.
Sources principales :
Simon Stokes, Art and Copyright: some current issues, Journal of Intellectual Property Law and Practice, Volume 1, n°4.
Molly Torsen, Beyond Oil and Canvas : New Media and Presentation Formats Challenge International Copyright Law’s Ability to Protect the Interests of the Contemporary Artists, Script-ed, Volume 3, Issue 1, March 2006.
Tania Cheng, Does Copyright Law confer a monopoly over unpreserved cows?, European Intellectual Property Review, 2006, vol. . 28, n° 5. - pp. 276-281.
André et Henri-Jacques Lucas, Traité de la propriété littéraire et artistique, Litec, 3ème éd., 2006.
Claire Le Hénaff, Les critères juridiques de l’œuvre à l’épreuve de l’art conceptuel, Mémoire sous la direction du Professeur