ESPAGNE - L’indemnisation du dommage contractuel causé par dol en droits français et espagnol : la jurisprudence au service du rapprochement des droits, par Aude MERCIER
Si l’Espagne s’est tout d’abord fortement inspirée du système juridique français, elle a ensuite cherché à s’en éloigner pour créer son propre droit. Cela se ressent dans certaines matières centrales dans le domaine juridique. C’est ainsi qu’en matière contractuelle, le régime espagnol de l’indemnisation d’un dommage causé par un débiteur dolosif trouve sa source dans le droit français, bien que les articles 1107 et 1151 des codes civils respectivement espagnol et français semblent a priori opposés. C’est l’analyse de la jurisprudence, et en particulier des arrêts du Tribunal Supremo espagnol du 24 novembre 1997 et de la Cour de Cassation du 5 mars 1963, qui nous permet de faire ressortir à nouveau les points communs entre ces deux droits et même de voir que la France, à son tour, s’est peut être inspirée du droit espagnol
Le droit espagnol s’est développé postérieurement au droit français et c’est souvent dans ce dernier qu’il a trouvé sa source. On trouve un bon exemple de cette réalité dans le domaine contractuel. La réparation d’un dommage causé par une inexécution ou une mauvaise exécution d’un contrat est en effet une question essentielle, aussi bien en droit français qu’en droit espagnol. L’arrêt du Tribunal Supremo espagnol du 24 novembre 1997 illustre parfaitement le droit espagnol en la matière. Dans cette affaire, le Tribunal Supremo dut statuer sur l’étendue de l’indemnisation d’une société par TVE, entreprise publique de télévision espagnole, qui, par dol, n’avait pas exécuté le contrat au terme duquel cette première société lui livrait quatre cents cameras pour le prix de cent quatre-vingt millions cent dix mille pesetas (soit environ un million quatre-vingt-deux mille quatre cent quatre-vingt-trois euros ; il s’agissait en fait de telescopes motorizados, mais le mot telescope est absent du dictionnaire espagnol de la Real Academia. Vu le contexte, il s’agit vraisemblablement de caméras et non de télescopes, telescopio en espagnol.). En France, la Cour de Cassation avait résolu auparavant un litige qui posait des questions de droit semblables. Les juges français avaient en effet eu à déterminer si la SNCF devait indemniser un homme dont la femme et le fils unique étaient décédés dans un accident de train, causé par une faute lourde du conducteur, assimilable au dol, pour la perte du domaine rural que le ménage exploitait. Celui-ci, attribué par donation-partage à son épouse, était revenu aux grands-parents de celle-ci. Pour sa défense, la SNCF alléguait que ce dommage avait été imprévisible et qu’il « ne découlait ni nécessairement ni directement de l’accident ». L’arrêt du Tribunal Supremo a en commun avec l’arrêt de la Cour de Cassation du 5 mars 1963 de résoudre un conflit opposant un débiteur d’une obligation contractuelle mal ou non exécutée, dolosivement, à un créancier demandant réparation du préjudice ainsi causé. On peut ainsi, en s’appuyant sur cette double jurisprudence, se poser la question suivante : en droits français et espagnol, dans quelle mesure un dommage dû au dol du débiteur doit-il être indemnisé ? La comparaison de ces deux arrêts des plus hautes instances judiciaires de la France et de l’Espagne nous amènera à voir comment la jurisprudence de ces deux pays interprète les articles 1107 du Código civil et 1151 du Code Napoléon. Ce sont en effet ces dispositions qui sont respectivement appliquées dans les cas qui nous intéressent. Plus généralement, nous étudierons l’arrêt espagnol au regard du droit positif français. Nous pourrons ainsi, par ces illustrations, comprendre la voie choisie par les droits français et espagnol en matière de réparation d’un dommage provoqué par une inexécution dolosive d’un contrat. Malgré une opposition apparente entre ces textes, le droit espagnol ressemble en fait beaucoup au droit français. Pourtant, nous verrons que ce dernier ne se suffit pas à lui-même et qu’il semble même s’être inspiré à son tour du droit espagnol. Voilà pourquoi comparer ces deux arrêts est intéressant, non seulement pour le juriste français, mais aussi pour le juriste européen. Voir en outre qu’un pays voisin s’est inspiré de son droit et que, tout en l’adaptant à son système particulier, les notions principales restent très proches permet de faire ressortir et de comprendre l’importance de ces dispositions.
L’article 1107 du Código Civil dispose : « Les dommages et intérêts dont est tenu le débiteur de bonne foi sont ceux qui étaient prévus ou auraient pu être prévus au moment de la constitution de l’obligation et qui sont la suite nécessaire de son inexécution. En cas de dol le débiteur sera tenu de tous les dommages et intérêts qui découlent clairement de l’inexécution de l’obligation. » A première vue, cette disposition semble aisée à comprendre : un débiteur de bonne foi, c'est-à-dire, par opposition au second alinéa, un débiteur qui n’a pas agi par dol, ne doit réparer les dommages qu’il a causés que dans la mesure où ceux-ci étaient prévus ou prévisibles au moment de la constitution de l’obligation et sont nécessairement la conséquence de l’inexécution. A l’inverse, le débiteur dolosif devra réparer tous les dommages découlant clairement de l’inexécution, même s’ils n’étaient ni prévus, ni prévisibles, ni une suite nécessaire du fait dommageable.
Cet article paraît ainsi s’opposer aux normes françaises. L’article 1151 du Code Civil dispose en effet que « dans le cas même où l’inexécution de la convention résulte du dol du débiteur, les dommages et intérêts ne doivent comprendre à l’égard de la perte éprouvée par le créancier et du gain dont il a été privé, que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution de la convention ». On constate que la notion de dommage est ici précisée, ce qui n’est pas le cas dans la loi espagnole. Il s’agit de la perte et du gain manqué. Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement est de voir qu’aucune mention à la notion de prévisibilité n’est faite et que ce qui importe est que l’indemnisation, alors même que nous nous trouvons dans une situation de dol, ne concerne que les dommages immédiats et directs. Cet article, à première vue, semble ainsi être en opposition totale avec le droit espagnol. Mais l’on ne peut comprendre parfaitement l’article 1151 que si l’on tient compte de l’article qui le précède dans le Code. En effet L’article 1151 français semble, ainsi rédigé de façon négative, restreindre le champ de l’indemnisation d’une victime d’une inexécution contractuelle dolosive. Mais il faut avoir bien en tête l’article précédent du code, qui restreint l’indemnisation, en l’absence de dol, aux seules conséquences prévisibles du fait dommageable. L’article 1151 élargit donc le champ de la réparation à toutes les suites, prévisibles ou non, de l’inexécution ou de la mauvaise exécution de l’obligation contractuelle, tant qu’elles demeurent des suites immédiates et directes du manquement en question. Et si le droit espagnol a été plus logique en regroupant sous un même article, dans deux alinéas différents, les dispositions relatives à l’indemnisation du dommage causé par l’inexécution d’une obligation contractuelle, le droit français a préféré marquer la différence entre les cas de dol et ceux de non dol de façon plus nette. L’article 1150 dispose donc tout simplement que « le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que l’obligation n’est point exécutée ». Ici apparaît la notion de prévisibilité ! Mais en revanche, aucune mention n’est faite de l’exigence de la « suite immédiate et directe de l’inexécution ». Ces deux articles français sont en réalité dépendants l’un de l’autre, de même que les deux alinéas de l’article 1107. En lisant les deux dispositions, on comprend qu’en droit français, qu’il y ait eu dol ou non, le dommage réparable ne sera que celui consistant en la suite directe et immédiate de l’inexécution ; la seule différence est qu’en l’absence de dol, ce dommage ne sera pas indemnisable par le débiteur s’il n’était ni prévu ni prévisible.
Si l’on procède de la même façon pour l’article espagnol, on se rend compte tout d’abord que le deuxième alinéa ne fait lui non plus aucune allusion à la notion de prévisibilité, tout comme l’article 1151 français. En revanche, doit-on considérer que, de la même façon que pour le droit français, les dispositions du premier alinéa valent aussi pour le second ? Autrement dit, en cas de dol, les dommages indemnisables par le débiteur doivent-ils être une « suite nécessaire » de l’inexécution ? L’article français, grâce à sa formule négative, est plus clair : on comprend aisément que la condition de la « suite immédiate et directe » est exigée aussi bien en présence qu’en l’absence de dol. Mais le second alinéa e l’article 1107 espagnol ne semble pas s’intéresser à cette notion. C’est donc la jurisprudence qui va nous apporter une réponse.
Le litige présenté devant les tribunaux espagnols opposait l’entreprise Fomento y Distribución de Material Electrónico qui avait gagné un concours public pour fournir à Televisión Española SA un grand nombre de caméras. Cette dernière n’avait pas exécuté le contrat et n’avait pas payé la somme convenue. Les juges de première instance reconnurent le défaut d’exécution et condamnèrent la défenderesse à payer le montant prévu dans le contrat ainsi que les frais de stockage engendrés par le retard. Ils déboutèrent en revanche la demanderesse de ses autres prétentions d’indemnisation, accordées, en partie seulement, en deuxième instance, par l’Audiencia Provincial de Madrid. L’entreprise intenta alors un recours en cassation, pour essayer d’obtenir, entre autres, le remboursement des salaires payés à ses employés pour la durée dépassant celle initialement prévue, l’indemnisation de la dévalorisation de la monnaie et des intérêts qu’elle avait dû payer lors du stockage prolongé des caméras. La réponse des juges est intéressante.
Le Tribunal Supremo considéra tout d’abord que le fait que le personnel fut inoccupé durant deux semaines était certes une conséquence issue clairement de l’inexécution, mais qu’il ne s’agissait pas d’une suite nécessaire. Selon lui, on ne pouvait en effet accepter que ledit personnel ne travaillât que dans le but de fournir des caméras à l’entreprise espagnole et indemniser Fomento y Distribución de Material Electrónico des salaires versés à ses salariés inoccupés, faute d’autre travail à accomplir. Ainsi, il importait peu que le manquement de TVE fût dolosif. L’obtention d’une indemnisation dépendait donc de si le dommage était une conséquence nécessaire ou non de l’inexécution, au sens de l’article 1107 du Código civil espagnol.
En revanche, le Tribunal Supremo accorda ensuite à Fomento y Distribución de Material Electrónico des dommages et intérêts pour rembourser, à compter de la date de demande de paiement, les intérêts que cette entreprise avait sollicités pour acquérir les telescopes auprès d’entreprises tierces. Il accorda en outre d’autres dommages et intérêts en réparation des coûts liés au retard de la livraison, en tenant compte de la revalorisation des prix qui avaient dû être payés par l’entreprise.
Cet arrêt répond ainsi à nos interrogations. On constate effectivement que dans la première partie de la décision, les juges rejettent le pourvoi au motif que le dommage allégué n’est pas une conséquence nécessaire de l’obligation. Les juges ont pourtant reconnu le dol, mais ils semblent se fonder sur le premier alinéa de l’article 1107 et non sur le second, qui est pourtant la norme applicable en pareille situation. La conclusion qui s’impose à nous est donc la suivante : même en cas de dol, il est impératif que le dommage souffert soit une suite nécessaire du manquement à l’obligation contractuelle. Dans le deuxième point de l’arrêt en revanche, les juges accordent des dommages et intérêts au requérant. Ceux-ci sont octroyés pour les intérêts et les prix de stockage payés par Fomento y Distribución de Material Electrónico. Ces dépenses ont été considérées à juste titre comme découlant nécessairement de l’inexécution du contrat par TVE. On constate par ailleurs que dans ces deux cas, les juges ne se sont pas intéressés à l’éventuelle prévisibilité des dommages, qu’ils en acceptent l’indemnisation ou non. Une autre conclusion s’impose donc à notre esprit : en cas de dol, on ne tient pas compte de si les dommages dus au manquement contractuel étaient prévus ou prévisibles au moment de la constitution de l’obligation. Comme le constate Mariano Yzquierdo Tolsoda, « si le manquement de TVE n’avait pas été dolosif, il aurait fallu que les juges examinent tous les points un par un pour voir lesquels correspondaient et lesquels ne correspondaient pas à des dommages que les cocontractants pouvaient prévoir au moment de la constitution de l’obligation. Et peut être que l’on aurait dit, par exemple, que tout était prévisible excepté le fait que l’entreprise devait demander un prêt pour acheter les appareils » (M. Yzquierdo Tolsada, Sistema de responsabilidad civil, contractual y extracontractual, Dykinson, 2001, p. 246).
Cet arrêt nous éclaire donc sur la portée exacte de l’article 1107 du Código Civil et il en ressort des conclusions intéressantes pour le comparatiste : le second alinéa signifie en fait qu’en cas de dol, le débiteur devra répondre de tous les dommages qui découlent clairement du manquement de l’obligation, à condition qu’ils soient la suite nécessaire de celui-ci, et même s’ils n’étaient ni prévus ni prévisibles au moment de la constitution de l’obligation. On se rend compte alors que la loi espagnole, qui paraissait être en opposition avec le droit français, en est en réalité très proche. Cette ressemblance n’aurait pas pu être mise en lumière sans l’étude de la jurisprudence, qui apporte ici un remède à la mauvaise ou incomplète formulation législative.
On retrouve cette proximité du droit espagnol et du droit français en matière d’indemnisation d’un dommage contractuel au sein même de la jurisprudence française. Dans l’arrêt du 5 mars 1963, la première Chambre civile de la Cour de Cassation eut à connaître du pourvoi formulé par la SNCF contre l’arrêt confirmatif de la Cour d’Appel qui considérait que cette société devait indemniser un homme qui avait perdu son domaine à la suite du décès de sa femme dans un accident de train, parce que ledit domaine avait été attribué à celle-ci en donation-partage, avec clause de retour conventionnel. Le pourvoi alléguait qu’il n’y avait pas lieu à indemniser ce préjudice parce qu’il était dû au contrat de donation-partage et non à l’accident de train. La SNCF faisait valoir ainsi que le dommage « ne découlait ni nécessairement ni directement de l’accident, ce que confirme d’ailleurs le caractère imprévisible reconnu à ce dommage ». Mais la Cour rejeta ce pourvoi en se fondant sur l’article 1151 du Code civil et en considérant que le préjudice subi était « la conséquence directe et nécessaire de l’accident ». Cet arrêt est intéressant en plusieurs points. Tout d’abord, il est important de savoir que la Cour de Cassation a assimilé la faute lourde du conducteur de la SNCF au dol, et c’est pourquoi elle s’est fondée sur l’article 1151 du Code Civil. On constate ensuite que le problème posé ne concerne pas l’imprévisibilité du dommage, cette dernière n’est même pas contestée. Elle est d’ailleurs incontestable, puisque le dommage est en partie dû à la clause de retour, évidemment inconnue du conducteur du train. Enfin, et c’est ce qui nous concerne plus particulièrement, il faut noter que le pourvoi conteste le fait que le dommage soit « dans un rapport direct et nécessaire » avec l’accident et non immédiat et direct. Dans son dispositif, la Cour considère « que la perte par Guibal de la jouissance du domaine avait été la conséquence directe et nécessaire de l’accident », reprenant ainsi à son compte les termes du pourvoi, issus en partie seulement de l’article 1151. La Cour remplace donc l’adjectif immédiat par nécessaire. Dans quel but ? La réponse n’est pas certaine, mais le plus probable est que, considérant ce mot comme plus fort que celui employé par le Code Civil, les juges aient voulu insister sur le fait que le dommage était bien issu directement de l’accident et qu’il devait donc être indemnisé. Le pourvoi tentait en effet « d’obtenir la non-réparation du dommage imprévisible en tant que dommage indirect » (I. Souleau, La prévisibilité du dommage contractuel, thèse, Paris II, 1979, p. 333). Comme le commente Isabelle Souleau, la clause de retour « n’est pas intervenue pour infléchir ou rompre l’enchaînement qui unit l’accident au dommage imprévisible. … Ce dommage imprévisible était entièrement contenu en germe dans le fait dommageable initial, puisqu’il n’a été besoin d’aucune condition ou intervention supplémentaire pour qu’il se réalise. … Chaque fois que l’imprévisibilité du dommage tient à un antécédent inconnaissable par l’auteur du pronostic, mais antérieur au fait générateur, le dommage imprévisible est une conséquence à coup sûr directe de ce fait générateur » (I. Souleau, op.cit., pp. 333-334). La clause de retour conventionnel n’est en réalité qu’un fait amplificateur du dommage, mais non une cause à part entière. Sans l’accident, Guibal n’aurait pas perdu le domaine, alors même que ladite clause existait. Celle-ci n’a donc joué « aucun rôle véritablement causal dans la réalisation du dommage, elle n’est est pas la cause génératrice » (I. Souleau, op.cit., p. 335). C’est donc sans doute pour faire passer ce message que la Cour n’utilise pas l’adjectif immédiat mais nécessaire. Mais pourquoi avoir choisi précisément le mot nécessaire ? D’où vient-il? La Cour aurait-elle puisé sa source dans le droit espagnol ? Pourrait-on dire ici que l’élève espagnol a surpassé son maître français au point que ce dernier aille lui-même chercher des solutions dans ce dont il est la source d’inspiration ?
Malgré les apparentes différences, les droits espagnols et français se ressemblent donc, grâce à une étude mutuelle du droit étranger. Cette double inspiration a permis à l’un comme à l’autre d’enrichir son régime de responsabilité contractuelle en matière de dol. On peut conclure de cette comparaison que peut être chaque droit a besoin de celui d’autres pays, pour exister, évoluer, ou s’améliorer. C’est donc une nouvelle leçon que devraient retenir non seulement chaque législateur, mais aussi ceux qui, dans un futur sans doute pas si éloigné, seront chargés de rédiger un Code Civil européen.
Bibliographie :
Ouvrage général :
Sistema de responsabilidad civil, contractual y extracontractual, Mariano Yzquierdo Tolsada, Dykinson 2001, ch. VII, section 5.1, p. 245-246.
Ouvrage spécialisé :
Souleau I., La prévisibilité du dommage contractuel (défense et illustration de l'article 1150 du Code civil), thèse, Paris II, 1979.
Jurisprudence :
Sentencia del Tribunal Supremo, sala de lo Civil, de 24 de noviembre de 1997, nº 1039/1997. Arrêt de rejet, Civ. 1ère, du 5 mars 1963