ESPAGNE - Le phénomène d’ « incomplétude du contrat » en droit français, espagnol et dans les Principes Unidroit et de droit européen des contrats, par Yoan SUELVES

Le caractère déterminé ou déterminable du prix dans les contrats onéreux est un des principes classiques du droit des contrats. Cependant, on assiste à une évolution de la jurisprudence française concernant la fixation du prix avec, particulièrement, deux arrêts du 1er décembre 1995. Le droit espagnol, lui, est encore complètement fermé à cette évolution et continue d’exiger sévèrement la détermination ou déterminabilité du prix malgré les nombreuses controverses doctrinales demandant cette ouverture au nom de la réalité juridique et économique actuelle. Avec une toute autre démarche, les principes Unidroit et ceux de droit européen des contrats privilégient la survie du contrat, avec la mise en place et l’utilisation de concepts tels que celui de « prix habituellement pratiqué lors de la conclusion du contrat, dans la branche commerciale considérée, pour les mêmes prestations effectuées dans des circonstances comparables » ou encore celui de « le prix raisonnable ».

« Presque tous les contrats comprennent une obligation de somme d’argent, qui exprime le prix d’une chose ou d’un service » (Alain BENABENT, Droit civil, Les obligations, Domat privé, 11e édition, p.113). Le caractère déterminé ou déterminable du prix dans les contrats onéreux est un principe classique du droit des contrats qui suppose que les parties doivent convenir du prix ou le rendre au moins déterminable par référence à des critères ou éléments futurs, sans qu’un accord postérieur entre elles ne soit nécessaire pour les mettre en œuvre, au risque d’entraîner la nullité du contrat. Le phénomène d’ « incomplétude du contrat » est le mouvement inverse qui consiste à laisser le prix dans le flou, ou susceptible de faire l’objet d’une détermination unilatérale par une des parties par la suite ou encore même par le juge. Déjà présent dans les pays appartenant à la Common Law, en droit anglo-saxon particulièrement avec les « Open price term» par exemple, certains pays de tradition civiliste commencent aussi à faire évoluer leur droit vers une possible « incomplétude » en matière de fixation du prix, comme c’est par exemple le cas du Portugal ou encore de l’Italie. Cependant au sein même des pays de Civil Law, et c’est là l’intérêt et la démarche de cette étude, il existe des différences notables comme c’est par exemple le cas du droit français et du droit espagnol. Enfin, dans une toute autre logique, les principes Unidroit et européens des contrats, sorte de code des obligations ayant vocation à s’appliquer dans le commerce international, ont une approche différente permettant la détermination unilatérale par une des parties ou par le juge en cas de prix déraisonnable. L’intérêt du sujet pour le juriste français est certain à l’heure où un nombre croissant de contrats comprend une obligation de somme d’argent et s’exécute sur de longues durées, particulièrement dans le milieu des affaires dont le droit s’internationalise. Ainsi des praticiens du droit utiliseront tel ou tel droit plus ou moins fermé sur cette possibilité d’incomplétude du contrat, particulièrement en cas de contrats-cadre établissant des relations sur le long terme. Quelle est la position du droit français et du droit espagnol quant à la détermination du prix dans les contrats onéreux ? Sur quelle base juridique est fondée cette position ? Assiste-t-on à une évolution ? Qu’en est-il des principes Unidroit et des principes de droit européen des contrats ?

Un droit français en pleine évolution s’ouvrant au phénomène dit de « l’incomplétude du contrat »

Le droit français a récemment évolué quant au phénomène d’incomplétude contractuelle. Le prix, jusqu’à une époque récente était soumis sévèrement aux articles 1108 et 1129 du Code civil qui disposent respectivement que « Quatre conditions sont essentielles pour la validité d'une convention : Le consentement de la partie qui s'oblige ; Sa capacité de contracter ; Un objet certain qui forme la matière de l'engagement ; Une cause licite dans l'obligation » et que : « Il faut que l'obligation ait pour objet une chose au moins déterminée quant à son espèce. La quotité de la chose peut être incertaine, pourvu qu'elle puisse être déterminée. » Ces articles, relevant de la théorie générale du contrat, ne visent pas expressément le prix mais lui sont appliqués. Les parties ne pouvaient donc pas s’en remettre à une appréciation ultérieure par l’une d’elles ou par le juge. La jurisprudence exigeait un prix déterminé ou tout au moins déterminable. Ainsi, par exemple, la chambre commerciale de la Cour de cassation annulait systématiquement les contrats cadre qui faisaient référence au tarif du vendeur au jour de la livraison. Cette position est certainement guidée par la vision française du contrat, le contrat étant avant tout un accord de volonté entre deux parties, une promesse, de laquelle il ressort un engagement de donner, faire ou ne pas faire entre les parties contractantes, qui doit être exécuté de bonne foi. Quel est l’inconvénient de cette position ? Il est certain pour les contrats s’inscrivant sur une longue durée : contrats cadre, contrats de distribution ou encore contrats de crédit. En effet, il est difficile de prévoir la valeur réelle qu’aura une somme d’argent à long terme, ce qui peut représenter un risque que les parties ne veulent pas courir en fixant le prix lors de la conclusion du contrat. Dès 1987, la jurisprudence a voulu faire une distinction afin de limiter la nullité des contrats cadres et a alors distingué ceux qui contenaient une obligation de donner ou une obligation de faire. Si l’obligation était de donner, le contrat pouvait être annulé pour indétermination du prix, s’il s’agissait, au contraire, d’une obligation de faire, le prix pouvait ne pas être déterminé dans le contrat. Enfin, le plus important revirement a eu lieu en deux temps. Tout d’abord, un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 29 octobre 1994 a admis que le prix soit considéré comme déterminable lorsque il découle de la référence aux prix d’une partie, donc de manière unilatérale. Puis, deux arrêts de la chambre plénière de la Cour de Cassation datant du 1er décembre 1995 offre un principe à valeur générale : « l’article 1129 du Code civil n’est pas applicable à la détermination du prix ».

Les réticences du droit espagnol, encore hermétique aux propositions doctrinales sur le sujet

Le droit espagnol est quant à lui complètement fermé à cette évolution qu’a effectué la jurisprudence française. Le caractère déterminé, ou tout du moins déterminable, est un principe essentiel du droit des contrats espagnol. Essentiel et encore intangible. Cela découle d’une interprétation stricte des articles 1261 du Código civil qui dispose que “no hay contrato sino cuando concurre, entre otros requisitos, objeto cierto que sea materia del contrato” (“Il n’y a pas contrat sauf lorsqu’il existe, entre autres conditions, un objet déterminé qui soit l’essence du contrat”) et de l’article 1273 du Código civil qui, lui, dispose que “El objeto de todo contrato debe ser una cosa determinada en cuanto a su especie. La indeterminación en la cantidad no será obstáculo para la existencia del contrato, siempre que sea posible determinarla sin necesidad de un nuevo convenio entre los contratantes.” (« L’objet de tout contrat doit être déterminé quant à sa nature. L’indétermination quant à sa quantité ne sera pas un obstacle de l’existence du contrat, à partir du moment où la déterminer est possible sans avoir besoin de recourir à un nouvel accord entre les parties ») Le prix acquiert donc un caractère objectif, en étant soit fixé directement par les parties elles-mêmes, soit laissé à une appréciation postérieure au moyen de critères connus par les cocontractants.

La détermination, ou au moins déterminabilité, du prix est une condition de validité du contrat. Ainsi, par exemple, dans un arrêt du 13 mars 1997, le Tribunal Supremo (équivalent de la Cour de Cassation en France) précise que l’indétermination du prix dans un contrat de vente suppose une absence de cause et entraîne la nullité absolue du contrat.

Cette position provoque de nombreuses controverses doctrinales. Un nombre toujours plus croissant de professeurs et professionnels du droit s’expriment en faveur d’une ouverture vers une autorisation d’incomplétude du contrat, ainsi par exemple l’article de Belen Trigo Garcia, professeur de droit civil à l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle qui défend cette position en s’appuyant entre autres sur le droit comparé. En effet, comme elle l’écrit, « D’autres ordres juridiques ont admis l’indétermination du prix, et pas seulement des pays de tradition juridique anglo-saxonne sinon aussi des pays appartenant à la Civil Law tels que le Portugal (article 883 du Code civil portugais) ou l’Italie (article 1474 du Code civil italien) » (…) « Pourtant la réalité du trafic juridique espagnol n’est pas si différente de celle des pays précédemment cités pour justifier cette différence de solution ». Elle oppose ainsi un dogme juridique intouchable à la réalité juridique actuelle et à une vision pratique du droit. (TRIGO GARCIA Belén, «Precio indeterminado: Dogmática jurídica y realidad del tráfico», estudios sobre invalidez y eficacia, ISSN 1699-3500, Nº. 1, 2006)

De plus, est à noter que l’article 1449 du Codigo civil interdit expressément toute fixation unilatérale du prix dans un contrat de vente, contrairement par exemple aux principes Unidroit et ceux de droit européen des contrats.

Les principes Unidroit et ceux de droit européen des contrats : une volonté appuyée de permettre la survie du contrat

Les principes Unidroit et les principes de droit européen des contrats sont des principes n’ayant pas de force obligatoire, les parties pouvant choisir de s’y soumettre en les incorporant à leur contrat ou en y faisant référence. Ils constituent, par ailleurs, « des sortes de lois-modèles, fort utiles aux législateurs qui envisagent de codifier ou de recodifier leur droit des contrats. » (B. FAUVARQUE-COSSON « Faut-il un Code civil européen ? », RTD civ. 2002, p.476)

Le sujet est traité dans les articles 5.1.7 des principes Unidroit relatif au contenu du contrat et 6 :104 à 6 :107 des principes de droit européen des contrats. A la différence des droits français et espagnols, ici, la volonté clairement affirmée est de permettre la survie du contrat en cas d’incomplétude de celui-ci et d’en éviter la nullité. Plusieurs points marquent une différence avec les droits internes déjà cités. Le concept utilisé dans ces principes est celui du « prix raisonnable », qui se substitue à un prix non-fixé ou bien fixé unilatéralement de manière « manifestement déraisonnable ». Dans les principes Unidroit, le prix raisonnable intervient cependant après s’être référées au « prix habituellement pratiqué lors de la conclusion du contrat, dans la branche commerciale considérée, pour les mêmes prestations effectuées dans des circonstances comparables » (paragraphe 1). Par ailleurs, des palliatifs sont mis en place en cas de défaillance des systèmes de fixation du prix indéterminé que sont sa désignation par un tiers ou par un facteur extérieur, qui n’existerait plus, aurait cessé d’exister ou serait inaccessible. En effet, dans ce cas là, les principes disposent que devront être utilisé le prix raisonnable et le facteur qui se rapproche le plus du facteur inutilisable.

Une évolution française institutionnalisée ?

Enfin, il convient de se demander si l’évolution jurisprudentielle française pourrait se voir institutionnaliser dans l’avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription français déposée le 22 septembre 2005. Le dessein de cet avant-projet, mené par des universitaires et des anciens membres émérites de la Cour de Cassation était, selon la formule de son directeur Pierre Catala, « de passer au crible les Titres III et IV du livre troisième du Code civil pour en détecter les silences et pour distinguer, parmi les dispositions en vigueur, celles qui méritaient de demeurer en l’état de celles qui appelaient une écriture nouvelle ou un pur et simple abandon. » La proposition de réforme du droit des obligations semble s’inspirer des PDEC, qui ont aussi cette fonction de lois-modèles afin d’uniformiser les différents droits européens des contrats, dans son article 1121-4, ouvrant pour certains contrats déterminés la possibilité de la fixation unilatérale du prix (ANCEL Pascal, «Présentation des solutions de l’avant-projet », Revue des contrats, 1er janvier 2007, n°1). Cet article dispose que : « Dans les contrats à exécution successive ou échelonnée, il peut toutefois être convenu que le prix des prestations offertes par le créancier sera déterminé par celui-ci lors de chaque fourniture, fût-ce par référence à ses propres tarifs, à charge pour lui, en cas de contestation, d’en justifier le montant à première demande du débiteur faite par écrit avec avis de réception. »

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages:

- CARBONNIER J., Les obligations, PUF, 2000.

- BENABENT Alain, Droit civil, Les obligations, Domat privé Montchrestien, 11e édition.

- SANCHEZ CALERO F.J, Curso de Derecho Civil II, Tirant Lo Blanch, Valencia

Articles:

- ANCEL Pascal, «Présentation des solutions de l’avant-projet », Revue des contrats, 1er janvier 2007, n°1

- TRIGO GARCIA Belén, «Precio indeterminado: Dogmática jurídica y realidad del tráfico», estudios sobre invalidez y eficacia, ISSN 1699-3500, Nº. 1, 2006

- B. FAUVARQUE-COSSON « Faut-il un Code civil européen ? », RTD civ. 2002, p.476