Filiation et expertise génétique post mortem : quand les droits défient l’éthique - par Sandrine CULLAFFROZ-JOVER
Le billet propose une analyse comparative des droits espagnol, français et européen à partir de la sentencia núm. 3/2005 de 17 enero del Tribunal Constitucional Español (RTC 2005/3), statuant sur l’expertise génétique post mortem. En l’espèce, devant le refus affirmé des juridictions de première et deuxième instances d’ordonner une telle mesure, la partie requérante exerce un recours d’Amparo (Recours spécifique en protection des droits fondamentaux) pour violation des droits de la défense. L’étude du régime applicable décrit dans l’arrêt susvisé, complété à la lumière de la jurisprudence européenne, permettra d’établir des perspectives de réforme du droit matériel français régissant la matière, en démontrant leur nécessité, et en envisageant des pistes de réflexion.
Les droits modernes admettent depuis quelques années le recours à la preuve biologique pour établir un lien de filiation. Néanmoins, le statut de l’expertise génétique post mortem est encore débattu dans certains Etats, précisément parce que la question défie des valeurs éthiques dictées par la société. La récente sentencia núm. 3/2005 du 17 janvier 2005 du Tribunal Constitucional Español (TCE ci- après dans le texte), rappelle la doctrine jurisprudentielle applicable en Espagne: il peut être procédé à des prélèvements biologiques sur le corps d’un défunt, dans le but de constater un lien de parenté, chaque fois que le requérant peut apporter un «principio de prueba» légitimant sa demande. Cette solution se distingue de la loi française qui, selon l’article 16-11 al.2 du Code Civil, dispose que «sauf accord exprès de la personne manifesté de son vivant, aucune identification par empreintes génétiques ne peut être réalisée après sa mort». Toutefois, sous l’impulsion européenne, cette opposition aura vocation à s’atténuer. En effet, les juges de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH ci-après dans le texte), ont consacré la primauté du droit de connaître ses origines, assurant ainsi la promotion de l’expertise génétique post mortem dans le cadre d’une action en recherche de paternité, sous réserve de motifs légitimes concurrents (CEDH, aff. Jäggi c. Suisse, 13 juillet 2006). Dès lors, il convient de s’intéresser aux différents modèles juridiques à des fins d’inspiration réciproque et de réfléchir à un cadre normatif approprié. En effet, en France, les politiques actuelles de réforme du droit de la famille pourraient envisager une refonte de l’article 16-11 al.2 du Code Civil, en contemplation des droits espagnol et européen. Or, l’arrêt du TCE expose les conditions préalables à une expertise biologique post mortem, parmi lesquelles l’appréciation de son opportunité au regard des différents droits subjectifs en présence. Ainsi, on peut se demander comment la conciliation de ces intérêts concurrents permettrait d’assurer le statut de l’expertise génétique post mortem dans le cadre d’une action en recherche de paternité? Il s’agit de mener une réflexion à partir de la légitimité de l’administration de la preuve, à l’origine même de la naissance des intérêts (I), avant d’appréhender le rapport de proportionnalité nécessaire à la consécration de l’expertise génétique post mortem (II).
I- De la naissance des intérêts : la légitimité du recours à l’expertise génétique post mortem dans le cadre d’une action en recherche de paternité
La faculté pour le juge d’ordonner une expertise à partir des empreintes génétiques d’un cadavre dans le but d’établir une filiation, ne peut être exercée que si les considérations éthiques et culturelles afférentes ont résisté à l’épreuve du Droit (a). Dès lors, il convient d’appréhender les aspects processuels qui conditionnent la recevabilité de la requête (b).
a) Des considérations éthiques et culturelles à l’épreuve du Droit
La vérité biologique. Depuis 1982, l’article 311-12 du Code Civil français dispose que la filiation s’établira par la preuve la plus vraisemblable. Ainsi, le législateur consacre la primauté de la vérité biologique sur la vérité sociologique. Fruit d’une orientation jurisprudentielle ancienne, cette préférence a tempéré les évidences qui émanaient de la possession d’état. Dans le même esprit, l’arrêt du TCE du 17 janvier 2005 énonce que la preuve par empreintes génétiques établit avec certitude une «réalité biologique» qui doit nécessairement prévaloir sur la réalité apparente. Néanmoins, il semblerait que l’unanimité en faveur de la preuve scientifique ne résiste pas toujours à la nature de l’action dont elle procède et alors que le droit espagnol pratique librement des prélèvements biologiques sur un cadavre à des fins civiles, le droit français a opposé des exceptions morales portant notamment sur l’intégrité physique du défunt.
L’éthique de la mort. Les valeurs sociales ne sont pas seulement des éléments d’inspiration, elles créent le droit. L’arrêt du TCE du 17 janvier 2005 affirme l’opportunité de procéder à des prélèvements biologiques sur le corps d’un défunt, dans le but de constater scientifiquement un lien de paternité, chaque fois que le requérant peut apporter un principio de prueba et sans soumettre cette expertise au consentement préalable du père présumé, in vivo, comme c’est le cas en France (C.civ., art.16-11 al.2). En effet, selon les termes employés par le TCE, «la personne décédée, en tant que réalité juridiquement distincte, doit faire l’objet d’une protection juridique particulière», différente du régime applicable aux droits subjectifs des personnes vivantes. Ainsi, la jurisprudence a établi que le droit à l’intimité personnelle et familiale, les droits à l’image, à l’honneur, à l’intégrité physique et à la dignité, ne survivent pas au décès de son titulaire (TCE, Sala 1a, Auto núm. 149/1999 de 14 junio). Face à la mort, le juge constitutionnel a adopté une attitude laïque, en principe libre de toutes considérations culturelles. Aussi, l’arrêt du TCE du 17 janvier 2005 déclare explicitement que « le respect du repos éternel du défunt » représente « un argument de motivation futile » pour rejeter une demande d’expertise génétique post mortem. Le juge européen, dans un arrêt récent (CEDH, aff. Jäggi c. Suisse, 13 juillet 2006), a voulu également démythifier le corps du défunt en qualifiant l’expertise génétique de peu «intrusive», et le repos du mort, de «temporaire», dépendante de la durée de la concession funéraire, afin de promouvoir le droit de connaître ses origines.
La transcendance du droit à l’identité. L’article 39.2 de la Constitution Espagnole impose au législateur d’assurer l’effectivité du droit de connaître ses origines. Le droit français ne comprend aucune disposition spécifique mais répond à des obligations conventionnelles. Au niveau européen, la CEDH a affirmé à diverses occasions que le droit à l’identité était protégé par l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme relatif à la vie privée et familiale (CEDH, aff. Odièvre c. France, 13 février 2003, et CEDH, aff. Mikulic c. Croatie, 7 février 2002). Au niveau international, l’article 7 de la Convention de New York sur les droits de l’enfant, du 20 novembre 1989, impose aux Etats signataires, parmi lesquels la France et l’Espagne, de faciliter la recherche de son ascendance. Ainsi, l’importance du droit à l’identité personnelle semble transcender les considérations éthiques.
b) Des aspects processuels de l’action en recherche de paternité post mortem
L’administration de la preuve. En droit français comme en droit espagnol, les juges imposent aux parties d’accompagner leur demande d’éléments probatoires. Ces preuves permettent de légitimer l’action, d’établir des présomptions sur la véracité des faits, et de vérifier l’opportunité d’enjoindre des mesures judiciaires. L’arrêt du TCE de 2005 revient sur le niveau d’exigence requis du «principio de prueba», pour ordonner des prélèvements biologiques sur un cadavre. Le TCE part de l’hypothèse que le demandeur ne peut fonder sa prétention qu’autant qu’il détient la possibilité de le faire et qu’en rejetant la demande d’expertise génétique post mortem, les juridictions de première et deuxième instance ont privé la partie requérante de recourir à « un moyen de preuve pertinent » qui « aurait pu avoir une incidence favorable dans l’appréciation de ses prétentions ». Aussi, les juges se satisfont d’une simple vraisemblance de l’allégation pour faciliter l’accès à la preuve biologique. Cependant, recourir à l’exhumation demeure une mesure délicate, et l’expertise devra être motivée par sa nécessité. Ainsi, ce mode probatoire est désigné comme «ultime» et «décisif». On pourrait croire à une interprétation restrictive, en contradiction avec ce qui a été exposé antérieurement, mais il n’en est rien car la forte fiabilité du test génétique rend déterminante sa prise en compte au cours du procès. Dès lors, la mesure est décisive au sens où elle est prépondérante dans l’appréciation des faits, et ultime autant qu’elle vérifie la paternité sans laisser de place au doute. Enfin, elle est nécessaire lorsque les pièces produites par les parties sont insuffisantes pour affirmer la filiation.
La prescription de l’action. Les règles de prescription permettent de limiter l’exercice d’une action, et restreignent temporellement la possibilité d’administrer la preuve. En France, l’ordonnance du 4 juillet 2005 encadre l’action en recherche de paternité dans une prescription décennale, à des fins de préservation des situations juridiques établies. En droit espagnol, cette action est perçue comme un droit civil indisponible par la jurisprudence, et donc imprescriptible (STS, Sala 1a, de 9 julio 2002). On peut supposer que sans cette interprétation, la large admission des preuves biologiques réalisées à partir d’un cadavre ne serait pas pleinement effective. Ainsi, les tribunaux espagnols ont non seulement entériné la réception de la preuve génétique post mortem mais aussi assuré son efficacité.
II/ De la pondération des intérêts : la nécessité d’un rapport de proportionnalité afin d’assurer le statut de l’expertise génétique post mortem
Pour trouver un juste équilibre entre les intérêts en présence, le juge procède à l’appréciation des prétentions individuelles et de la sécurité juridique (a). Cependant, le rapport de proportionnalité dépend principalement de la signification du lien de filiation (b).
a) De l’appréciation des prétentions individuelles et de la sécurité juridique
La question du consentement. Faisant suite au débat relatif à l’affaire Yves Montand (Cour d’Appel de Paris, 6 novembre 1997, D., 1998, 112, note Malaurie, D., 1998, somm., 161, note Gaumont-Prat ; Gaz. Pal., 1997, 2, 703, note Garé ; JCP, 1998, I, 101, obs. Rubellin-Devichi ; RTDCiv., 1998, 87, obs. Hauser.), dans laquelle la Cour avait ordonné l’exhumation du corps du chanteur alors qu’il s’était refusé de son vivant à toute expertise biologique, le législateur français prohibe l’expertise génétique post mortem, sauf accord exprès du défunt exprimé in vivo, à l’article 16-11 al.2 du Code Civil. Le fait est que cette première solution, si elle a l’avantage de préserver le respect de la volonté individuelle, semble critiquable car inadaptée à la réalité pratique des justiciables. La seconde solution parait plus acceptable et subordonne l’expertise génétique post mortem au refus explicite du défunt exprimé de son vivant. En réalité, cette hypothèse soulève d’autres questions, notamment celle du moment procédural du refus. En effet, comme l’indique la Cour de Cassation, «le refus exprimé, avant son décès, par M.Y…de se soumettre à une expertise biologique ne saurait préjuger de son attitude si le tribunal avait ordonné, de son vivant, une telle mesure» (Cass. Civ.1, 25 octobre 2005, n°03-14101). Mais, en cas de silence du défunt de son vivant, cette option permet de ne pas empêcher toute expertise, et suppose un consentement tacite. Cependant, si refus explicite il y a, encore faut-il en tempérer la portée. Selon le cas d’espèce, les juridictions européennes considérent que l’expertise génétique post mortem ne présente pas une atteinte en soi (CEDH, aff. Jäggi c. Suisse, 13 juillet 2006), et que l’intérêt supérieur du requérant à établir son ascendance l’emporte sur «le droit au secret du défunt» (Expression employée par le Comité consultatif Belge de Bioéthique dans son Avis Définitif n°38 du 13 novembre 2006 relatif aux tests génétiques en vue d’établir la filiation après le décès).
L’intérêt supérieur du requérant. Sur le fondement de l’article 8 de la CESDH, «les personnes essayant d’établir leur ascendance ont un intérêt vital à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle», de plus, «cet intérêt ne cesse pas avec l’âge, bien au contraire» (CEDH, aff. Jäggi c. Suisse, 13 juillet 2006, respectivement aux points 38 et 40). En s'attachant au caractère personnel des motivations du demandeur, les juges européens influencent nécessairement le juge interne dans l’appréciation des intérêts concurrents. La recherche d’un équilibre peut-être alors faussée et seuls des motifs spécifiques pourraient empêcher une expertise génétique post mortem.
Les motifs légitimes de ne pas procéder à l’expertise post mortem. On distingue au moins deux obstacles potentiels au droit à l’identité : le refus des héritiers d’autoriser l’expertise et la préservation de la sécurité juridique. Le premier motif souffre de nuances selon le système considéré. En Espagne et en Europe, les juges semblent accorder une valeur différente au refus, selon qu’il est justifié par une idéologie particulière ou non, auquel cas il faudrait passer outre (Auto AP Ténérife, Sala 3a, 25 mai 2005, et CEDH, aff. Jäggi c. Suisse, 13 juillet 2006). En France, un arrêt récent entendrait pourtant donner plein effet à cette exception: « (…) que l'expertise génétique devait être exclue en l'état du refus des héritiers ; que la cour d'appel a ainsi caractérisé un motif légitime de ne pas procéder à l'expertise biologique sollicitée » (Cass. Civ. 1, 25 octobre 2005, n°03-14101). Le second motif résiste manifestement au droit à l’identité, mais la question n’est pas définitivement résolue. Souvent, on assimile la sécurité juridique à la protection des intérêts particuliers des héritiers légitimes. Les conséquences civiles d’une parenté biologique mettent à mal les expectatives patrimoniales. Aussi, l’expertise génétique post mortem gagnerait en popularité si les effets du lien de filiation se limitaient à la constatation de la paternité sans que celle-ci n’engendre de droits successoraux.
b) La signification du lien de filiation
Les attributs du lien biologique. Le Professeur Denis Berthiau a mis en exergue la volonté des juges européens de dissocier la filiation biologique de la filiation juridique dans l’arrêt Jäggi c. Suisse précité ("L'enterrement prochain de la législation française de l'expertise génétique post-mortem dans le cadre d'une action en recherche de paternité ?" in Médecine & Droit, Volume 2007, numéro 85, pages 109-114). Ainsi, il n’est pas indispensable que la vérité biologique ait une résonance civile, au contraire, les termes de l’arrêt invitent à la prudence par une interprétation relative. Il ne s’agit pas de créer des obligations mais de promouvoir un droit moral à la connaissance de ses origines. En effet, en l’espèce la détermination du lien biologique repose sur la satisfaction d’une prétention affranchie de revendications pécuniaires justifiant la supériorité du droit à l’identité dans la conciliation des intérêts et l’imprescriptibilité de l’action. Cette démarche correspond à la logique déjà établie par la loi française du 22 janvier 2002 sur la levée du secret de l’identité de la mère accouchant sous X. En Espagne, la vérité biologique appelle nécessairement au moins un droit à la succession, puisque l’action, si elle concerne une personne décédée, est toutefois dirigée vers ses légataires. Aussi, si la France venait à réformer sa législation, séduite par l’exclusion du lien juridique, il faudrait en préciser les aspects, par exemple, si la mort survient alors que l’affaire est pendante, le requérant pourrait prétendre à un droit patrimonial, par contre, si l’action est ouverte longtemps après la liquidation de la succession, plus rien ne s’opposerait à la seule découverte de ses origines.
L’opportunité d’une réforme française. Celle-ci ressort des propres réflexions du législateur français. Un débat public entoure l’article 16-11 al.2 du Code Civil depuis son adoption en 2004 (Loi bioéthique du 6 août 2004). Récemment, le rapport du Parlement sur le projet de loi ratifiant l’ordonnance du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation, soulignait la nécessité d'une adaptation du droit conformément aux positions jurisprudentielles exprimées par la CEDH. Ainsi, il faut ajouter à ces discussions juridiques internes des influences extérieures, et envisager une évolution inspirée de ce qui ce fait déjà en Europe, en Espagne, mais aussi dans d’autres pays. La distinction entre lien biologique et lien juridique facilite énormément le rapport de proportionnalité entre l’opportunité de la preuve biologique post mortem et les intérêts concurrents. Elle représente une option sérieuse pour le législateur français. Il appartient au droit comparé de l’aider à avancer sur la voie de la réforme.