L´autorisation du port du voile islamique par la Cour Constitutionnelle Allemande.

Alors que la France a peu à peu radicalisé la  facette dite ‘négative’ de la laïcité – autrement dit, a entamé un processus de prohibition de la manifestation de l´appartenance religieuse dans le domaine public, le juge constitutionnel allemand a lui, aux termes d´une décision innovante en matière de qualification juridique des pratiques religieuses, conférant ainsi au voile islamique le statut hybride d´une « pratique religieuse impérative », choisi la voie de la permissivité de la manifestation religieuse.

 

La 1ere  Chambre de la Cour Constitutionnelle Allemande (ci-après « la Cour », BVerfG  – 1 BvR 471/10 -, - 1 BvR 1181/10)  a saisi l´opportunité d’un recours constitutionnel du 27 janvier 2015 pour réaffirmer l´importance des droits et libertés fondamentales religieuses individuelles, qui ont tendance ces derniers temps à être négligé au profit de principes abstraits et ambigus, tels que la laïcité en France ou plus concrètement pour des valeurs « chrétiennes-occidentales » comme c´est le cas dans cet arrêt.

 

La Cour a tout d’abord déclaré la disposition de l´art. 57 §4 3ème phrase du Land de la Rhénanie-Du-Nord-Westphalie relative à l´éducation selon les valeurs chrétienne-occidentale contraire à la loi fondamentale allemande, en raison de la violation du principe d´égalité et de non-discrimination (§138 de la décision). De surcroît, elle a interprété le port du foulard islamique par les agents de l´État, ou plus généralement le port d´objets ou de vêtements religieux considérés – ou pouvant être considérés comme obligatoires – comme n´étant pas a priori incompatible avec l´impératif de neutralité de l´État. Pour la Cour, une mise en balance adaptée des différents droits constitutionnels – à savoir la liberté de conscience du corps d´enseignant, la liberté confessionnelle 'négative' des élèves et des parents, le droit fondamental d´éducation des parents et le devoir éducatif de l´État – requiert une interprétation limitative des normes interdisant la manifestation religieuse, selon laquelle un danger suffisant et concret doit exister au minimum pour protéger la « paix confessionnelle scolaire » ou la neutralité de l´État (§ 80 de la décision). En d´autres termes, une prohibition préventive des manifestations religieuses impératives est contraire à la loi fondamentale allemande (ci-après « GG »).

 

Certains y verront une raison de plus pour affirmer une différence profonde entre le principe de neutralité gouvernant la relation entre l´État et l´Église en Allemagne avec celui de laïcité en France. Cependant, cette opposition constitutionnelle n´est pas justifiée, car les deux principes impliquent la neutralité et l´impartialité de l´État et se rejoignent dans leurs finalités, à savoir la coexistence des mouvements religieux : « le rôle des autorités (…) ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme mais à veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres » (CEDH Serif c. Grèce, n°38178/97, § 53, Ouranio Toxo et autres c. Grèce, n°74989/01, §40). En outre ces deux principes sont à concilier avec la liberté de conscience et de religion, étant donné leur statut de droit fondamental.

 

Cela étant, les moyens choisis pour assurer la coexistence entre les mouvements religieux restent différents. Sous le régime dit de  « la neutralité » – donc en Allemagne – prospère une tendance à la permissivité de la 'manifestation' du fait religieux, tandis que sous celle de laïcité se profile une forte tendance à la prohibition. Effectivement, alors que le port du foulard est globalement autorisé en Allemagne, il est au contraire strictement interdit pour les représentants de l´État (Conseil d´État, avis 4/6 SSR du 3 mai 2000 « Demoiselle Marteaux » n° 217017), pour les employés du service public (Soc. 19 mars 2013, Mme X. c/ CPAM de Seine-Saint-Denis, n° 12-11.690 P), pour certains employés du privé (arrêt dit « Baby-Loup », n°612 du 25 juin 2014 (13-28.369)) et enfin pour les usagers du service public de l´enseignement et les parents accompagnateurs dans le cadre de sorties scolaires (loi 2004-228 ; circulaire 2012-056). Ainsi se pose la question de savoir si une manifestation religieuse (obligatoire ou non) est de nature à remettre en cause la neutralité de l´État ou d´une profession.

 

Il ressort de la décision de la Cour du 27 janvier 2015, une considération bien différente du voile islamique et de sa qualification juridique (I). De plus, la Cour estime qu´une prohibition préventive et générale du voile représente une atteinte disproportionnée au droit de liberté de conscience (II).

 

 

I. Une considération différente du voile islamique

 

La considération du voile islamique par la Cour diffère en tout premier lieu par sa perception sociologique (A), et par sa qualification juridique (B).

 

A. Le refus de conférer au voile islamique un effet prosélyte

 

Le port du voile est perçu en France ainsi que dans d´autres pays européens comme un signe religieux « fort » et/ ou « ostensible », si ce n´est comme un symbole prosélyte. A cet égard, le législateur français avait cité dans ses travaux préparatoires de la loi 2004-228 relative à l´application de la laïcité aux élèves de l´enseignement public (rapport n°1381 du 2 février 2004, p. 20-21) un extrait de l´arrêt décisif Dahlab c. Suisse (n° 42393/98) de la Cour Européenne des Droits de l´Homme (CEDH) qui dénonce son caractère manifestement discriminatoire : « comment pourrait-on dans ces circonstances dénier de prime abord tout effet prosélytique que peut avoir le port du foulard, dès lors qu’il semble imposé aux femmes par une prescription coranique qui (…) est difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes. »

 

À contre-courant, la Cour de Karlsruhe avait déjà démontré en 2003 de manière casuistique que cette perception relève d´un préjugé et qu´il n´est pas approprié de la généraliser. Pour cela, la 2ème Chambre de la Cour avait fait intervenir différents experts, notamment en psychologie. Elle estima alors que « le port du foulard n´a pas de signification univoque et cette pratique répond à des motivations variables. Elle ne symbolise pas nécessairement la soumission de la femme à l´homme, et dans certains cas, certains soutiennent qu´elle pourrait même être un instrument d´émancipation de la femme » (BVerfG - 2 BvR 1436/042 - §52).

 

B. La consécration du critère impératif dans la qualification juridique d´une pratique religieuse.

 

Conformément au devoir de neutralité et d´impartialité de l´État, il lui est interdit d´évaluer une pratique religieuse et ou/de prendre part à un débat théologique. Toutefois l´État se garde le droit d´examiner et de décider si un comportement ou une pratique peut être protégée par le droit du libre exercice du culte. Pour cela, la justification de la pratique doit être développée de manière suffisamment plausible (§83 - §86) et/ou doit avoir un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance (Cour EDH, 4e Sect. 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni, n° 51671/10).

 

La Cour ajoute qu´il en va du même raisonnement afin de déterminer si un dogme religieux peut être considéré comme étant impératif ou non : « [il est] interdit par l´État de porter un jugement sur les convictions religieuses de ses citoyens, a fortiori si au sein même d´une religion différents points de vues ou interprétations sont représentés. […] Les requérantes décrivent le port du voile comme étant une obligation religieuse et comme composante élémentaire de leur mode de vie orienté vers l´Islam. […] il suffit que cette considération soit répandue dans les différents courants de l´Islam et en particulier, qu´elle soit étayée  dans le Coran : Surate 24, Verset 31 ; Surate 33, Verset 59. » (§85 à 89 de la décision).  Cette argumentation se détache de celle avancée par la France et  la CEDH qui considèrent cette pratique comme étant simplement une manifestation de l´appartenance religieuse (C.E. « Demoiselle Marteaux » n° 217017 ; CEDH [GC] Leyla Sahin c. Turquie, n°44774/98 §78), indépendamment du fait si celle-ci suit un commandement religieux.

 

Ce désintéressement de la question de savoir si la pratique suit un commandement religieux est par ailleurs revendiqué et volontaire de la part de la CEDH, probablement par peur de porter un jugement partial sur la pratique religieuse : « [...] sans se prononcer sur la question de savoir si cet acte, dans tous les cas, constitue l’accomplissement d’un devoir religieux, la Cour partira du principe que la réglementation litigieuse, qui soumet le port du foulard islamique à des restrictions de lieu et de forme dans les universités, a constitué une ingérence dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion. » (CEDH [GC] Leyla Sahin c. Turquie précitée §78). Or, au contraire de la liberté de conscience et du for intérieur qui est absolue (art. 9 §1 de la Convention EDH ; variante 1 de l´Art. X de la Déclaration des Droits de l´Homme et du Citoyen, ci-après DDHC), celle de son extériorisation est subordonnée « à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » (art. 9 §2 de la Convention EDH ; variante 2 de l´Art. X de la DDHC). C´est donc sur la qualification juridique de ‘manifestation’ que peut reposer certaines restrictions de pratiques religieuses.

 

Cependant comme le soutient la Cour de Karlsruhe, il n´est pas aussi simple d´appréhender certaines pratiques religieuses comme le voile qui peuvent avoir des facettes complexes. D´après la Cour, « le voile n´est pas en soi un symbole religieux. [...] Le port d´un tel habit permet seulement de satisfaire une prescription religieuse. [...] Mais pris dans le contexte social, il indique une appartenance à la religion musulmane. En cela, une connotation religieuse lui a été conférée. » (§96 ; BVerfG 108, 282 <304>). La qualification juridique du port du voile comme étant simplement une manifestation d´appartenance religieuse est donc ici sérieusement remise en question. En outre, la retenue du juge français et européen en la matière, conduisant à une réduction du précepte religieux musulman à une simple manifestation d´appartenance religieuse se révèle ici au contraire être une interprétation partiale, a fortiori si on en mesure les conséquences.

 

Par conséquent, une prohibition du voile porte atteinte à la liberté de  manifester sa religion (Art. 4 §1 de la loi fondamentale allemande ; ci-après « GG »), mais également à la liberté de conscience intérieure (Art. 4 §2 GG), car une pratique religieuse impérative est, selon la Cour, inséparable de la conviction subjective du for intérieur (§96). Pour autant ça n'en fait pas non plus un droit indérogeable, le poids de l'immixtion dans la liberté fondamentale est seulement plus important.

 

 

II.Une atteinte disproportionnée au droit fondamental de la liberté de conscience

 

La Cour constitutionnelle allemande estime qu´une prohibition préventive et générale (en l´espèce pour le corps éducatif de l´enseignement public) du voile islamique est disproportionnée (A). Ce jugement tend à s’opposer au cadre juridique français (B).

 

A. L´interdiction préventive du voile islamique jugée disproportionnée

 

Dans la mesure où la CEDH a délaissé, - quand il s´agit de l´article 9 de la Convention - la procédure habituelle du test de proportionnalité au profit d´une marge d´appréciation à géométrie variable reconnue aux autorités nationales (CEDH, Leyla Sahin c. Turquie, n°44774/98 ; Dogru et Kervanci c. France (n°31645/04 et 27058/05 ; S.A.S. c. France, n°43835/11 §129, 155), le contrôle juridique de la conventionalité ne semble plus avoir beaucoup de sens. Il s’est d’ailleurs créé une ‘dissidence perpétuelle’ à l´égard de cette évolution (§2 et 3 de l´opinion dissidente de Mme la Juge Tulkens dans l´affaire Leyla Sahin c. Turquie ; §20 de l´opinion en partie dissidente commune aux Juges Nußberger et Jäderblom dans l´affaire S.A.S. c. France) « qui milite pour un contrôle étroit de la Cour en la matière ».

 

En revanche, un contrôle de proportionnalité rigoureux par le juge constitutionnel – à savoir le caractère approprié d´une ingérence dans une liberté fondamentale, l´ intérêt légitime, le choix de la mesure la moins attentatoire, et la mise en balance des intérêts en présence – est perçu en Allemagne comme « faisant parti des fondements d´un État de droit »[1]. Ainsi, malgré l´attribution par la 2ème Chambre de la Cour en 2003 (BVerfG - 2 BvR 1436/042) d´une compétence législative en la matière aux Länder, la 1ère Chambre a jugé l´interprétation faite par les tribunaux du travail de la disposition de l´art. 57 § 3 du Land de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie conduisant au licenciement des requérantes non conforme à la Constitution. Cette dernière stipule : « Les enseignantes et enseignants n´ont pas le droit tenir au sein de l´établissement scolaire une opinion politique, religieuse, ou idéologique ou de manifester physiquement une  appartenance politique, religieuse, ou idéologique susceptible de remettre en cause la neutralité du Land vis-à-vis des élèves et des parents d´élèves ou de troubler la paix confessionnelle scolaire ». Un comportement est notamment interdit, s´il donne l´impression aux élèves ou aux parents, d´être contraire aux droits de l´hommes, à l´égalité des droits d´après l´article 3 de la Loi Fondamentale, aux libertés fondamentales ou à l´ordre fondamental juridique libre et démocratique ». D´après la Cour, cette loi ne peut pas être interprétée de manière que le simple port du voile soit susceptible de remettre en cause la neutralité de l´État, de troubler la paix scolaire, ou d´être contraire à l´ordre juridique fondamental libre et démocratique (§ 117 et 118 de la décision) car le port n´est pas un acte prosélyte ou antidémocratique en soi.

 

Ainsi, seul un danger concret de la « paix scolaire » et/ou ne respectant pas « le respect des convictions de chacun » peut justifier une prohibition au cas par cas du port de signes ou de tenues religieuses obligatoires (§ 80). Cette interdiction, qui doit être limitée dans le temps et dans l´espace, est envisageable même de manière préventive et plus générale dans une situation, dans laquelle la paix confessionnelle et/ou la neutralité de l´État a été mise en danger un nombre de fois considérable (§113). Mais tant que ce danger concret n´existe pas, la foi des uns et des autres doit être respectée dans une société démocratique, tolérante et ouverte. En effet, le fait qu´un agent de l´éducation nationale porte un signe religieux, reflète tout simplement le pluralisme de la société, auquel chaque enfant est confronté en dehors de l´école (§115). Ainsi, la facette négative de la liberté de conscience (qui rejoint celle de la laïcité)  implique seulement l´indifférence ou plus exactement la tolérance des autres religions, mais elle ne permet pas d´épargner la confrontation avec les pratiques religieuses d´autrui (§ 116). La Cour ajoute enfin que le port du voile est différent de la présence du crucifix en classe, car ce dernier implique un lien d´identification direct de l´État avec la religion chrétienne. En cela, la position de la Cour se démarque encore une fois de celle de la CEDH (CEDH [GC], Lautsi c. Italie, n° 30814/06).

 

B. La remise en cause des interdictions de ‘manifestions d´appartenances religieuses’ en France

 

 

Comme il a été constaté en introduction, les employés du service public en France sont soumis au principe strict de laïcité (entendu sous le sens d´une obligation de neutralité) : toute manifestation d´appartenance religieuse est interdite pendant la mission de service public.

 

Certaines restrictions de la liberté de manifestation des convictions religieuses (comparable in fine à un devoir de neutralité) peuvent même concerner certains employés du secteur privé (voir infra, depuis l´arrêt « Baby-Loup ») si elles sont justifiées par la nature de la tâche et proportionnées au but recherché (combinaison des art. L. 1121 §1 et L. 1321 §3 du code du travail). L´Assemblée Plénière de la Cour de Cassation estime ainsi, dans la retentissante affaire Baby-Loup, que le licenciement d'une salariée d' une crèche en milieu défavorisé porteuse du voile est justifié et proportionné malgré « l´absence de comportement ostentatoire ou prosélyte » (attendu n°9). Pour les juges du quai d'Horloge, l'étroite relation d' une éducatrice avec les enfants et leurs parents justifie la restriction de la manifestation d'appartenance religieuse. Ce pragmatisme et ces imprécisions juridiques sont fortement critiquées par la doctrine[2], qui ne voit pas de réel lien causal entre la cause du licenciement et le comportement de l'employée. L´interdiction du port du voile semble uniquement reposer sur une logique très préventive de la sauvegarde de la neutralité, justifiée elle-même par la mauvaise réputation du voile dans la société.

 

Or, en Allemagne, c´est exactement ce raisonnement que la Cour Constitutionnelle a sanctionné. Elle estime que cette protection préventive est contraire à la protection des libertés individuelles. A titre de comparaison, on peut donc légitimement se demander si l´interdiction du voile en France est réellement justifiée et proportionnée, notamment au regard des exigences de la directive européenne 2000/78/CE relative à l´égalité de traitement en matière d´emploi et de travail, qui s´applique tant aux emplois publics que privé (art. 3 §1 de la directive précitée).

 

La réponse à cette question est essentielle, car l´accès à l´éducation publique, aux emplois publics et dorénavant également à une partie des emplois privés est barré pour les femmes musulmanes portant le voile. Le prétendu effet discriminatoire conféré au voile se voit donc renforcé par de telles prohibitions. À cet égard, on comprend que Mme la Juge Tulkens ait pu souligner le risque de « radicalisation des croyances » au § 20 de son opinion dissidente dans l´affaire Leyla Sahin c. Turquie.

 

 

 




[1]Hartmut Maurer,  „Staatsrecht I Grundlagen – Verfassungsorgane – Staatsfunktionen, 6. Auflage, Verlag C.H.Beck

 

[2]Nicolas Hervieu, « Entretien croisé des Professeurs Gwénaële Calvès et Emmanuel Dockès sur le retentissant arrêt Baby Loup » §17-22, La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 01 juillet 2014, consulté le 05 juin 2015. URL : http://revdh.revues.org/848