L’arrêt Air Products v. Airgas du 15 février 2011, l’omnipotence du board américain quant à la décision du maintien d’une poison pill en cours d’OPA en comparaison avec la solution adoptée par le droit français – Marion Rebilly

 

L’arrêt Air Products v. Airgas du 15 février 2011, l’omnipotence du board américain quant à la décision du maintien d’une poison pill en cours d’OPA en comparaison avec la solution adoptée par le  droit français –  Marion Rebilly

 

Résumé : L’arrêt Airgas rendu en 2011 par la Chancery Court du Delaware confirme le pouvoir discrétionnaire dont dispose le board  quant à la décision de maintenir une poison pill en opposition avec la volonté d’une majorité d’actionnaires de céder leurs titres au cours de l’OPA. Cette omnipotence du board s’oppose de manière radicale avec la place centrale qu’accorde le droit français à l’assemblée générale des actionnaires en matière d’émission de bons d’offre, équivalents en droit français de la poison pill.

 

            Mots-clefs : poison pill, OPA, corporate governance , just say no defense

 

        La poison pill, encore appelée rights plan, est une mesure de défense anti-offre publique d’acquisition (ci-après OPA) dont la création résulte d’une réaction de la pratique face à une vague d’OPA hostiles lancées aux Etats-Unis au début des années 1980. La poison pill consiste en l’octroi aux actionnaires de droits préférentiels de souscription d’actions, qui ne pourront être exercés que dans l’hypothèse où la société se trouverait être la cible d’une OPA jugée hostile par le board. Dans leur forme la plus commune, ces droits offrent aux actionnaires de la société cible la possibilité de souscrire à une augmentation de capital à des conditions extrêmement attractives, en acquérant des actions pour la moitié de leur valeur sur un marché règlementé. Il en résulte alors une dilution de la participation de la société initiatrice au capital de la société cible, du fait de l’augmentation de capital à laquelle elle ne peut souscrire. Conçue comme un instrument de défense anti-OPA temporaire, la poison pill vise à contraindre la société initiatrice, dont le maintien de l’offre s’avèrerait ruineux, à négocier les conditions du retrait de l’instrument, en modifiant notamment les conditions de son offre.

       Relevant de la compétence exclusive du board, la décision d’adoption ou de retrait d’une poison pill ne requiert nullement la consultation des actionnaires de la société cible. La Chancery Court du Delaware dans son arrêt Air Products & Chemicals v.  (Air Products & Chemicals, Inc. v. Airgas, Inc., 16 A.3d 48 (Del. Ch. 2011)) réaffirme la passivité des actionnaires quant à la mise en place ou le retrait d’une poison pill dans la lignée de l’arrêt Unocal, et assurant ainsi un large pouvoir discrétionnaire au board. Cet arrêt relance ainsi le débat initié dès 1985 quant à la pertinence d’une telle omnipotence du board (Unocal Corp. v. Mesa Petroleum Co., 493 A.2d 946 (Del. 1985)).

        En l’espèce, la Cour avait à se prononcer sur la légitimé du refus par le board de la société cible Airgas de retirer une  poison pill alors même qu’une majorité des actionnaires avait exprimé leur volonté de céder leurs actions à la société initiatrice. Le board d’Airgas refusait alors de retirer la poison pill, estimant l’offre inférieure à la valeur de la société au regard de ses possibilités sur le long-terme.

        Cet arrêt pose ainsi la question de savoir si les fiduciary duties du board envers la société et les actionnaires requièrent qu’il abandonne ses perspectives à long-terme pour la société, au profit d’une logique de maximisation de l’intérêt à court-terme des actionnaires désirant réaliser une plus-value immédiate sur leurs titres. En outre, cet arrêt relance le débat fondamental de la gouvernance d’entreprise quant à la répartition des pouvoirs qu’il convient d’opérer entre actionnaires et dirigeants, et notamment sur la légitimité d’une domination totale du board aux Etats-Unis en matière de poison pill.

      L’étude comparée de la répartition des pouvoirs entre actionnaires et dirigeants en matière de mise en place et de maintien de mesures de défense anti-OPA en France et aux Etats-Unis apparaît d’un intérêt particulier au vu des positions radicalement opposées adoptées par ces deux systèmes juridiques.  

        Dans cette mesure, il convient d’étudier dans un premier temps la nature du contrôle judiciaire exercé sur la décision du board de maintenir une poison pill en dépit de la volonté des actionnaires de céder leurs titres en cours d’offre (I). Par ailleurs, le droit français réservant, une place maitresse aux actionnaires quant à la décision de s’opposer à une OPA, il convient d’apprécier les justifications avancées par ces systèmes quant à l’adoption de positions opposées (II).

I.        Le contrôle judicaire exercé sur la décision du board de maintenir une poison pill en dépit de la volonté des actionnaires de céder leurs titres au cours de l’OPA

A. Les conflits d’intérêts inhérents à la décision de maintien d’une poison pill en cours d’OPA appellent l’application d’un standard plus rigoureux que celui de la simple business judgment rule

 

        La décision de maintien ou de retrait d’une poison pill face à une OPA relève de la compétence exclusive du board. Néanmoins, les conflits d’intérêts pouvant apparaître au sein de la société cible entre dirigeants et actionnaires face à une OPA ont appelé les juridictions américaines à encadrer l’omnipotence du board. Le lancement d’une OPA vise, en effet, généralement l’acquisition d’un bloc de contrôle. Ainsi, il résulte du succès de l’offre un changement de l’actionnariat majoritaire de la société cible. Ce changement de contrôle ouvre ainsi la possibilité au nouvel actionnaire majoritaire de révoquer les membres du board alors en place afin de nommer de nouveaux dirigeants répondant aux intérêts de la nouvelle majorité. Dans cette mesure, en l’absence de contrôle, la poison pill constituerait un instrument à la disposition des dirigeants en place au moment du lancement de l’OPA afin de se prémunir d’un tel changement de contrôle pouvant aboutir à leur révocation. La défense de la société par le board peut ainsi se faire au détriment des actionnaires désireux de réaliser une plus-value en cédant leurs actions à l’offre.

 

      L’application du standard Unocal afin de limiter l’indépendance du board quant à la décision de priver les actionnaires du droit de céder leurs actions en cours d’OPA  – Le contrôle de la décision du board de maintenir une poison pill en cas d’offre consiste en l’exercice d’une action judiciaire à posteriori, généralement à l’initiative de l’initiateur empêché ou des actionnaires de la société cible. Les modalités de ce contrôle ont été affinées au fil d’une évolution jurisprudentielle, aboutissant au principe selon lequel le standard de la business judgment rule ne peut constituer un standard satisfaisant, car assurant un contrôle trop léger de l’action des dirigeants. Les Cours y ont préféré un standard plus rigoureux s’articulant en deux temps, élaboré pour la première fois dans l’arrêt Unocal. Le board, soumis au standard Unocal, doit alors apporter la preuve qu’il a de bonne foi perçu l’OPA comme une menace pour la société et les actionnaires, puis démontrer la proportionnalité de la mesure défensive adoptée à cette menace.

         Airgas estimait en l’espèce que le standard Unocal n’avait vocation à s’appliquer que dans l’unique hypothèse où des conflits d’intérêts apparaîtraient entre le board et les actionnaires. La présence au sein du board d’administrateurs ayant été nommés par l’initiatrice ainsi que la consultation d’experts extérieurs à la société assurant ainsi l’impartialité du board, il convenait alors, selon Airgas, d’appliquer à sa décision la business judgment rule plutôt que le standard Unocal. Le Chancellor rappelle alors que les conflits d’intérêts sont inhérents à la mise en place de toute mesure de défense anti-OPA. De ce fait, la business judgment rule ne constitue pas un instrument de contrôle suffisamment strict, et offrirait une trop grande indépendance aux dirigeants quant à la décision de priver les actionnaires du droit de céder leurs actions ou non. Dans cette mesure, la preuve de l’indépendance et de l’impartialité du board ayant approuvé une décision de maintien d’une poison pill ne suffit à assurer la légalité d’une telle prise de position. 

 

         La notion de substantive coercion – L’arrêt Airgas se distingue principalement par son application du premier critère du standard Unocal requérant la preuve d’une menace pour la société et les actionnaires, demandant l’instauration de mesures défensives. L’unique menace alléguée par le board consistait en la conjonction d’une offre jugée sous-évaluée et du risque qu’une majorité d’actionnaires n’étant intéressés que par la perspective de réaliser une plus-value immédiate, ne cède ses actions en dépit de la sous-évaluation de l’offre au regard d’une augmentation promise de la valeur de la société sur le long-terme. Le Chancellor, tout en exprimant une réserve personnelle quant à la qualification de menace de l’offre, se dit néanmoins contraint par les precedents de la jurisprudence du Delaware de reconnaître que l’OPA pouvait être qualifiée de menace. Cette qualification dépend de la nature coercitive de l’offre. En l’espèce, le Chancellor reconnaît le caractère substantially coercive de l’offre afin d’approuver la décision du board de maintenir la poison pill en dépit de la volonté des actionnaires. Une offre, pour être qualifiée de substantially coercive, doit à la fois être sous-évaluée au regard de la valeur réelle de la société, et être suivie par les actionnaires en dépit des recommandations du board.

 

B. L’articulation de la prise en compte des perspectives à long-terme de la société avec le standard Unocal

 

        L’arrêt Airgas s’inscrit dans un courant jurisprudentiel tendant à laisser une grande liberté décisionnelle au board dès lors que les board members ne sont pas entrés dans une logique de cession de la société, et s’efforcent de défendre les objectifs élaborés pour la société sur le long-terme. A cet égard, l’arrêt Unitrin (Unitrin, Inc. v. Am. Gen. Corp., 651 A.2d 1361 (Del. 1995)) retient que le droit du Delaware autorise les dirigeants à « protéger les actionnaires d’offres ne reflétant pas la valeur à long-terme de la société ». Suivant une logique similaire, l’arrêt Paramount (Paramount Communications, Inc. v. Time Inc., 571 A.2d 1140 (Del. 1989)) retient que le standard Unocal ne requiert nullement que le board abandonne les projets à long-terme de la société au profit de l’intérêt à court-terme des actionnaires désireux de réaliser une plus-value. La Cour dans Paramount rappelle ainsi la distinction qu’il convient d’opérer entre l’application du standard Unocal et l’application des Revlon duties, imposant au dirigeants de maximiser la plus-value immédiate des actionnaires dans l’hypothèse où la société serait entrée dans une logique de cession, tout projet sur le long-terme ayant été abandonné. La Cour dans Paramount qualifie donc de menace le risque que les actionnaires ne soient à même d’évaluer la valeur réelle de deux offres leur étant faites, offrant leurs titres à la société la plus offrante au détriment d’une offre certes inférieure mais ouvrant de meilleures perspectives sur le long-terme à la société.

        Le caractère substantially coercive de l’OPA en l’espèce émergeait de la composition de l’actionnariat d’Airgas. La présence au capital de la cible d’actionnaires n’ayant acquis des actions que suite à l’annonce de l’intérêt de l’initiatrice pour Airgas, dans l’unique dessein de réaliser une plus-value à court-terme du fait cette annonce. L’intérêt de ces actionnaires s’opposait alors à celui d’actionnaires concernés par les perspectives de la société sur le long-terme.

 

 

II. Le pouvoir discrétionnaire du board quant à la décision de maintien d’une poison pill s’oppose à la place centrale accordée en droit français à l’assemblée générale concernant l’émission de bons d’offre

 

A. Refusant la notion de just say no defense, l’arrêt Airgas accorde néanmoins au board un vaste pouvoir discrétionnaire quant à la décision de maintien d’une poison pill en cours d’OPA

 

        En dépit de l’application du standard Unocal, le board dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire – Le ligne jurisprudentielle qu’illustre les arrêts Paramount et Airgas soulève la question de savoir si elle ne laisse pas une trop grande marge de manœuvre au board quant à son pouvoir d’empêcher les actionnaires de céder leurs actions lors d’une OPA. La volonté du board, arguant de perspectives à long-terme de la société, notamment à l’appui d’un plan élaboré sur cinq ans, prévaut sur la volonté des actionnaires. Ainsi convient-il de s’interroger sur la degré de contrôle réellement exercé sur la décision du board concernant le maintien d’une poison pill contre la volonté des actionnaires, notamment en comparaison avec le standard de la business judgment rule, très respectueux à l’égard des décisions du board. La business judgment rule s’applique aux décisions stratégiques et managériales, pour lesquelles les Cours ne sont compétentes pour en juger l’opportunité.

En dépit de l’application du standard Unocal, plus rigoureux que la business judgment rule, la décision de favoriser les perspectives sur le long-terme de la société, au détriment des actionnaires ayant des intérêts à plus court-terme, apparaît à certains égards comme une décision stratégique sur laquelle les Cours se refusent à exercer un contrôle très accru. 

 

        L’absence de consécration d’une just say no defense – Si la Cour se montre très respectueuse de la décision stratégique du board de ne pas retirer la poison pill, il n’en demeure pas moins qu’elle n’affirme pour autant pas la faculté pour le board de s’opposer sans justification à une OPA. Ainsi, alors même que la preuve d’une menace à l’encontre de la société semble relativement aisée à apporter, la Cour ne valide pour autant pas une just say no defense qui permettrait au board de s’opposer en toutes circonstances à la volonté des actionnaires de céder leurs actions (Simpson Thatcher Memorandum, « Delaware Chancery Court Reaffirms Poison Pill and « Just Say No » Defense in Airgas Takeover Battle », 22 février 2011). Ainsi, la présence d’administrateurs indépendants ayant néanmoins suivi la décision ne conserver la poison pill, ainsi que l’élaboration d’un plan précis sur cinq ans, ont été des facteurs déterminants ayant permis d’appuyer la décision du board en l’espèce. En l’absence de ces éléments, il est probable que la Cour ait tranché en faveur de la société initiatrice.

 

B. La place centrale de l’assemblée générale en droit français quant à la décision d’émission de bons d’offre et les justifications apportées à la répartition des pouvoirs entre dirigeants et actionnaires en France et aux Etats-Unis  

 

          Les bons d’offre : poison pill française – Ce n’est que lors de la transposition de la directive européenne n°2004/25/CE par la loi n°2006-387 du 31 mars 2006 que la France se dote d’un mécanisme similaire à la poison pill en créant les bons d’offre. Désormais, l’article L233-32-I du Code de Commerce dispose que « pendant la période d’offre publique » les dirigeants de la société cible « doivent obtenir l’approbation préalable de l’assemblée générale pour prendre toute mesure dont la mise en œuvre est susceptible de faire échouer l’offre, hormis la recherche d’autres offres ». L’assemblée générale, qui peut déléguer sa compétence au conseil d’administration ou au directoire, est donc bien l’organe décisionnel de principe en matière de mise place de mesure de défense anti-OPA. L’article L233-32-I pose donc un principe de «passivité» des dirigeants en l’absence délégation de l’assemblée générale (M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy. Droit des sociétés, 25ème édition, Litec 2012, p.714).

 

         Les justifications apportées en France et aux Etats-Unis quant à la répartition des pouvoirs opérée entre dirigeants et actionnaires – Posant la compétence de principe de l’assemblée générale en matière d’émission de bons d’offre, le droit français s’inscrit en opposition avec le droit américain. Ces positions diamétralement opposées invitent à s’interroger sur les diverses justifications ayant conduit le législateur français ainsi que la jurisprudence américaine, à opérer une telle répartition des pouvoirs entre dirigeants et actionnaires.

        La compétence de l’assemblée générale en France s’inscrit dans une dynamique de « réappropriation du pouvoir » par les actionnaires au sein des sociétés (Le Fur A-V., « Les bons d’offre : une mesure de défense conforme au gouvernement d’entreprise », Bulletin Joly Bourse, n°6, décembre 2007, p714-726). L’attribution du pouvoir aux actionnaires permet en outre à l’initiateur de déterminer dès le lancement de l’offre si les actionnaires seront désireux de participer à l’offre, et ainsi de déterminer s’il convient ou non de maintenir l’offre.

        L’approche adoptée aux Etats-Unis apparaît comme antinomique dans la mesure où les tender offers sont spécialement conçues comme un moyen pour une société initiatrice de faire directement une offre aux actionnaires en dépit de l’hostilité du board. Une des justifications avancées afin de justifier la compétence exclusive du board repose sur l’idée de collective action problem, selon lequel un actionnariat dispersé, composé de nombreux actionnaires minoritaires, n’a ni la capacité, ni l’incitation nécessaire à négocier avec l’initiateur les conditions de son offre (Kenadjian P., « Décisions de la société initiatrice (avec les établissements financiers) et de la société cible aux Etats-Unis », Petites affiches, 22 novembre 1995 n°140, p.34).

      La notion de collective action problem étant moins prégnante en droit français du fait de la différence de nature de l’actionnariat français tendant à être moins dispersé que l’actionnariat américain, constitue ainsi une des explications possibles à la répartition différente des pouvoirs opérée en France et aux Etats-Unis quant à la décision de résister à une OPA.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

Ouvrages

·      Cozian M., Viandier A., Deboissy F., Droit des sociétés, Litec, 25ème édition, 2012.

 

 

Revues

·      Kenadjian P., « Décisions de la société initiatrice (avec les établissements financiers) et de la société cible aux Etats-Unis », Petites affiches, 22 novembre 1995, n°140, p. 34

·      Le Fur A-V., « Les bons d’offre : une mesure de défense conforme au gouvernement d’entreprise, Bulletin Joly Bourse, décembre 2007, n°6, p714-726.

·      Simpson Thatcher Memorandum, « Delaware Chancery Court Reaffirms Poison Pill and « Just Say No » Defense in Airgas Takeover Battle », 22 février 2011.

 

 

Jurisprudence

·      Air Products & Chemicals, Inc. v. Airgas, Inc., 16 A.3d 48 (Del. Ch. 2011)

 

·      Paramount Communications, Inc. v. Time Inc., 571 A.2d 1140 (Del. 1989)

 

·      Unitrin, Inc. v. Am. Gen. Corp., 651 A.2d 1361 (Del. 1995)

 

·      Unocal Corp. v. Mesa Petroleum Co., 493 A.2d 946 (Del. 1985)