L’arrêt Bulkhaul Limited v. Rhodia Organique Fine Ltd (Court of Appeal (Civil Division) 18 Décembre 2008, [2008] EWCA Civ 1452) sur l’obligation de minimiser son dommage, par Alexandra Tymen

Les faits ayant donnés lieu à cet arrêt sont les suivants : en mars 1999, la société Bulkhaul signe un contrat de location de 18 navires avec la société Rhodia. Les navires sont munis de cuves construites sur mesure pour transporter un produit chimique particulièrement toxique produit par Rhodia. La durée du contrat est de 10 ans. En 2004, Rhodia diminue la production de ce produit chimique et décide de mettre fin prématurément au contrat. En mars 2006, le tribunal de commerce de Leeds (Leeds Mercantile Court) établit la responsabilité contractuelle de Rhodia et octroie des dommages intérêts à Bulkhaul. Pour calculer le montant des dommages intérêts, le juge de première instance a déduit du montant des loyers restant dus jusqu’au terme initialement prévu du contrat le prix que le demandeur aurait pu retirer de la vente des cuves, si elle avait eu lieu. En effet, le juge a considéré que les cuves, ayant une durée de vie de 10 ans, avaient en 2004 une valeur résiduelle qui ne pouvait être négligée par le demandeur. Ce dernier n’avait donc pas intérêt à conserver les cuves et aurait dû chercher à les revendre ou les relouer dès que possible suite à la rupture du contrat par son cocontractant, afin de minimiser son dommage. Le juge a notamment pris en compte une offre d’achat, qui avait été faite au demandeur antérieurement à la rupture du contrat, pour établir la valeur des cuves et le montant de la perte qui aurait pu être évitée. L’offre était de 20.000 £ par navire. Le juge a considéré que la vente coûterait 2.000 £ par navire. A donc été déduite des dommages-intérêts dus une somme de (18 X 18.000) 324.000 £.

En appel, le demandeur critique cette évaluation et considère que les preuves ne sont pas suffisantes pour établir l’existence d’un marché adéquat et la valeur réelle des cuves. En effet, l’obligation de minimiser son dommage pesant sur le demandeur est circonscrite et limitée car le demandeur ne doit prendre que des mesures raisonnables pour tenter de minimiser sa perte. Une appréciation du caractère raisonnable des démarches entreprises par le demandeur doit donc être faite. En l’espèce, ce dernier considère qu’étant donné l’état du marché, il ne lui était pas possible de revendre les cuves et, à titre subsidiaire, qu’il n’est pas possible d’établir de manière certaine le montant de la vente hypothétique. Il réclame donc à titre de dommages-intérêts l’intégralité des loyers impayés jusqu’au terme prévu du contrat.

Ainsi, la question qui se pose à la Cour d’appel concerne l’étendue du pouvoir du juge dans l’appréciation des éléments de preuve qui lui sont apportés pour établir les éléments déterminants quant à l’évaluation du caractère raisonnable du comportement du demandeur. Les juges d’appel ont considéré que les éléments de preuve étaient suffisants pour établir la défaillance du demandeur dans ses démarches pour minimiser son dommage et l’appel a été rejeté. Cet arrêt rappelle donc l’existence de l’obligation pour un demandeur mettant en jeu la responsabilité contractuelle de son cocontractant de minimiser son dommage (I) puis précise l’étendue du pouvoir d’appréciation du juge lors de l’analyse du comportement du demandeur dans ses démarches pour minimiser son dommage (II).

 

I/ L’obligation de minimiser son dommage

 

Dans cet arrêt, les juges du fond et les juges d’appel font application de l’exigence demitigation of damages (A) qui est inconnue du droit français (B).

 

A/ L’application de lexigence demitigation of damages

 

Dans le jugement de première instance, le juge a déduit des dommages intérêts dus prima facie(i.e. les loyers restants dus) la somme qui aurait pu être économisée par le demandeur s’il avait entrepris les démarches adéquates pour vendre les cuves objets du contrat. Ce raisonnement consiste en l’application du principe de droit anglais de mitigation of damages. Ce principe signifie qu’il pèse sur le demandeur à une action en responsabilité contractuelle une obligation d’entreprendre des démarches « raisonnables » dans le but de minimiser son préjudice découlant de la faute contractuelle de son cocontractant. Il ne peut ainsi réclamer de dommages intérêts pour une perte qui aurait pu être évitée. Le principe a été établi pour la première fois en 1912 dans l’arrêt British Westinghouse Electric and Manufacturing Co. Ltd v. Underground Railways Co. of London(1912, AC 673). Lord Viscount Haldane expliquait alors que le principe de réparation intégrale du préjudice était tempéré par celui de mitigation of damages. Précisant les contours de ce principe, Lord Viscount Haldane ajoutait qu’il ne pesait pas sur le demandeur l’obligation d’entreprendre des démarches qu’un homme raisonnable et prudent n’aurait pas prises dans le cadre du cours normal de son activité commerciale. Il a par la suite été jugé (Banco de Portugal v. Waterlow, 1932, AC 452), que si, lors de ces démarches, la perte subie par le demandeur était aggravée, les dommages-intérêts octroyés devaient couvrir cette perte supplémentaire. Le demandeur est donc incité à minimiser son dommage. Si le juge considère que de simples mesures auraient suffi à compenser partiellement, voire totalement, son dommage, le demandeur ne sera pas susceptible de réclamer la totalité des dommages-intérêts couvrant sa perte. En l’espèce, le principe en lui-même n’est pas remis en cause par le demandeur à l’appel. Toutefois, nous verrons que ce dernier affirme que le principe doit être écarté, dans la mesure où il n’est pas possible d’établir que des démarches auraient pu être entreprises dans le but de réduire son dommage. Cet arrêt ne bouleverse pas l’état du droit positif anglais, mais rappelle l’existence d’un principe centenaire, qui s’applique aussi bien en matière de responsabilité contractuelle que de responsabilité délictuelle.

B/ Une notion inconnue du droit français

En faisant application de ce principe, les juges anglais font non seulement application d’une jurisprudence constante dans leur système mais sont aussi en conformité avec une majorité des autres systèmes juridiques européens (Allemagne : article 254(2) du BGB ; Italie : article 1227 (2) du Code civil ; Belgique : le principe est d’origine prétorienne et fondé sur la notion « d’abus de droit », voir par exemple Cass. 14 mai 1992, n° Justel : F-19920514-171, n° de rôle : 9336). Cette application est aussi conforme aux Principes européens du droit des contrats (articles 9:505 (1) et (2)). En outre, le même principe d’obligation de minimiser son dommage est également préconisé par les Principes UNIDROIT (articles 7.4.8. (1) et (2)) portant sur les contrats commerciaux internationaux. Enfin, la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises établit également ce principe. Il est donc d’autant plus frappant que la France continue à refuser d’appliquer ce principe, que ce soit en matière délictuelle ou contractuelle. Ce refus est régulièrement réitéré par la Cour de Cassation (Cour de Cassation, Civ. 2ème, 19 juin 2003, n° 00-22.302,Xhauflaire v. Decreptet Dibaoui v. Flamand; Cass. Civ. 2ème, 22 janv. 2009, n° 07-20.878, n° 08-10.392, Cortese v. Fonds de garantie des Victimes des Actes de Terrorisme et d'autres Infractions ; caisse primaire d'assurance maladie de la Haute Garonne). Si la plupart des décisions en ce sens ont été rendues en matière délictuelle, il apparaît clairement que la même solution serait appliquée en matière contractuelle (S. Le Pautremat, « Mitigation of damage : a French perspective », I.C.L.Q. 2006, 55(1), 205-217). En effet, dans les arrêts précités, la Cour de Cassation a choisi délibérément de fonder ses décisions sur l’absence d’obligation de minimiser son dommage alors que d’autres fondements auraient pu être utilisés. En outre, les décisions de 2003 ont été largement diffusées. Enfin, de nombreux concepts sont communs à l’ensemble du droit de la responsabilité, que cette dernière soit contractuelle ou délictuelle. L’approche anglaise, largement partagée par les autres systèmes, a l’avantage d’être porteuse d’un certain dynamisme et d’une certaine efficacité économique. Les arguments avancés en faveur de cette solution sont de nature morale, sociale et économique, or les arguments économiques sont souvent étrangers au droit français. Toutefois, il est possible de plaider en faveur de l’introduction de l’obligation de minimiser son dommage en droit français. Il est souvent expliqué que cette obligation priverait le demandeur de la possibilité de réclamer l’exécution en nature du contrat. Or, l’exemple de la Convention de Vienne sur la vente internationale est frappant en ce qu’elle adopte à la fois le principe de mitigation of damages et le principe de « civil law » d’exécution en nature. La coexistence des deux principes n’est donc pas impossible. Il faut ensuite préciser qu’aucun texte légal ne s’oppose explicitement à l’application de ce principe en droit français. En outre, en droit français le principe de la réparation intégrale est parfois contourné, par exemple lorsque la faute de la victime vient réduire le montant des dommages-intérêts, ou bien dans le cadre de clauses limitatives de responsabilité. Ce principe n’est donc pas un obstacle insurmontable à l’introduction de l’exigence de mitigation of damages. Par ailleurs, il ne faut pas se méprendre sur la nature de la réparation induite par la responsabilité contractuelle, elle n’a pas de valeur punitive pour l’auteur de la faute : elle se contente de dédommager la victime. Réduire la réparation de la victime sur le fondement de l’obligation de minimiser son dommage n’est donc pas contraire à la véritable nature de la responsabilité contractuelle ou délictuelle. Enfin, les juges français sont amenés à appliquer ce principe lorsque le contrat litigieux entre dans le champ d’application de conventions internationales contenant cette obligation et l’écartent dans les autres cas. Ce refus d’intégrer la notion de mitigation of damages pose donc également un problème de cohérence.

 

Dans cet arrêt, après avoir rappelé implicitement l'obligation de minimiser son dommage, les juges définissent la façon dont les juges du fond doivent apprécier le comportement du demandeur, soumis à cette obligation.

II/ L’appréciation par les juges du comportement du demandeur

Cette appréciation est factuelle : le juge se fonde se fonde sur un certain nombre d’indices (A), ce qui autorise une certaine souplesse (B).

A/ Les indices utilisés par le juge

Le fait de déterminer si des démarches raisonnables ont été entreprises ou non dépend toujours des faits de l’espèce. Le juge doit donc se livrer à une analyse casuistique et la plupart du temps économique des preuves qui lui sont rapportées. En l’espèce, les juges ont minutieusement retracé les différentes étapes de la relation unissant les deux cocontractants. Les juges du tribunal de commerce constatent tout d’abord que le prix des cuves neuves a augmenté depuis la date de la signature du contrat et en déduisent qu’une telle augmentation entraîne nécessairement une augmentation de la demande des cuves de seconde main et une augmentation de leur prix. Ils soulignent également les nombreux acheteurs potentiels qui ont été contactés par Rhodia. Bulkhaul a systématiquement refusé de communiquer avec ces repreneurs potentiels ou a imposé des conditions trop strictes au regard du marché, telles qu’un prix élevé ou la vente de la totalité des cuves. Les juges prennent donc en compte des éléments purement économiques pour établir l’existence d’un marché et la valeur des cuves et, partant, la carence du demandeur en ce qui concerne son obligation d’effectuer des démarches visant à minimiser son dommage. Ils vont ensuite écarter les trois principales objections de l’appelant. Ce dernier  considère que son activité habituelle étant la location de navires, il n’était pas en position pour revendre les cuves. Par ailleurs, il fait valoir que ses clients habituels ne sont pas des producteurs de produits chimiques. Enfin, il avance l’argument selon lequel les cuves, n’ayant pas d’autre utilisation possible, sont particulièrement difficiles à vendre.  Les juges de première instance se livrent à une analyse très factuelle de l’espèce et finalement assez lapidaire en se contentant de constater que de tels arguments étaient inopérants et n’étaient pas des obstacles insurmontables à la vente. Les juges de la Cour d’appel ont consciencieusement repris toutes les étapes de leur raisonnement et les ont successivement approuvées. Cette reprise quasi intégrale renforce la valeur du raisonnement suivi en première instance. Ainsi, l’on constate qu’une large marge d’appréciation est laissée aux juges. L’obligation pesant sur le demandeur apparaît comme une règle de calcul des dommages-intérêts que ce dernier a tout intérêt à suivre pour s’assurer la meilleure indemnisation possible. Elle amène toutefois les juges à prendre en considération des éléments purement économiques.

B/ Une appréciation souple

On constate que le juge est amené à analyser les moindres détails de l’affaire. L’analyse peut paraître fastidieuse. De plus, les éléments analysés sont de nature économiques. On peut donc s’interroger sur l’aptitude des juges à évaluer des éléments économiques pour en tirer des conséquences juridiques. Toutefois, cette souplesse a également des avantages. En effet, elle permet aux juges de fixer le standard de « démarches raisonnables » avec souplesse, en ne sanctionnant que les cas les plus flagrants de comportements abusifs. Ainsi, l’on constate qu’en laissant une large marge d’appréciation aux juges du fond quant au comportement du demandeur, la crainte de voir les victimes subir une contrainte trop lourde et de limiter leur liberté d’agir en justice est écartée. De telles considérations jouent en faveur de l’introduction du principe d'obligation de minimiser son dommage en droit français. Certains juges du fond ont tenté de se livrer à une telle analyse économique (CA Agen, chambre civile, 4 septembre 2007,n° 04-00.144, Cortese c/ Fonds de garantie des Victimes des Actes de Terrorisme et d'autres Infractions). Et l’on constate que les motivations sous-jacentes peuvent être louables. En effet, l’objectif est celui d’une véritable efficacité économique du contrat et, in fine, de privilégier l’intérêt de la société au détriment de celui de l’individu, c’est-à-dire de donner un vrai rôle moteur au contrat dans l’économie. Toutefois, de telles tentatives sont pour l’instant censurées par la Cour de Cassation (Cass. Civ., 2ème, 22 janv. 2009, n° 07-20.878, n° 08-10.392, Cortese c/ Fonds de garantie des Victimes des Actes de Terrorisme et d'autres Infractions; caisse primaire d'assurance maladie de la Haute Garonne). L’état du droit positif français changera peut-être, non pas sous l’impulsion du juge, mais sous celle du législateur (cf. l’article 1373 de l’Avant-projet Catala).

BIBLIOGRAPHIE:

  • Boyer A., « Mitigation ou la victime soumise à "la question" - A propos de Cass. 2e civ., 22 janv. 2009 », n° 07-20.878, n° 08-10.392, Cortese c/ Fonds de garantie des Victimes des Actes de Terrorisme et d'autres Infractions; caisse primaire d'assurance maladie de la Haute Garonne,  Gaz. Pal., 2009, n° 191/192, p. 6.
  • Cabrillac R., Droit des Obligations, Dalloz, Paris, 2008
  • Le Pautremat, S., « Mitigation of damage: a French perspective », I.C.L.Q., 2006, 55(1), 205-217
  • Moretau O., Droit anglais des affaires, Dalloz, Paris, 2000
  • Pool J., Textbook on Contract law, Oxford University Press, 2008
  • Whincup M. H., Contract Law and Practice, Kluwer law International, New York 2006