L’article 5§7 de l’accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires et le principe de précaution : variations sur la notion de précaution, par Leïla Noisette
L’article 5§7 de l’accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires semble cristalliser les différends entre les Etats-Unis et l’Europe sur la notion de précaution en matière de santé. En réalité, l’adoption de mesures basées sur la précaution est aussi strictement encadrée par le principe de précaution européen qu’en vertu de l’article 5§7. Au-delà de ces mesures, la précaution est prise en compte dans toute analyse des risques. Mais des divergences d’interprétation concernant les modalités du rôle de la science, notamment dans le cadre de l’article 5§7, persistent.
« Precaution is for European », titrait le New York Times le 18 mai 2003 (article de LOEWENBERG S.). Cette idée que les Européens défendent avec acharnement un principe de précaution très souple face à des Américains à la recherche de l’innovation et du profit à tout prix est très répandue.
La précaution permet d’anticiper en régulant un évènement qui n’est pas encore arrivé, et dont la réalisation n’est que potentielle (STOLL and STRACK, « Commentary of the article 5 SPS », p.459). Un principe juridique de précaution s’est développé en droit de l’environnement. Au sein de l’Union Européenne, ce principe a été autonomisé par les juridictions communautaires (CJCE, affaires Royaume-Uni c/ Commission, C-180/96 et National Farmer’s Union, C-157/96, du 5 mai 1998 ; TPICE, Laboratoires pharmaceutiques Bergaderm S.A. et JJ Goupil c/ Commission, 16 juillet 1998, T-199/96) puis par la Commission (Communication de la Commission sur le recours au principe de précaution du 2 février 2000), pour permettre aux Etats d’agir en matière de santé publique dans des cas où les risques pour la santé humaine ne sont pas encore scientifiquement prouvés. L’Europe défend la reconnaissance de ce principe en tant que principe général du droit international, ce qui est contesté par les Etats-Unis et par l’organisme de règlement des différends de l’Organisation Mondiale du Commerce. Ce dernier a du prendre position à deux reprises sur demande des Etats-Unis, dans l’affaire du bœuf aux hormones élevé aux Etats-Unis que l’Europe refusait d’importer (ORD, organe d’appel, Communautés Européennes – Mesures concernant les viandes et les produits carnés, 16 janvier 1998, ci-après Hormones), et dans celle du moratoire de fait européen sur les organismes génétiquement modifiés (ORD, groupe spécial, Communautés Européennes – Approbation et commercialisation des produits biotechnologiques, 29 septembre 2006, ci-après Produits biotechnologiques).
C’est dans le cadre de l’accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS) que semblent se cristalliser les désaccords entre les Etats-Unis et l’Europe sur la mise en œuvre de la précaution. Cet accord adopté dans le cadre de l’OMC s’applique aux mesures prises par les Etats pour lutter, entre autres, contre les risques sanitaires issus des produits alimentaires (JOURDAIN-FORTIER, Santé et Commerce International, p.479). Son but est de réduire les entraves au commerce multilatéral qui peuvent découler des mesures prises par un Etat pour protéger la santé de sa population, d’éviter que de telles mesures ne servent des buts protectionnistes. En vertu de cet accord, une mesure étatique restreignant le commerce pour des raisons sanitaires n’est légitime aux yeux de l’OMC que si elle repose sur des preuves scientifiques suffisantes (art.2§2), résultats d’une évaluation des risques (art.5§1). Seule l’exemption prévue à l’article 5§7 reconnait qu’un Etat peut faire face à une situation dans laquelle il doit agir pour éliminer un risque sans attendre une preuve scientifique confirmant son existence ou son étendue (STOLL and STRACK, op.cit., p.458) et reflète ainsi des éléments de la notion de précaution (ORD, Hormones, §124). Cette possibilité est cependant encadrée par des conditions rigoureuses.
La limite parfois étroite entre mesure de protection de la santé et mesure à but protectionniste et les enjeux financiers rendent les débats particulièrement épineux. C’est le cas en matière d’organismes génétiquement modifiés (OGM), produits majoritairement par des entreprises américaines. Le différend en la matière sur l’interprétation de l’article 5§7 de l’accord SPS laisse à penser, au premier abord, que les Etats-Unis et l’ORD rejettent complètement le principe de précaution. Cependant, dans les années 70, les politiques américaines introduisaient déjà la notion de précaution, alors qu’en Europe, cet engouement pour le principe de précaution n’est apparu qu’avec l’affaire de la vache folle dans les années 90 (WHITESIDE, Precautionary Politics, p.61). L’opposition des Etats-Unis et de l’OMC à l’interprétation européenne de l’article 5§7 SPS et à l’application du principe de précaution en droit européen reflète-t-elle vraiment un rejet du principe de précaution ou de la notion de précaution elle-même ? Ces différentes politiques reposent-elles réellement sur des différences sur le plan juridique ?
On observe tout d’abord que les applications de l’article 5§7 et du principe de précaution au sein des Communautés Européenne encadrent toutes deux strictement la mise en œuvre de la précaution (I). En outre, une « precautionary approach » pour les mesures qui n’entrent pas dans le cadre de l’art.5§7 est également acceptée et encouragée par les différentes parties (II). Cependant, les divergences qui persistent quant à l’application de l’article 5§7 reflètent encore une opposition théorique assez importante (III).
Une application très encadrée du principe de précaution par l’article 5§7 SPS ainsi qu’au sein des Communautés Européennes
L’article 5§7 SPS semble au premier abord bien plus contraignant que le principe de précaution tel qu’appliqué au niveau européen. En réalité, la Commission et la CJCE ont également mis en place des conditions strictes pour encadrer le recours à ce principe.
L’article 5§7 pose quatre conditions à son application : il doit s’agir d’une situation dans laquelle 1) il n’y a pas de preuve scientifique suffisante, mais 2) assez d’informations pertinentes sur lesquelles s’appuyer pour prendre la mesure ; une fois la mesure « provisoirement » adoptée, l’Etat doit 3) s’efforcer d’obtenir des informations supplémentaires afin de 4) réévaluer les risques, et ainsi réexaminer la mesure dans un délai raisonnable. La preuve scientifique garde donc une importance notable puisque l’article n’est pas invocable en cas d’absence de preuve, mais seulement d’insuffisance. Cela est renforcé par l’exigence de renseignements pertinents, et le fait qu’une évaluation « plus objective », et pas seulement objective, soit exigée ensuite (ERBEN, Das Vorsorgegebot im Völkerrecht, p.171). De plus, l’obligation de rechercher des renseignements additionnels, bien qu’étant théoriquement une obligation de moyen, a des conséquences juridiques directes sur la mesure en cause. L’Etat doit examiner « en conséquence » la mesure, ce qui laisse entendre qu’en l’absence de nouvelle preuve scientifique, elle doit être annulée. Cela renforce le caractère provisoire des mesures prises en vertu de cet article.
Cependant, les conditions de mise en œuvre du principe de précaution au sein des Communautés Européennes ne diffèrent pas considérablement de celles de l’OMC (SCOTT, Commentary of the SPS Agreement, p.128). Les Communautés Européennes appliquent une version relativement modérée du principe de précaution (BUTTON, The Power to Protect, p.128), et ne l’érige pas en remplacement du système d’évaluation des risques. Le Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes (TPICE) a précisé l’encadrement du principe de précaution en droit communautaire dans deux affaires concernant une décision du Conseil de l’Union Européenne de retirer du marché certains antibiotiques animaliers. Deux laboratoires considéraient que cette décision ne reposait que sur des considérations politiques (BOY L., CHARLIER C., RAINELLI M., REIS P., « La mise en œuvre du principe de précaution dans l’accord SPS de l’OMC », 2003). Le TPICE a indiqué qu’une mesure ne saurait être « fondée sur de simples suppositions scientifiquement non encore prouvées » (TPICE, affaires Alpharma c/ Conseil, T-70/99, p.140 et Pfizer c/ Conseil, T-13/99 p.119, 11 septembre 2002, ci-après Alpharma et Pfizer). Il exige donc une évaluation des risques et « une information suffisamment fiable et solide » (TPICE, Pfizer, p.162). D’autre part, la Commission affirme que « des recherches scientifiques doivent être poursuivies, en vue de procéder à une évaluation scientifique plus avancée ou plus complète » (Communication de 2002, point 6.3.5). L’idée de John D. Graham (ancient administrateur de l’Office of Regulatory Affairs of the Office of Management and Budget des Etats-Unis en 2002), selon laquelle, en Europe, « any technological innovation cannot be adopted unless and until it is proven to be completely safe », est donc à nuancer. On retrouve en fait au sein des Communautés Européennes un encadrement très semblable à celui de l’article 5§7 SPS.
Une volonté commune d’intégrer une forme de précaution à toutes les mesures sanitaires et phytosanitaires
Les mesures prises en vertu de l’article 5§7 SPS sont provisoires. Il existe un certain consensus sur le fait qu’une « precautionary approach » doit également être respectée lors de l’adoption de mesures permanentes (ERBEN, op.cit., p.165).
Dans un rapport de 1999, la Food and Agriculture Organization des Nations Unies (FAO) rappelle que la précaution « has been and should remain an essential element of risk analysis ». C’est également l’idée de base de l’accord SPS. Selon l’article 2§2, une mesure sanitaire doit être basée sur des « principes scientifiques » et ne peut être maintenue sans « preuves scientifiques suffisantes ». Ces éléments scientifiques doivent être déterminés par une évaluation scientifique en vertu de l’article 5§1. Mais cette évaluation est définie comme une évaluation de « la probabilité de l’entrée … » ou « des effets négatifs que pourrait avoir sur la santé des personnes et des animaux la présence d’additifs … » (accord SPS, Annexe A, nr.4). Si le risque potentiel doit être prouvé scientifiquement, il n’est pas nécessaire d’apporter une certitude absolue quant à la réalisation du risque (ERBEN, op.cit., p.168). En droit américain, la Food and Drug Administration prend en compte un certain degré d’incertitude lors de l’étude des analyses de risques (WHITESIDE, op.cit., p.65).
Un désaccord subsiste en ce qui concerne le moyen d’intégration de la précaution. Les Communautés Européennes souhaiteraient que le principe de précaution soit utilisé comme principe général du droit international lors de l’interprétation des dispositions de l’accord SPS. Cette vision a été rejetée par l’organe d’appel lors des affaires Hormones et Produits biotechnologiques. Il rappelle que le principe de précaution, s’il peut être pris en compte, ne peut en aucun cas permettre d’aller à l’encontre des articles 2§2 et 5§1 (MAKATSCH, Gesundheitsschutz im Recht der Welthandelorganisation, p.133). Les Etats-Unis et le Canada estime que ce serait inutile puisque le principe de précaution a déjà été intégré dans les mécanismes d’évaluation des risques (BUTTON, op.cit., p.131). Cette position semble confirmée par le fait qu’il n’y a pas de différence générale de niveau de protection entre les Etats-Unis et l’Europe. Les différences s’observent au cas par cas, et ce n’est pas systématiquement en Europe que la protection est la plus élevée (BUTTON, op.cit., p.126).
On peut tout de même noter que le cantonnement aux mécanismes de l’évaluation des risques laisse tout reposer sur les experts scientifiques des entreprises qui souhaitent mettre leurs produits sur le marché (JOURDAIN-FORTIER, op.cit., p.489). En effet, les organisations non-gouvernementales et les gouvernements n’ont pas les moyens de financer des études à long terme pour contrer les analyses privées (DUFOUR, « Les OGM à l’OMC : résumé critique du rapport du groupe spécial dans l’affaire CE-Produits biotechnologiques », p.299), alors que de telles études seraient plus enclines à la précaution et à la protection de la santé humaine.
La persistance de divergences théoriques profondes
Si les affirmations catégoriques sont donc à nuancer, il n’en reste pas moins certaines différences entre les acceptations de la notion de précaution. Ces différences, si elles ont pour l’instant peu d’impact en pratique, sont essentielles sur le plan théorique, et révèlent de réelles divergences, notamment sur les modalités de prise en compte de la science.
La Commission Européenne reproche notamment à l’accord SPS tel qu’appliqué par l’ORD de ne pas être assez flexible. En effet, l’accord pose une limite nette entre preuves suffisantes, et insuffisance de preuves (BUTTON, op.cit., p.132). Dans le second cas, une mesure de précaution sera possible, mais seulement de façon provisoire (art.5§7), alors que dans le premier, une mesure permanente pourra être prise, mais nécessitera une certaine certitude scientifique (art.5§1). L’accord part ainsi du principe qu’il n’y a pas d’incertitude à laquelle on ne peut pas remédier (STOLL and STRACK, op.cit., p.464). En réalité, il est des situations dans lesquelles l’incertitude perdure, en tout cas au-delà du « délai raisonnable » au sens de l’accord. La Commission Européenne estime donc que le « délai raisonnable » devrait être déterminé par l’évolution des connaissances scientifiques, et non pas par des considérations temporelles (BUTTON, op.cit., p.132).
De plus, selon l’interprétation de l’ORD, l’article 5§7 n’est applicable qu’en cas d’insuffisance de preuves scientifiques, et pas en cas « d’incertitude scientifique » (DUFOUR, op.cit., p.297). Si une évaluation a déjà été effectuée, même en cas d’éléments nouveaux, elle continuera à constituer une preuve scientifique aux yeux de l’ORD. Ainsi, tant que ces nouveaux éléments n’ont pas été prouvés scientifiquement, il est impossible de mettre en doute la première analyse et de basculer dans une situation d’insuffisance de preuves. Etant donné la faiblesse des moyens publics pour effectuer une évaluation scientifique des risques, il est rare de pouvoir contrer les analyses existantes, en tout cas à court terme.
Enfin, les Communautés Européennes ont cherché à introduire un aspect subjectif dans l’évaluation d’une mesure prise par un Etat. Elles ont avancé, lors de l’affaire Produits biotechnologiques, qu’il fallait prendre en compte, au stade de l’évaluation des risques, le niveau de protection choisi par l’Etat. En effet, l’accord SPS permet aux Etats de se doter d’un niveau de protection plus élevé que les standards internationaux (art.3§3). Selon le Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes en 2002 (affaires Alpharma et Pfizer), si un Etat a fixé un niveau de risque qu’il considère acceptable, l’impossibilité de compléter une évaluation des risques ne doit pas l’empêcher de prendre des mesures de protection (ALEMANNO, « Principe de précaution et légalité par les juridictions communautaires », p.1527). Le groupe spécial, dans l’affaire Produits biotechnologiques, a cependant refusé cette argumentation. Il est compréhensible que les Etats membres de l’OMC n’aient pas souhaité introduire des considérations politiques au détriment du rôle de la science (DUFOUR, op.cit., p.303). Cependant, cela rend très difficile une réelle mise en œuvre d’un niveau de protection plus élevé que les standards internationaux.
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES
BUTTON C., The Power to Protect, Trade, Health and Uncertainty in the WTO, Hart Publishing, Portland, 2004,
ERBEN C., Das Vorsorgegebot im Völkerrecht, Duncker & Humblot, Berlin, 2005,
JOURDAIN-FORTIER C., Santé et Commerce International, Contribution à l’étude de la protection des valeurs non marchandes par le droit du commerce international, Litec, 2006,
MAKATSCH T., Gesundheitsschutz im Recht der Welthandelorganisation (WTO), Die WTO und das SPS-Übereinkommen im Lichte von Wissenschaftlichkeit, Verrechtlichung und Harmonisierung, Dunckler & Humblot, Berlin, 2004,
SCOTT J., The WTO Agreement on Sanitary and Phytosanitary Measures, A Commentary, Oxford University Press, New York, 2007,
WHITESIDE K.H., Precautionary Politics, Principle and Practice in Confronting Environmental Risk, The MIT Press, Cambridge Massachusetts, 2006.
ARTICLES
ALEMANNO A., « Principe de précaution et légalité par les juridictions communautaires », Recueil Dalloz 2007, p.1527,
BOY L., CHARLIER C., RAINELLI M., REIS P., « La mise en œuvre du principe de précaution dans l’accord SPS de l’OMC », Revue économique, vol.54, n°6, novembre 2003, pp.1291 à 1301,
DUFOUR G., « Les OGM à l’OMC : résumé critique du rapport du groupe spécial dans l’affaire CE-Produits biotechnologiques », Revue Québécoise du Droit International 2007, p.281,
STOLL P.-T. and STRACK L., Commentary of the article 5 SPS, in WTO – Technical Barriers and SPS Measures, edited by WOLFRUM R., STOLL P.-T., and SEIBERT-FOHR A., Martinus Nifhoff Publishers, Leiden, 2007, pp. 435 à 468.
JURISPRUDENCE
CJCE, Royaume-Uni c/ Commission, C-180/96, 5 mai 1998,
CJCE, National Farmer’s Union, C-157/96, 5 mai 1998,
TPICE, Laboratoires pharmaceutiques Bergaderm S.A. et JJ Goupil c/ Commission, T-199/96, 16 juillet 1998,
TPICE, Alpharma c/ Conseil, T-70/99, 11 septembre 2002,
TPICE, Pfizer c/ Conseil, T-13/99, 11 septembre 2002,
ORD, organe d’appel, Communautés Européennes – Mesures concernant les viandes et les produits carnés, 16 janvier 1998,
ORD, groupe spécial, Communautés Européennes – Approbation et commercialisation des produits biotechnologiques, 29 septembre 2006.