L’avant-projet de loi dite de Protection de la Sécurité Citoyenne en Espagne : Vers un recul des libertés fondamentales ?
Dans le cadre de la politique menée par l’Union européenne qui vise à assurer l’avenir économique de l’Europe, les politiques de rigueurs et les mesures d’austérité fleurissent de toute part. Parallèlement, se développent des mouvements de contestation sociale de lutte contre ce qui est perçu comme un recul des droits et libertés fondamentales. Nils Muiznieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, a encore rappelé dernièrement qu’il incombe aux Etats membres de garantir que les mesures d’austérité qu’ils adoptent respectent les principes de proportionnalité, de non-discrimination et de temporalité, c’est-à-dire que ces mesures s’inscrivent dans un cadre temporaire. Par cette recommandation, le Conseil critique l’usage disproportionné de la force policière contre des manifestations anti-austérité qui se sont déroulées en Espagne.
Depuis plusieurs mois, l’Espagne est secouée par une recrudescence des mouvements contestataires face au gouvernement conservateur de Mariano Rajoy[1]. L’arrivée au pouvoir du Parti Populaire était fortement attendue après l’échec du gouvernement Zapatero à sortir le pays d’une crise économique sans précédent. Ces derniers mois se sont illustrés par une multitude de réformes qui laissent planer le doute sur un éventuel retour en arrière et sur la fragilité de la démocratie espagnole. En effet, le vaste plan d’austérité développé par le gouvernement Rajoy atteint tous les domaines et se manifestent surtout par des coupes budgétaires dans l’éducation et la santé. On peut citer plus spécifiquement deux exemples de réformes annoncées par le gouvernement qui font actuellement trembler le pays : le cas de la réforme de l’avortement qui entraine un retour en arrière de 30 ans et contre laquelle il existe une forte mobilisation en Espagne mais aussi dans d’autres pays, et l’avant-projet de loi dite de Protection de la Sécurité Citoyenne[2] qui n’est pas sans rappeler les années sombres de l’Espagne franquiste.
Le 29 novembre dernier l’avant-projet de loi dite de Protection de la Sécurité Citoyenne (LOPSC) a été adopté en Conseil des ministres. Le projet de loi prévoit de lourdes amendes selon trois degrés d’infractions - légères, graves et très graves - allant de 100 euros à 600.000 euros. Ses détracteurs l’ont rebaptisée Loi bâillon (Ley Mordaza en espagnol) car elle violerait les libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, de réunion et d’information. En remettant en question des droits fondamentaux reconnus dans la Constitution espagnole de 1978 (I), cet avant-projet de loi laisse également planer le doute sur les conséquences qu’il implique au niveau procédural car la bonne administration de la justice se retrouverait ainsi mise en péril (II).
I. Le recul des droits fondamentaux en Espagne : conséquence de réformes conservatrices
La violation des droits fondamentaux ancrés dans la Constitution espagnole de 1978 est l’une des fortes critiques adressées à cet avant-projet (A). Le gouvernement durcit en effet sa politique d’austérité en criminalisant directement les mouvements de contestation sociale et donc, par conséquent les citoyens, contrairement à ce que laisserait entendre le titre de l’avant-projet (B).
A. L’avant-projet de loi dite de Protection de la Sécurité Citoyenne : vers l’inconstitutionnalité d’une loi liberticide ?
L’avant-projet de loi vise à remplacer la loi en vigueur, la loi 1/1992 du 21 février 1992, de Protection de la Sécurité Citoyenne, mieux connue sous le nom de « Loi Corcuera » du nom du ministre de l’Intérieur de l’époque. La loi Corcuera avait elle-même fait polémique et avait était surnommée la « la loi du coup de pied dans la porte » car elle permettait aux forces de l’ordre de pénétrer un domicile sans autorisation judiciaire. Le Tribunal Constitutionnel espagnol avait d’ailleurs déclaré un de ses articles inconstitutionnels avant que la loi ne soit modifiée[3]. Alors que la loi de 1992 était composée de 39 articles, le nouveau projet en contient 55 et le nombre d’infractions très graves passe de 10 à 21. La loi Corcuera disposait que la police peut dissoudre des manifestations si au sein de celles-ci des délits spécifiques sont commis, ou si l'ordre public est altéré, constituant alors un danger pour des personnes ou des biens. L’avant-projet de loi va plus loin en réglementant les tenues des manifestants : se couvrir avec une capuche, une casquette ou un casque entrainera une forte amende (infraction grave prévue à l’article 35.2 de l’avant-projet) si cette tenue trouble l'ordre public. Les dispositions de l’avant-projet sont imprécises et heurtent la liberté individuelle de se vêtir. On peut certes entendre que cette liberté soit limitée dans le cadre de règlementations propres aux entreprises ou bien dans le cas d’atteinte à la pudeur sur la voie publique, mais on peut se demander dans quelle mesure il est possible de réglementer les tenues des manifestants ? Ce débat fait échos à la situation française où le port de la cagoule a été interdit à proximité des manifestations. En proposant des mesures plus dures, l’avant-projet va plus loin que l’actuelle loi en vigueur en Espagne et c’est pourquoi il est déjà surnommé « la loi du coup de poing dans la démocratie ».
Le 25 février 2014, le Conseil Général du Pouvoir Judiciaire d’Espagne (CGPJ)[4] a présenté un projet dans lequel il analyse l’avant-projet de loi comme contraire à la Constitution espagnole de 1978. Dans ce rapport le CGPJ souligne que le gouvernement a outrepassé ses compétences en violant des droits constitutionnellement reconnus. En effet, l’article 20 de la Constitution reconnait et protège la liberté de la presse en même temps que le droit à l’information du citoyen en disposant en son paragraphe 2 que « L'exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune forme de censure préalable ». Or, l’article 36.3 de l’avant-projet, qui sanctionne d’une infraction légère le fait de photographier les agents des forces de l’ordre pendant une manifestation sous prétexte que cela porterait atteinte à l’honneur et à l’intimité de l’agent, peut manifestement être jugé contraire à la liberté de la presse, au droit à l’information mais aussi au droit de la preuve que nous analyserons plus bas. Ainsi, l’avant-projet se présente comme attentatoire aux libertés en ce qu’il viole les libertés fondamentales citoyennes telles que la liberté de la presse (article 20 de la Constitution), mais également la liberté de se réunir pacifiquement (article 21 de la Constitution).
B. La criminalisation des mouvements de contestations sociales, de la pauvreté et de la prostitution
Depuis plusieurs mois l’Espagne est le terrain de manifestations qui prennent de l’ampleur face aux réformes successives du gouvernement. Cet avant-projet, « loi bâillon ou loi anti-manifestation », est perçu comme une criminalisation de la contestation citoyenne. En effet, par des amendes disproportionnées, le gouvernement vise à empêcher le droit de manifester, droit fondamental garanti par la Constitution. Le droit de réunion pacifique est protégé par l’article 21 de la Constitution espagnole qui dispose que l’exercice de ce droit ne nécessite aucune autorisation préalable, sauf dans les cas de réunions dans des lieux de circulation publique et de manifestations qui feront l'objet d'une communication préalable aux autorités, et qui ne pourront les interdire que s'il existe des motifs fondés sur une atteinte à l'ordre public. Or, d’une part, l’avant-projet considère que toute manifestation est un risque pour l’ordre public, mais surtout il « criminalise » les mouvements contestataires en créant des infractions administratives légères (de 100 à 1000 euros), graves (de 1001 à 30.000 euros) et très graves (30.001 à 600.000 euros). Ces sommes exorbitantes interviennent dans un contexte d’asphyxie financière des citoyens espagnols et font échos à la contestation des juges face au gouvernement qui cherche depuis quelques temps à criminaliser les actions pacifistes des manifestations citoyennes. L’article 29.1c) de l’avant-projet incrimine aussi les personnes juridiques et morales qui ont convoqué la manifestation pour les actes de violence commis par des tiers durant la manifestation, ce qui introduit une insécurité juridique pour toutes les associations, organisations non-gouvernementales et syndicats. Ainsi, toute personne ayant participé à l’acte est susceptible d’être incriminée. Cela est également une façon pour le gouvernement de contrôler les réseaux sociaux des mouvements de contestation sociale qui recourent le plus souvent à Internet.
De telles sanctions remettent également en cause le principe d’égalité devant la loi, droit fondamental protégé par l’article 14 de la Constitution, car ces sanctions criminalisent également la pauvreté. En effet, on peut ici se demander si les populations les plus pauvres seront encore à même de participer à la contestation sociale car les amendes encourues ne tiennent pas compte du principe de proportionnalité et marginalisent une partie des citoyens espagnols.
S’agissant maintenant de la prostitution, l’avant-projet est ambigu sur le statut économique et social des travailleuses sexuelles. A titre de comparaison, en France par exemple, alors même que la prostitution n’est ni interdite ni autorisée, le 4 décembre dernier, l’Assemblée nationale française a adopté un projet de loi sur la pénalisation des clients. S’il s’agit d’une victoire contre la violence faite aux femmes pour certains, pour d’autres il s’agit d’une répression contre les travailleuses sexuelles. En Espagne, la même volonté abolitionniste se fait sentir depuis plusieurs mois. En effet, en plus des ordonnances municipales[5] qui sanctionnent financièrement les clients comme les travailleuses sexuelles, l’avant-projet de loi classifie dans les infractions graves le fait de proposer, solliciter, négocier ou accepter des services sexuels rétribués dans l’espace public, ce qui rend d’autant plus vulnérable la situation des travailleuses sexuelles (article 35 point 13).
Le projet de loi n’a pas seulement des conséquences auprès des mouvements de contestation sociale ; il en a aussi dans le système procédural espagnol : il « profite » de la réforme du code pénal espagnol qui supprime les contraventions (faltas en espagnol) pour créer des contraventions administratives, ce qui fait craindre un recul des garanties juridiques.
II. Les conséquences procédurales de l’avant-projet de loi
La Loi Mordaza apporterait le renforcement dont l’Exécutif a besoin pour faire face à la résistance des juges à criminaliser les mouvements sociaux. Il fait craindre un recul de la protection effective des droits fondamentaux (A), ce qui entrainerait une remise en question de l’Etat de droit démocratique (B).
A. Le renforcement du pouvoir exécutif au détriment de la bonne administration de la justice
Sous le prétexte de réforme de code pénal, l’avant-projet propose un impressionnant catalogue d’infractions administratives. Des trente-neuf contraventions actuellement pénalement codifiées, la réforme du Code pénal espagnol prévoit la dépénalisation de quatorze d’entre elles dorénavant considérées comme des infractions administratives dans l’avant-projet (LOPSC), tandis que vingt-cinq autres seront codifiées dans les délits pénaux. De plus, le principe de proportionnalité est mis à mal dans la mesure où le coût des amendes devient déraisonnable. En effet, la sanction des infractions « très graves » que prévoit l’avant-projet peut atteindre 600.000 euros alors que, dans sa rédaction actuelle, le Code pénal ne prévoit pas de telles sommes.
Se pose alors la question de la bonne administration de la justice puisque l’Administration se retrouverait juge et partie impliquant ainsi une violation des droits et des principes fondamentaux du droit pénal. En effet, l’article 24 de la Constitution espagnole rappelle le droit à une protection effective par des juges et des tribunaux dans l’exercice des droits tout comme le droit de se défendre : « il a le droit d'utiliser les moyens de preuve pertinents pour sa défense » (article 24§2). Or, plusieurs éléments de l’avant-projet viennent contredire ce droit: d’une part l’avant-projet fait peser la charge de la preuve sur le citoyen alors que le policier a le bénéfice de la présomption de véracité ; d’autre part l’avant-projet interdit la captation d’images des agents de la police ce qui rend impossible d’apporter une preuve et donc d’exercer le droit de la défense. Les citoyens peuvent exercer un recours par le biais de la procédure contentieuse administrative espagnole mais il s’agit d’une procédure longue et couteuse en ce qu’elle implique le paiement d’une taxe administrative et n’offre pas les garanties d’une procédure pénale.
En passant d’un système pénal à un système répressif administratif ne risque-t-on pas d’aboutir à la négation de la justice en raison de l’impossibilité de se défendre ? Le gouvernement, pour sa part, se réfugie derrière l’argument selon lequel des sanctions administratives sont plus libérales puisqu’elles n’impliquent pas de privation de la liberté. Certes, mais les infractions administratives sont financièrement plus dures, dans un contexte économique difficile, et ne présentent pas les garanties du jugement équitable ce qui fait craindre un recul de la démocratie.
B. Une démocratie remise en cause ?
Certains magistrats[6] espagnols, tels que Joaquim Bosch, porte-parole de l’association espagnole Jueces para la Democracia (Juges pour la Démocratie), s’alarment du recul des droits fondamentaux en Espagne et vont jusqu’à annoncer que l’Espagne est en train de passer d’un Etat social à un Etat autoritaire. Par ces différentes réformes, l’exécutif cherche à renforcer son pouvoir et démontre sa crainte du pouvoir judiciaire, sa méfiance envers les juges. Il faut en effet rappeler que les juges se sont opposés aux souhaits du gouvernement en refusant de condamner des manifestants du mouvement 25S qui avait organisé une manifestation le 25 septembre 2012 pour occuper le Parlement espagnol. L’action policière s’est vue censurée par l’Audience Nationale espagnole et par la porte-parole du CGPJ[7], Gabriela Bravo, qui ont estimé que c’était aux juges qu’il incombait de sanctionner pénalement les actes délictueux et non à l’Exécutif. C’est dans ce contexte que les juridictions espagnoles ont annulé des interdictions de manifestations, favorisant ainsi l’ampleur de la contestation sociale, et perturbant les intérêts de l’actuel gouvernement.
Par ailleurs, le terme de « sécurité citoyenne » est complexe et n’a pas de définition jurisprudentielle. Cela entraine une remise en question du principe de sécurité juridique. Les termes de la loi sont flous et les conduites délictuelles imprécises. Aux termes de l’avant-projet, on retrouve par exemple le fait « d’entraver, par quelques moyens que ce soit la circulation des piétons et qui génère des ennuis superflus aux personnes ». Ces termes sont imprécis et on peut se demander s’il est proportionnel et nécessaire, comme le souligne le gouvernement, de sanctionner la moindre « gêne » dans l’espace public. Face à la montée des fascismes en Europe, les termes de l’avant-projet rappellent aux espagnols le souvenir du franquisme où l’espace public était dominé par la censure, d’où le nom de « loi-bâillon ».
Selon le magistrat du Tribunal Suprême espagnol, Margarita Robles, « l’avant-projet démontre l’esprit autoritaire de destruction de certains droits citoyens qui ont été très difficiles à consolider en démocratie ».
Le projet de rapport du Conseil Général du Pouvoir Judiciaire du 25 février 2014, les amendements du Ministère Public (Fiscalia) et les avis du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, ont manifesté leur vive préoccupation à l’égard de l’avant-projet de loi. Reste alors à savoir comment celui-ci pourra être modifié pour se conformer au respect des droits fondamentaux.
Bibliographie
Législations
- Constitución española, tecnos, 2013
- Loi 1/1992, du 21 décembre, Loi organique de Protection de la Sécurité Citoyenne
- Avant-Projet de Loi organique de Protection de la Sécurité Citoyenne du 29 novembre 2013
- Ordenanza de medidas para fomentar y garantizar la convivencia ciudadana en el espacio público de El puerto de Santa María, BOP número 83 de 4 de mayo de 2012
- La reforma del Código penal español
Articles
- Interview du porte-parole, Joaquim Bosch, de l’association Jueces para la Democracia : http://www.youtube.com/watch?v=PwOGzqXgFjA
- Juan M. Terradillos Basoco, Professeur de Droit pénal à l’Université de Cadix : http://www.nuevatribuna.es/opinion/juan-m-terradillos-basoco/derecho-seguridad-seguridad-derechos/20131224180610099467.html
- Rapport du Commissaires aux droits de l’homme lors de sa visite en Espagne en juin 2013 : https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=2106465
Sites internet
- Conseil de l’Europe :
o http://www.coe.int/web/commissioner/-/austerity-measures-weaken-human-rights-protection-in-spain
o http://politica.elpais.com/politica/2013/12/03/actualidad/1386070943_426348.html
- Assemblée Nationale française: http://www.assemblee-nationale.fr/14/dossiers/systeme_prostitutionnel_renforcement_lutte.asp
- Conseil Général du Pouvoir Judiciaire espagnol :
o http://www.poderjudicial.es/cgpj/es/Poder_Judicial/Consejo_General_del_Poder_Judicial
- Jueces para la Democracia : http://www.juecesdemocracia.es/index.asp
[1] Président du gouvernement espagnol, équivalent du Premier ministre français, nommé le 21 décembre 2011, membre du Parti Populaire (PP)
[2] Anteproyecto de Ley Orgánica de Protección de Seguridad Ciudadana, LPSC
[4] Consejo general del Poder Judicial : organe défini par la Constitution comme chargé de veiller à l'indépendance des juges et des magistrats. Il a le pouvoir d'établir des rapports sur les avant-projets de loi qui affectent, entre autres, l’exercice des droits fondamentaux devant les tribunaux ordinaires.
[5] Ordonanzas municipales : une vingtaine de villes espagnoles ont adopté des ordonnances criminalisant la prostitution (Barcelone, Madrid, Bilbao…). Ces ordonnances imposent des amendes pécuniaires parfois au client, parfois à la travailleuse sexuelle ou au deux.
[6] Ley Organica del Poder Judicial LOPD : l’article 299 distingue les Magistrats du Tribunal Suprême, les Magistrats et les Juges. Pour devenir magistrat il faut avoir rempli la fonction de juge pendant trois ans.
[7] Voir note 4.