L’obtention forcée d’une preuve de la violation d'un droit de propriété intellectuelle : analyse comparée des droits du défendeur - par Mathilde Heitmann-Taillefer
L’Allemagne est en retard pour la transposition de la directive 2004/48/CE relative au respect des droits de la propriété intellectuelle. Les droits de la défense étant très bien respectés en Allemagne, la transposition pose problème au niveau de l’amélioration des droits des titulaires des droits. Il est en effet assez difficile en Allemagne, pour les titulaires des droits, de se procurer des preuves, contrairement au droit francais. L’article « Proposition de loi pour la recherche de la preuve lors de la violation des droits de propriété intellectuelle » du Prof. Hans-Jürgen Ahrens traite justement de cette situation en Allemagne, qui est incompatible avec l’art. 7 de la directive.
Selon certains groupements professionnels, les dommages produits par le marché des produits piratés (allant des vêtements aux médicaments, en passant par les jouets) s’élèvent à plusieurs milliards de dollars chaque année. Les entreprises ne peuvent que difficilement se défendre et faire valoir leurs droits. En effet, surtout quand il s’agit du crime organisé, les entreprises ou, en général, toute personne dont le droit à la propriété intellectuelle est atteinte, se retrouvent dépourvus de moyens de faire valoir leurs droits. La directive 2004/4/CE du Parlement européen et du Conseil européen relative au respect des droits de propriété intellectuelle a justement pour but d’établir un seuil minimum de protection dans tous les pays de l’Union européenne aux titulaires de ces droits. Elle y inclut explicitement les titulaires de licences (art. 4 de la directive).
Le développement des échanges économiques internationaux pâtissent de ce manque d’harmonisation entre les différentes législations. Deux pays ayant une grande tradition en la matière, le Royaume-Uni et l’Allemagne, parviennent, selon les juges Grabinski (allemand) et Lord Hoffmann (britannique), au même résultat, mais en utilisant une argumentation et un système d’obtention forcée de la preuve différents. Ceci ne doit pourtant pas faire oublier des pratiques bien différentes des autres pays, parmi lesquels la situation française retient l’attention. L’importance des législations adoptées en Allemagne et au Royaume-Uni invite à mener une analyse comparée de ces deux systèmes juridiques. Ces deux législations établissent, en effet, des procédés d’obtention des preuves très différents : le Royaume-Uni a un système efficace avec la search order, l’Allemagne a un système très restrictif avec le § 809 BGB (Code civil allemand). La question de l’harmonisation des législations européennes étant toujours d’actualité, on peut alors se demander comment des systèmes aussi différents peuvent cohabiter sur une longue durée. L’obtention de la preuve dans un pays étranger se pose ici tout particulièrement.
La problématique que soulève la transposition de la directive 2004/48/CE est celle d’améliorer non seulement les droits des titulaires de droits de propriété intellectuelle ou industrielle, mais également comment mieux protéger les personnes à l’encontre desquelles on veut appliquer ce système peut-être trop libéral. Par comparaison avec les droits anglais et allemand, les droits français de la défense ne sont pas aussi développés. La France nécessite-t-elle un système aussi libéral que l’est la saisie-contrefaçon pour l’obtention de la preuve ?
Avant de pouvoir faire une comparaison entre le droit allemand et anglais avec le droit français (III), il nous faut tout d’abord présenter séparément les systèmes utilisés en Allemagne (I) et au Royaume-Uni (II).
Le système « en trois actes » du § 809 BGB allemand
Selon le droit allemand, si le défendeur ne veut pas permettre à l’accusateur de voir l’objet argué de contrefaçon ou de le laisser entrer dans l’endroit où se trouve cet objet, le demandeur doit suivre la procédure prévue par le § 809 BGB. Le but même du § 809 BGB est l’obtention forcée d’éléments de preuve. Selon la procédure du § 809 BGB, le demandeur doit pouvoir justifier d’un intérêt à voir la chose, avant que le juge puisse lui donner l’autorisation de procéder à une saisie-description (par un expert). La jurisprudence allemande est venue compliquer la chose par son arrêt « Druckbalken » de 1981 (BGH GRUR 1981). Il s’agit d’une jurisprudence qui est toujours en vigueur, même si une décision assez récente est venue la modifier quelque peu (arrêt « Faxkarten » de 2002, BGH GRUR 2002). Selon la jurisprudence « Druckbalken », la probabilité de la violation d’un droit de propriété intellectuelle ne doit pas présenter seulement « certain degré » (« gewisser Grad »), mais un « degré considérable » (« beträchtlicher Grad ») pour que cette procédure puisse être utilisée. Beaucoup de demandes ont échoué en raison de cette exigence. En effet, c’était justement l’inspection de l’objet qui devait permettre d’établir ou non la violation d’un droit de propriété industrielle. L’arrêt « Druckbalken » a été vivement critiqué. Selon différents auteurs, il restreindrait, sans raisons, la portée du § 809 BGB, alors que celui-ci, d’après le texte même, limite l’extension de son application. Il faut, pour pouvoir s’en prévaloir, avoir un certain doute (« sich Gewissheit verschaffen », § 809 2. Fall BGB). Aussi les droits de la défense sont déjà assez pris en compte par l’examen des intérêts à travers le § 242 BGB (« Treu und Glauben »). Cette position a toutefois été assouplie par l’arrêt « Faxkarten » de 2002, où le tribunal avait accepté que soit avancée l’existence d’un « soupçon vraisemblable ». Le § 809 BGB se révèle donc être non seulement inefficace pour l’obtention des preuves, mais également extrêmement compliqué pour le demandeur. En effet, le fait que le demandeur doive faire une demande séparée de l’affaire principale prend beaucoup de temps et laisse ainsi le temps au défendeur de se débarrasser des éléments matériels susceptibles de prouver la contrefaçon ou de les modifier à un tel point qu’il serait impossible de prouver ensuite son intention première. En plus, comme déjà mentionné plus haut, il faut un soupçon sinon « considérable », du moins « vraisemblable », ce qui ralentit inévitablement la procédure. Le droit allemand de l’obtention de preuves en droit de la propriété intellectuelle est également appelé le droit du « procédé en trois actes ». L’obtention se fait en trois actes : fixation et saisie, visite par un expert en tant que « témoin suscité » (« beauftragter Zeuge » : il s’agit d’un témoin auquel on demande d’assister à la visite, donc ce n’est pas un témoin « normal », qui aurait assisté à la scène par hasard) et finalement la demande devant le juge de remettre la description de l’objet au demandeur. Dans sa demande, le demandeur doit énoncer clairement et précisément les objets qui doivent être inspectés. L’expert ne peut décider par la suite de façon autonome d’inspecter un objet qui n’est pas sur la liste, contrairement au droit anglais, où cela est tout à fait possible. Cette liste doit être faite soigneusement par le demandeur pour qu’on ne puisse le soupçonner de vouloir utiliser frauduleusement le § 809 BGB. De plus, le demandeur doit préciser par quels moyens l’objet pourrait être manipulé voire détruit si on ne procédait pas immédiatement à une saisie-description (par exemple : l’objet serait transporté autre part, il y aurait manipulation du système….). Ensuite, une fois cette liste établie et approuvée par le tribunal, l’expert procède à la saisie-description. Il établit un rapport, qu’il doit remettre à une personne ou institution neutre, en général un notaire ou le tribunal lui-même. Dans la troisième partie du procédé, le tribunal doit vérifier que les conditions pour l’application du § 809 BGB étaient remplies et que le rapport est établi correctement, c’est-à-dire que l’expert n’a pas dépassé les limites des droits qui lui sont attribués (par exemple, qu’il ait inspecté un objet qui ne figurait pas sur la liste). Si ces conditions sont remplies, la preuve est établie pour le demandeur à l’action.
La « search order » du droit anglais
Contrairement au droit allemand, le pendant au § 809 BGB ne se trouve pas, en droit anglais, dans le droit matériel, mais dans le droit de la procédure civile. La « search order », également connue sous le nom de « Anton Piller Order » (arrêt Anton Piller KG v. Manufacturing Processes Ltd., Court of Appeal, 1976) a, depuis l’entrée en vigueur du « Civil Procedure Act 1997 » une base légale (dans la « section 7 »). Trois conditions doivent être remplies pour pouvoir procéder à une search order : premièrement, il doit exister une présomption prima facie très forte d’une violation d’un droit; deuxièmement, le dommage potentiel ou réel du demandeur doit être très élevé ; troisièmement, il doit exister des preuves évidentes que le défendeur détient des éléments clés, qu’il détruirait autrement. Comme exposé dans l’arrêt Hytrac Conveyors Ltd. v. Conveyors international Ltd (1983), une search order ne peut être demandée dans le seul but de trouver d’éventuelles violations non alléguées avant la demande. La search order n’a donc pas le droit de nuire le défendeur plus que nécessaire. D’après le « Civil Procedure Act », seuls les tribunaux de la « High Court » sont autorisés à procéder à une « search order » ; en matière de propriété intellectuelle, c’est à la « Chancery Division » que revient la charge. En effet, contrairement aux droits français et allemand, la « search order » ne permet pas seulement de se procurer des preuves en droit de la propriété intellectuelle, mais également dans d’autres domaines, comme il sera expliqué ci-dessous. La « search order » est un moyen d’obtention de preuves général et non spécifique au droit de la propriété intellectuelle. Après la première utilisation de cette méthode au milieu des années 70, elle a fait preuve d’une grande popularité, surtout en droit de la propriété industrielle et en droit d’auteur. Toutefois, dans les arrêts qui suivirent et dans la doctrine, elle a été l’objet de critiques, qui s’en prirent à la multiplication des dispositions et au continuel élargissement des interventions dans la sphère du défendeur. Les search orders ont aussi rapidement trouvé application en droit du travail (Vapormatic Co. Ltd v. Sparex Ltd., 1976), en droit de la famille (Emanuel v. Emanuel, 1982) et dans le milieu de l’exécution des décisions de justice (Distributori Automatici Italia SpA v. Holford General Trading Co. Ltd, 1985). Elle également été reprise au Canada (Léger, « Anton Piller au Canada », 1990). De plus, on lui a reproché d’être autorisée presque automatiquement, bafouant ainsi le caractère exceptionnel qui lui avait été donnée originellement. On ne peut ainsi s’étonner qu’elle ait été autorisée non dans le but premier de se procurer des preuves, mais pour déranger l’entreprise commerciale d’un concurrent (Columbia Picture Industrie v. Robinson, 1986), pour ruiner sa réputation ou simplement l’intimider.
Pour se protéger de la portée presque illimitée de la search order les défendeurs ont essayé d’appliquer la « privilege against self-incrimination ». En effet, la « search order » à une portée bien plus large que le § 809 BGB : non seulement elle n’est pas réservée aux seuls experts, l’avocat du demandeur ainsi que lui-même peuvent y participer, mais en plus la liste des objets recherchés peut être allongée au cours de la visite (la liste n’est donc pas exhaustive), les objets peuvent être photographiés et même emmenés, sans que le défendeur puisse s’y opposer. Le « priviledge against self-incrimination » provient du droit pénal, ce pour quoi la « search order » a pu être rapprochée de la « search warrant ». Cette notion autorise, en droit pénal, le défendeur de ne pas produire des preuves qui pourraient l’incriminer. Nombre de personnes ont essayé de faire valoir cette notion pour empêcher l’expert de rentrer sur leur propriété. Il a été décidé à ce sujet que dans un cas touchant à la propriété intellectuelle, le défendeur ne peut se référer au « priviledge against self-incrimination » (section 72 du Supreme Court Act de 1981). « En contrepartie », les preuves obtenues ne pourront être utilisées dans un procès pénal. Le fait qu’une search order se fasse avec la participation de la police a également soulevé beaucoup de questions, qui ont été soumises à l’appréciation de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci a pourtant rejeté la demande, les droits de la défense étant suffisamment respectés, selon elle, par la présence d’un « sollicitor » (Chappell v. The United Kingdom, 1989).
Comparaison avec le droit français : la saisie-contrefaçon et ses défauts
Comme en droit anglais, la saisie-contrefaçon est réglée dans le droit de la procédure civile, et non dans le droit matériel, comme c’est le cas en Allemagne. La saisie-contrefaçon est déclenchée après une ordonnance sur requête au Président du Tribunal de Grande Instance et est réalisée par un huissier, parfois accompagné d’un expert. Elle sert à établir la preuve par une description détaillée des objets ou des procédés litigieux qu’un droit de la propriété intellectuelle a été violé. L’art. L. 615-5 paragraphe 1 du Code de la propriété intellectuelle autorise la preuve de la violation d’un droit (de propriété intellectuelle) par tous les moyens. Contrairement aux droits anglais et allemand, la nomination d’un expert pour procéder à la saisie-contrefaçon est rarement prononcée. Depuis 1997, l’art. L. 615-5-1 CPI énonce même un revirement de la charge de la preuve. Il est important de noter que, contrairement à ce que la notion de « saisie-contrefaçon » pourrait laisser penser, il n’est pas procédé à une saisie à chaque fois qu’une saisie-contrefaçon est ordonnée. Dans le deuxième paragraphe de l’art. L. 615-5 CPI, il est énoncé clairement qu’il sera procédé à une « saisie-description » ; ce n’est que si le tribunal l’énonce expressément autrement que la saisie des objets pourra être faite.
Contrairement au droit allemand, le demandeur de l’action en justice ne doit que se prévaloir de son droit de protection ou de son enregistrement en tant que titulaire du droit d’auteur sur cette œuvre pour pouvoir exercer l’action en justice (voir l’arrêt prononcé par la Cour d’appel de Paris le 06.07.1993 : « foi est due au titre », la supposition ne peut être attaquée à ce niveau du procès). Il n’est pas vérifié si la probabilité d’une violation est donnée, ou si le défendeur est en possession des objets litigieux. L’idée initiale en droit français étant qu’un possesseur d’un droit de propriété intellectuelle doit être protégé à tout prix, son droit prévaut sur tous les autres. Le fait qu’aucune vérification n’est faite concernant de fait de savoir si un droit a pu être violé avant le prononcé d’une saisie-contrefacon est conforme à cette logique. Ceci est une première différence, et de taille : en effet, le droit allemand nécessite un « certain degré », le droit anglais une « extremely strong prima facie case » pour la mise en œuvre d’une saisie-contrefaçon à travers le § 809 BGB et la search order. La facilité avec laquelle le recours à la saisie-contrefaçon est autorisé en France encourage les recours sans arguments, qui risquent de nuire au défendeur. Les droits allemand et anglais ne déclenchent pas aussi facilement la procédure de saisie-contrefaçon.
La comparaison montre donc qu’il n’est pas nécessaire que la demande puisse se faire aussi facilement que ne le permet le droit français pour que les droits de propriété intellectuelle des titulaires soient respectés. Une admission plus restrictive de la saisie-contrefaçon serait, en outre, plus avantageuse, car elle éviterait des ordonnances de saisies-contrefaçons prises dans le seul but de nuire à un concurrent. L’Allemagne et le Royaume-Uni, où des lois plus restrictives existent, ne sont pas pour autant des pays où, par peur de ne pouvoir faire respecter leurs droits, les inventeurs se tournent vers d’autres pays ou n’entament des procès qu’à l’étranger. Une autre différence se situe dans le fait que le droit français ne respecte pas le principe du contradictoire. Encore une fois, le législateur se fonde sur l’argument qu’à travers cette technique, l’effet de surprise que doit procurer une saisie-contrefaçon est garanti. Ceci n’est pas protecteur de la partie adverse qui, en droit français, se retrouve sans moyens de défense. Il est évident que l’effet de surprise est un instrument d’une grande importance en droit de la propriété intellectuelle et qu’il garantit aussi l’effectivité de ce droit. Pourtant, si l’on considère que pour engager une action en justice, le demandeur doit juste prouver qu’il est bien le titulaire de ce droit, sans préciser s’il pense qu’il y a eu une violation de ce droit, il peut très rapidement y avoir une mauvaise utilisation de la saisie-contrefacon (intimidation, dévoiler les secrets d’entreprise…). De plus, le droit français n’autorise aucune remise en question du procédé de la saisie-contrefaçon. Ainsi, si une saisie-contrefaçon mène à un résultat évident, on ne peut demander un réexamen par un expert (ainsi un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 28. 11. 1983). Le rapport de l’huissier de justice étant un acte authentique sa portée juridique ne peut que très difficilement être remise en question par le défendeur. Ceci ne fait que restreindre encore plus les droits de la défense. Un avantage du droit anglais par rapport au droit français est que la search order ne porte pas sur des objets spécifiés à l’avance. Ainsi, le « sollicitor » peut décider sur place si un indice peut être pertinent, si des objets qui, à première vue, ne paraissent pas « importants », doivent être emportés ; de plus, il peut emporter les originaux, et non seulement des copies (arrêt de la Cour de Cassation du 04.01.1985 énoncant l’interdiction d’emmener les originaux). Ceci entre en contradiction avec une saisie-contrefaçon conçue de manière si libérale, et peut l’handicaper. Il est également choquant que le demandeur puisse participer personnellement à la saisie-contrefaçon. Tout du moins, cette hypothèse n’est pas exclue explicitement par la loi, même si elle n’est pas considérée comme souhaitable. D’après les auteurs Stenger et Véron, il existe même un réel danger d’espionnage de secrets d’entreprises par cette pratique. Ce n’est pas le cas au Royaume-Uni et en Allemagne, ce qui garantit l’indépendance des huissiers. Le fait que ce soit le demandeur qui nomme un huissier est également inconnu en droit allemand et anglais, et non souhaitable pour les mêmes raisons.
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