L’ordre juridique communautaire passé au crible de la Convention européenne des droits de l’homme par Clémence HARDY

Dans la célèbre décision Bosphorus Airways, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après CEDH) s’affirme compétente pour effectuer un contrôle de la conformité d’un acte national pris en application d’un règlement communautaire au regard de la CESDHLF. Arrêt Bosphorus Airways c. Irlande, CEDH, 30 juin 2005

Le 17 avril 1992, Bosphorus, une compagnie aérienne turque, louait 2 aéronefs pour une durée de 4 ans à la compagnie nationale aérienne yougoslave JAT. Le 28 mai 1993, alors que l’un de ces appareils était présent sur le sol irlandais, les autorités irlandaises le saisirent en application de l’article 8 du Règlement européen 990/93, mettant en œuvre au niveau communautaire les sanctions imposées par les Nations Unies contre la République Fédérale de Yougoslavie. Ledit article demandait aux Etats Membres de l’UE de saisir tous les aéronefs se trouvant sur leur territoire « dans lesquels une personne ou une entreprise de la RFY ou opérant à partir de celle-ci détiendrait un intérêt majoritaire ou prépondérant. »

La société Bosphorus contesta la saisie de l’appareil, en affirmant que l’article 8 ne s’appliquait pas car les circonstances ne le permettaient pas, et que le droit fondamental de Bosphorus à disposer de ses biens avait été violé. Bosphorus forma un appel de la décision du Ministre irlandais de saisir l’avion devant la High Court d’Irlande.

Dans une décision du 21 juin 1994, le tribunal irlandais remet en cause la décision du Ministre, l’article 8 ne trouvant pas à s’appliquer aux circonstances de l’affaire. Les autorités irlandaises contestent cette décision devant la Cour suprême irlandaise, pour qui le résultat de l’affaire dépend de l’interprétation donnée à l’article 8. En conséquence, le tribunal demande à la CJCE, sous forme de la traditionnelle question préjudicielle : « Convient-il d'appliquer l'article 8 du règlement (CEE) no 990/93 à un aéronef dans lequel une participation majoritaire ou une minorité de contrôle est détenue par une personne morale ayant son siège dans la RFY alors que cet aéronef a été donné en location pour une période de quatre ans à compter du 22 avril 1992 à une personne morale dans laquelle aucune personne physique ou morale ayant son siège dans la RFY ou opérant depuis cette république ne détient de participation majoritaire ou de minorité de contrôle ? » Selon la CJCE, l’article 8 s’applique en effet bien en l’espèce. En mai 1998, la Cour suprême irlandaise, suivant la CJCE, confirme que les autorités irlandaises pouvaient saisir l’appareil appartenant à la société Bosphorus.

Le 25 mars 1997, la société Bosphorus dépose un recours devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la saisie de l’aéronef ayant selon elle porté atteinte son droit à disposer de ses biens et donc violé l’article 1 du Protocole 1 de la CESDHLF. Le 30 juin 2001, la CEDH rejette la demande de la société requérante.

Dans cette décision, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après CEDH) tente d’atteindre un compromis entre deux principes en conflit : la liberté des Etats membres de rejoindre, et plus particulièrement transférer une partie de leur souveraineté à des organisations internationales et la nécessité d’assurer une protection aux droits garantis par la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Droits Fondamentaux (ci-après CESDHLF). En effet, l’Union Européenne n’est pas encore partie à la CESDHLF. Ce conflit pourrait évidemment être résolu si l’organisation en question adhérait à la Convention, mais cet évènement n’est pas encore dans l’actualité communautaire. Dans l’attente de cette adhésion, quelle est la solution offerte par la CEDH en réponse à cette problématique ?

La CEDH va s’affirmer ici compétente pour effectuer un contrôle de la conformité d’un acte national pris en application d’un règlement communautaire au regard de la CESDHLF.

Suivant le raisonnement de la Cour, nous déterminerons tout d’abord les critères de détermination de la responsabilité de l’Etat irlandais (I) avant de nous pencher sur la question de l’immunité du droit communautaire reconnue par le CEDH grâce à la doctrine de protection équivalente (II).

I. CRITERES DE DETERMINATION DE LA RESPONSBILITE DE L’ETAT IRLANDAIS

Afin de déterminer la responsabilité de l’Etat irlandais, la Cour porte dans un premier temps son attention sur la base légale de l’atteinte litigieuse (A), puis examine la marge d’appréciation des autorités irlandaises dans l’application du règlement communautaire (B).

A. LA BASE LEGALE DE L’ATTEINTE LITIGIEUSE

Le premier problème qui se pose à la CEDH est le fait que le règlement communautaire que les autorités irlandaises ont appliqué n’est lui-même qu’une mesure d’application d’une résolution des Nations Unies. Cependant, la Cour va laisser cet aspect international totalement de côté pour ne se préoccuper que des rapports entre le droit communautaire et les Etats membres d’un côté, et la CESDHLF de l’autre.

La Communauté elle-même n’ayant pas adhéré à la Convention, la CEDH n’est en conséquence pas compétente dès qu’il s’agit de recours dirigés directement vers la Communauté européenne et le droit communautaire (Commission EDH, 1978, CFDT c/ Communautés Européennes).

Ainsi, la Cour rappelle dans l’arrêt Bosphorus : « l'organisation internationale concernée ne peut, tant qu'elle n'est pas partie à la Convention, voir sa responsabilité engagée au titre de celle-ci pour les procédures conduites devant ses organes ou les décisions rendues par eux » (§ 152).

La solution de la Cour Européenne des Droits de l’Homme est cependant différente dans le cas d’un recours contre un acte national d’application du droit communautaire : « Les Parties contractantes sont responsables au titre de l'article 1 de la Convention de tous les actes et omissions de leurs organes, qu'ils découlent du droit interne ou de la nécessité d'observer des obligations juridiques internationales. Ledit texte ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Parties contractantes à l'empire de la Convention. » (§ 153)

En effet, dans ce cas, le recours est dirigé vers l’Etat membre de l’UE (tous parties à la CESDHLF) et non la Communauté. La Cour s’estime donc compétente au titre de l’article 1 de la Convention pour exercer sa juridiction. La Cour EDH n’hésite donc pas à examiner la conformité d’un acte mettant en œuvre un règlement communautaire (Protocola c/ Luxembourg, 1995), d’un acte en application d’une directive communautaire (Cantoni c/ France, 1996). De même, dans un arrêt Matthews c/ Royaume-Uni (1999), la Cour contrôle la conformité à la Convention d’un acte primaire de droit communautaire ne laissant par définition aucune marge d’appréciation aux Etats membres.

Dans l’arrêt Bosphorus, la Cour va justement vérifier l’étendue de la marge de manœuvre de l’Etat irlandais afin de déterminer sa responsabilité dans la violation du droit à disposer de ses biens de la requérante.

B. LA MARGE D’APPRECIATION DE L’ETAT IRLANDAIS, DETERMINANT DE SA RESPONSABILITE

Afin d’identifier le responsable de la violation, la CEDH va mesurer l’étendue du pouvoir des autorités irlandaises dans la mise en œuvre du règlement communautaire.

En l’espèce, la Cour examine les circonstances de l’affaire pour déterminer si les autorités irlandaises ont simplement appliqué et transcrit le droit communautaire. Pour ce faire, elle prend en compte les décisions nationales d’application du règlement communautaire, l’appel formé par le Ministre devant la Cour suprême suite à la décision de la High Court, les décisions prises par la Cour suprême irlandaise, la question préjudicielle posée à la CJCE. Après avoir approuvé les autorités irlandaises en affirmant que « c'est à juste titre que les autorités irlandaises se sont estimées tenues de saisir tout aéronef en instance de départ leur paraissant tomber sous le coup de l'article 8 du règlement (CEE) no 990/93. Leur décision selon laquelle ce texte trouvait à s'appliquer en l'espèce fut confirmée par la suite, notamment par la CJCE », la CEDH conclut que « l'atteinte litigieuse ne procédait pas de l'exercice par les autorités irlandaises d'un quelconque pouvoir d'appréciation, que ce soit au titre du droit communautaire ou au titre du droit irlandais, mais plutôt du respect par l'Etat irlandais de ses obligations juridiques résultant du droit communautaire et, en particulier, de l'article 8 du règlement (CEE) no 990/93. » (§ 148)

Si une marge de manœuvre avait été laissée à l’Etat membre dans le processus d’intégration de l’acte communautaire dans son ordre juridique, la Cour aurait alors considéré cet acte national comme un acte ordinaire de l’Etat membre, et donc exercé un contrôle habituel de l’acte en question.

Cependant, comme c’est le cas ici, si l’Etat membre n’a disposé d’aucun pouvoir d’appréciation sur l’acte dont émane la violation de la Convention, la Cour va introduire une condition supplémentaire d’exercice d’un contrôle approfondi du droit communautaire au regard de la Convention.

Ainsi, dans le cas où l’Etat membre ne fait que remplir ses obligations conformément au droit communautaire, la CEDH appréciera si une « protection équivalente » existe en droit communautaire. Si c’est le cas, alors les actions de l’Etat membre bénéficieront d’une présomption de conformité avec la Convention. C’est cette ‘doctrine’ que nous allons étudier dans une seconde partie.

II. LA RECONNAISSANCE DE L’IMMUNITE DU DROIT COMMUNAUTAIRE PAR LA CEDH GRACE A LA DOCTRINE DE PROTECTION EQUIVALENTE

La Cour expose la doctrine de protection équivalente (A) avant d’y mettre un tempérament, le concept d’insuffisance manifeste (B).

A. LA DOCTRINE DE PROTECTION EQUIVALENTE : UNE IMMUNITE DONNEE AU DROIT COMMUNAUTAIRE

Cette doctrine de protection équivalente n’est pas entièrement nouvelle dans la jurisprudence strasbourgeoise. On peut voir qu’elle apparaît déjà dans l’arrêt M & Co de la Commission EDH (1990). Dans cette affaire, la Commission affirmait que « le transfert de compétences à une organisation internationale n’est pas incompatible avec la Convention à condition que, dans cette organisation, les droits fondamentaux reçoivent une protection équivalente », ainsi que dans une décision plus récente, Senator Lines (2004).

On peut se demander quelle signification donner à l’adjectif « équivalent ». La Cour, au paragraphe 155, indique que « par équivalente, la Cour entend comparable : toute exigence de protection identique de la part de l'organisation concernée pourrait aller à l'encontre de l'intérêt de la coopération internationale poursuivi. » De plus, la Cour précise que « toutefois, un constat de « protection équivalente » de ce type ne saurait être définitif : il doit pouvoir être réexaminé à la lumière de tout changement pertinent dans la protection des droits fondamentaux. » (§ 155)

S’ensuit donc une analyse par la Cour (§ 159 - § 165) de la protection des droits de l’Homme en droit communautaire (place de la protection des droits fondamentaux dans l’UE, accès au juge…) afin de déterminer si la présomption de protection équivalente peut s’appliquer en l’espèce. Sa conclusion est que « la protection des droits fondamentaux offerte par le droit communautaire est, et était à l'époque des faits, « équivalente » à celle assurée par le mécanisme de la Convention. Par conséquent, on peut présumer que l'Irlande ne s'est pas écartée des obligations qui lui incombaient au titre de la Convention lorsqu'elle a mis en œuvre celles qui résultaient de son appartenance à la Communauté européenne. »

On peut cependant émettre des doutes quant à l’équivalence de la protection offerte par le droit communautaire. En effet, la possibilité de recours individuel devant le juge communautaire est très limitée. On ne peut ignorer l’opinion concordante des juges citée à la fin de l’arrêt : « Le droit de recours individuel fait partie des obligations de base auxquelles ont souscrit les Etats en ratifiant la Convention. Il paraît dès lors difficilement admissible qu'ils aient pu réduire l'efficacité de ce droit pour les personnes relevant de leur juridiction au motif qu'ils ont transféré certaines de leurs compétences aux Communautés européennes. Si la Cour devait abandonner au système juridictionnel communautaire le soin d'assurer une « protection équivalente », sans se réserver le moyen de vérifier au cas par cas si cette protection est effectivement « équivalente », elle consentirait tacitement au remplacement, dans le domaine du droit communautaire, du standard conventionnel par un standard communautaire, lequel pourrait, certes, s'inspirer du standard conventionnel mais son équivalence avec celui-ci ne ferait alors plus l'objet d'un contrôle autorisé. » La Cour ne juge pourtant pas cette faiblesse du droit communautaire dans la protection des droits fondamentaux suffisante pour lui refuser la qualification d’équivalente à celle de la Convention.

Après avoir établi cette présomption de protection équivalente, la CEDH dispose cependant que celle-ci peut être renversée « dans le cadre d'une affaire donnée si l'on estime que la protection des droits garantis par la Convention était entachée d'une insuffisance manifeste. » (§ 156)

B. TEMPERAMENT NECESSAIRE A CETTE IMMUNITE : LE CONCEPT D’INSUFFISANCE MANIFESTE, TEMPERAMENT SUFFISANT ?

Ainsi qu’on l’a fait pour le concept de protection « équivalente », on peut se demander la signification du concept d’ « insuffisance manifeste » :

Fabienne Kauff-Gazin estime que deux hypothèses peuvent être avancées : soit en cas de régression au niveau de la protection des droits fondamentaux accordés par le système juridique sous examen (baisse du niveau de protection, mauvaise interprétation ou application du droit de la CEDH), soit en cas d’évolution de la jurisprudence de la CourEDH (renforcement des droits garantis).

L’opinion concordante se fait ici encore l’écho des faiblesses de ce contrôle : « En dépit de son caractère relativement indéterminé, le critère d'une insuffisance manifeste semble fixer un seuil d'exigence relativement bas qui contraste singulièrement avec la nature générale du contrôle qui s'exerce dans le cadre de la Convention européenne des Droits de l'Homme. » Elle continue « s'il est vrai que la Convention fixe un niveau de protection minimum (article 53), toute équivalence entre celle-ci et la protection communautaire ne peut jamais se situer qu'au niveau des moyens, pas du résultat. Il semble d'ailleurs d'autant plus difficile d'accepter que le droit communautaire pourrait être autorisé à appliquer, au nom de la « protection équivalente », des standards inférieurs à ceux de la Convention européenne des Droits de l'Homme que ces derniers ont été formellement repris par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, elle-même intégrée dans le Traité constitutionnel de l'Union. Même si ces textes ne sont pas (encore) entrés en vigueur, l'article II-112 § 3 du Traité constitutionnel contient une règle dont le poids moral semble devoir s'imposer dès à présent à tout futur développement législatif ou juridictionnel dans le droit de l'Union : « Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention ».

La CEDH a affirmé que dans chaque cas d’espèce, la présomption peut être renversée selon les circonstances de l’affaire. Dans l’arrêt Bosphorus, elle a pris en compte « la nature de l'ingérence litigieuse, de l'intérêt général que poursuivaient la saisie et le régime des sanctions, et du fait que l'arrêt rendu par la CJCE » (§ 166) Or, au lieu d’approfondir le cas d’espèce, elle conclut en une phrase qu’ « il est clair à son sens qu'il n'y a eu aucun dysfonctionnement du mécanisme de contrôle du respect des droits garantis par la Convention. » Cette analyse peut sembler assez succincte.

C. Eckes estime que cette contradiction entre la garantie donnée par la Cour d’examen approfondi de chaque cas d’espèce et le contrôle qu’elle effectue en pratique dans l’affaire Bosphorus peut s’expliquer par le seuil élevé qu’elle a posé pour qu’un tel contrôle soit réalisé : la preuve que la protection était manifestement déficiente doit être apportée pour obtenir la protection juridique de la Cour de Strasbourg. Si ce seuil n’est pas atteint, la CEDH n’exercera alors qu’un contrôle très limité du cas d’espèce.

Conclusion

L’affaire Bosphorus a permis à la CEDH de donner une solution au problème de contrôle de conformité du droit communautaire au regard de la CESDHLF. Tout en reconnaissant la spécificité de l’ordre juridique communautaire, la Cour réussit à concilier le système communautaire avec le système de protection des droits fondamentaux de la Convention. Il reste cependant à la Cour à clarifier les modalités de ce contrôle, en attendant l’adhésion de l’UE à la Convention, qui résoudrait toute difficulté.

BIBLIOGRAPHIE

Jurisprudence

o Commission EDH, 10 juillet 1978, CFDT c/ Communautés européennes o Commission EDH, 9 juillet 1990, M & Co c/ Allemagne o CEDH, 28 juillet 1995, Protocola c/ Luxembourg o CEDH, 15 novembre 1996, Cantoni o CEDH, 18 février 1999, Matthews c/ Royaume-Uni o CEDH, 10 mars 2004, Senator Lines o CEDH, 30 juin 2005, Bosphorus c/ Irlande

European Public law (Volume 13, Issue 1 – February 2007) “Does the European Court of Human Rights Provide Protection from the European Community?” – The case of Bosphorus Airways – C. Eckes

Common Market Law Review (Volume 43, number 1 – February 2006) – S. Douglas-Scott

L’Europe des Libertés « L’arrêt Bosphorus de la CEDH : quand le juge de Strasbourg pallie le retard du constituant de l’Union européenne en matière de protection des droits fondamentaux » – Fabienne Kauff-Gazin

European Constitutional Law Review (volume 2, 2006) “Limited Responsibility of European Union member states for actions within the scope of community law – judgement of 30 June 2005, Bosphorus Airways v. Ireland” – Steve Peers