La grève: étude comparée du droit français et du droit allemand

 Comme l’écrit Jean Pélissier dans son ouvrage de droit du travail, la grève est un instrument d’expression et de défense essentiel pour les travailleurs. Elle symbolise l’existence d’un conflit collectif du travail. Ce premier moyen de lutte à la disposition des salariés se retrouve aussi bien en Allemagne qu’en France. Mais si la grève est pratiquée dans les deux pays, il faut néanmoins noter que l’Allemagne est plus « docile »[1] que la France dans ce domaine. En effet, chez nos voisins allemands, les grandes grèves générales d’une durée de plusieurs semaines sont des phénomènes isolés. Cela est-il dû au fait que la France admet formellement l’existence d’un droit de grève depuis le préambule de la Constitution de 1946 tandis que l’Allemagne reconnaît seulement dans l’article 9 paragraphe 3 de sa Loi fondamentale la liberté des coalitions en vue de la préservation et de l’amélioration des conditions de travail et des conditions économiques? De cette liberté de coalition dont toute personne dispose, découle également, d’après la jurisprudence, un droit fondamental collectif indépendant, à savoir le droit de mener un conflit collectif du travail ou Arbeitskampfrecht, sans quoi l’autonomie tarifaire des partenaires sociaux serait inefficace. Ce droit de conduire un conflit collectif du travail comprend le droit de grève qui est, comme l’Arbeitskampfrecht, un droit fondamental collectif, puisqu’il est indissociable de l’organisation des syndicats. A l’inverse, la France accorde un droit individuel de grève, indépendamment de toute organisation. C’est là que réside la principale différence entre les deux Etats.

Cette distinction est à garder à l’esprit lors de l’étude de la définition juridique de la grève (I). En revanche elle est d’une moindre importance en ce qui concerne les conséquences du droit de grève (II).

 

I La définition plus ou moins stricte de la grève

Dans les deux systèmes juridiques, les constituants souhaitaient que le législateur se charge de la réglementation du droit de grève, mais à part quelques dispositions éparses en France ou bien des règles en droit allemand concernant seulement les conséquences de ce droit, c’est à la jurisprudence que l’on doit la définition du droit de grève : il s’agit d’un arrêt de travail collectif et concerté (A) en vue de revendications (B). Si la définition est à peu près semblable dans les deux pays, les exigences ne sont pas entendues de la même manière.

  1. La cessation collective et concertée de la prestation de travail

Lorsqu’un individu exerce son droit de grève, il décide de cesser l’exécution de sa prestation de travail. Cette retenue de l’obligation en droit français comme en droit allemand concerne nécessairement toute la prestation de travail. La chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 2 février 2006 a en effet considéré que la grève ne pouvait se limiter à une obligation particulière du contrat. La grève perlée, qui consiste à exécuter le travail au ralenti ou dans des conditions volontairement défectueuses, ne bénéficie pas de « l’immunité attachée au droit de grève »[2], puisqu’en effet il n’y a pas de cessation véritable du travail. En revanche, la durée, définie ou non préalablement, de l’arrêt de travail n’influence pas la licéité de la grève : les grèves courtes et répétées appelées dans les manuels « débrayages » sont donc admises, à condition qu’elles n’entraînent pas une désorganisation complète de l’entreprise[3]. Le juge devra tracer une ligne de partage entre la désorganisation de la production, qui est une conséquence naturelle du droit de grève, et la désorganisation de l’entreprise elle-même. En Allemagne, les « débrayages » correspondent à l’expression Wellenstreik et cette forme de grève est également considérée comme licite. 

Pour qu’un mouvement soit qualifié juridiquement de grève, il faut que la cessation du travail soit collective et concertée. Cette exigence ne recouvre pas la même réalité dans les deux ordres juridiques. En France, les droits économiques et sociaux, bien qu’exercés en commun, sont avant tout des droits de l’individu[4]. La chambre sociale de la Cour de cassation l’affirme clairement pour le droit de grève dans un arrêt du 10 octobre 1990 : « Tout salarié a un droit personnel à la grève ». Cependant, il est indispensable que plusieurs salariés arrêtent en même temps le travail, bien que la grève puisse être le fait d’une minorité. La jurisprudence exige que la cessation soit collective et concertée, mais on ne voit pas très bien ce que le caractère concerté ajoute au caractère collectif. La concertation signifie la rencontre de plusieurs volontés individuelles, or pour la cour de cassation cette rencontre se manifeste déjà par la cessation collective du travail. La grève ne nécessite ni un vote ni une convention, il n’existe aucune obligation de consulter le personnel par référendum même si les syndicats en organisent souvent un dans la pratique. Une grève peut se déclencher en dehors de toute organisation syndicale : les grèves « sauvages » ou « spontanées » sont donc licites. Contrairement à la France, l’Allemagne adopte une conception organique de la grève, ce qui interdit ces grèves « sauvages ». Les luttes salariales doivent résulter de l’initiative d’une organisation syndicale mais celle-ci n’a pas toute liberté pour déclencher un tel mouvement. Pendant la période de validité d’une convention tarifaire entre les partenaires sociaux, la grève constitue une entorse aux obligations contractuelles. Il existe en effet une obligation de paix sociale ou Friedenspflicht: « ce devoir imposé par la jurisprudence aux partenaires sociaux et en premier lieu aux syndicats implique la renonciation à la grève et à toute sorte de conflit du travail dans le but de modifier l’accord en vigueur. La négociation est prioritaire et jusqu’à expiration ou résiliation de l’accord collectif en vigueur le seul moyen licite »[5]. Cette définition du  Friedenspflicht renvoie au principe du Ultima-Ratio-Mittel ou le principe du dernier moyen. La grève apparaît comme l’ultime remède et non un remède « normal » pour régler les conflits. Tout un processus est nécessaire avant le lancement d’une grève : une convention collective arrive à son terme, les partenaires négocient, les négociations échouent, l’échec de ces négociations est rendu public, se met alors en place une tentative de conciliation, puis s’organise une consultation à la base des membres du syndicat concernant la grève et dès lors que la majorité des membres donne son accord pour la grève, le syndicat appelle à la grève. Ce processus montre que le concept clé en droit du travail allemand reste le partenariat social, la négociation est la priorité.

 

 

  1. Une cessation du travail en vue de revendications

La chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 23 octobre 2007 a défini la grève comme « un arrêt collectif et concerté du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles ». Des revendications sur la rémunération[6], sur la protection de l’emploi[7], ou encore sur la fourniture d’un moyen de transport ou l’octroi d’indemnités de grand déplacement[8] constituent des revendications professionnelles justifiant l’exercice du droit de grève. Les grèves politiques sont prohibées parce que d’une part elles fausseraient le jeu des institutions constitutionnelles[9] et d’autre part les syndicats doivent faire preuve de neutralité politique. Cependant, la grève présente souvent un caractère mixte. Dans le secteur public, malgré des particularités et des exceptions, le droit de grève est reconnu et lorsque les agents de l’Etat se mettent en grève, ils cherchent indéniablement à infléchir la volonté des gouvernants. En 1971, la Cour de cassation a même considéré que la participation à une journée nationale de protestation contre la politique sociale du gouvernement était couverte par le droit de grève[10]. Dans le système juridique allemand, l’illicéité des grèves politiques est sans ambiguïté puisque les fonctionnaires ne bénéficient pas du droit de grève. Cette prohibition trouve son fondement dans la réglementation de leur statut par le droit public, qui fixe les conditions de travail de manière unilatérale au moyen d’une loi ou d’un règlement. La convention collective ne peut par conséquent jouer aucun rôle. Or, la grève a pour objectif la conclusion d’une nouvelle convention collective. En lien avec l’Ultima-Ratio-Prinzip, évoqué plus haut, la grève en Allemagne ne peut pas non plus servir à résoudre un conflit juridique. Lorsqu’il s’agit effectivement de savoir si certains droits résultent de la convention collective et que les salariés exigent leurs respects par l’employeur, ces questions doivent faire l’objet d’une décision de justice, une décision arbitrale ou un accord à l’amiable. En France, il est admis d’exercer son droit de grève en raison d’un différend juridique.

Au-delà de l’objet des revendications, il existe également des différences sur la présentation de ces revendications ainsi que sur leurs caractères. En France, les revendications doivent être exposées préalablement à l’employeur mais le rejet préalable de ces revendications ne constitue pas une condition d’exercice du droit de grève. Si tel était le cas, l’employeur pourrait paralyser l’exercice du droit de grève, en réservant pendant plusieurs semaines sa réponse[11]. La grève considérée comme un ultime remède en Allemagne suppose à l’inverse que les revendications aient été préalablement rejetées. La Cour de cassation française n’exige pas non plus que les prétentions des salariés puissent être satisfaites par l’employeur[12]. L’Allemagne n’adhère pas à cette position puisque la grève doit avoir un objectif qui peut être réglé par une convention collective et cette grève doit se diriger uniquement contre celui qui a le pouvoir de conclure une telle convention. En France, à partir d’un arrêt d’Assemblée plénière de la Cour de cassation de 1986, le juge des référés avait compétence pour apprécier le caractère raisonnable ou non des revendications, mais cette position très critiquée par la littérature a été remise en cause par la Cour d’appel de Paris puis par la Cour de cassation elle-même en 1992. La seule véritable limite en France est le refus de l’autosatisfaction des revendications. Les salariés ne peuvent modifier eux-mêmes et dans le sens qu’ils revendiquent leurs conditions de travail ou leurs horaires.

 

II Les conséquences plus ou moins semblables du droit de grève

Un mouvement collectif, dès lors qu’il est qualifié juridiquement de grève, entraîne des conséquences particulières, d’abord en ce qui concerne le contrat de travail (A), ensuite par rapport au pouvoir de direction du chef d’entreprise (B).

  1. L’effet de la grève sur le contrat de travail

Le salarié gréviste cesse de travailler et par conséquent ne remplit plus l’obligation issue du contrat de travail. Pour autant, il ne viole pas son obligation contractuelle. La mise en œuvre du droit de grève constitutionnellement reconnu ne peut conduire à la rupture du contrat de travail. Ce principe est posé clairement à l’article L2511-1 du Code du travail, faisant suite à deux arrêts de principe de la Cour de cassation[13]. Si le contrat n’est pas rompu, il est néanmoins suspendu, ce qui signifie que les parties sont libérées de leurs obligations respectives. Le refus du salarié de fournir la prestation de travail donne à l’employeur le droit de ne pas payer de salaire mais uniquement dans l’exacte proportion de l’interruption du travail. La suspension du contrat de travail a pour conséquence que le salarié à la fin de la grève doit retrouver son emploi avec son ancienneté, à moins qu’une faute lourde ne lui soit imputable d’après la suite de l’article L2511-1 du Code du travail. En Allemagne, la grève licite entraîne également la suspension du contrat de travail et non la résiliation. Les parties au conflit ne souhaitent pas mettre fin à la relation de travail mais seulement la poursuivre à de nouvelles conditions. Les obligations principales de part et d’autre sont en suspens. En revanche, les obligations accessoires se poursuivent. C’est pourquoi le salarié est par exemple toujours tenu de ne pas dévoiler les secrets de l’entreprise ou de ne pas lui faire concurrence.

Pendant longtemps, la Cour de cassation n’accordait que des dommages et intérêts au salarié licencié à la suite d’une grève[14]. Par deux lois de 1985 puis par l’article L2511-1 du Code du travail, il résulte que « tout licenciement prononcé en absence de faute lourde est nul de plein droit ». La Cour de cassation a pris note de cette consécration législative et a de ce fait reconnu le droit à la réintégration du salarié dans un arrêt de principe du 26 septembre 1990. De plus, le licenciement pour exercice du droit de grève constitue une faute civile de l’employeur. La rupture du contrat de travail après la participation à une grève étant toujours présumée illicite, la preuve de la faute lourde pèse sur l’employeur. Le licenciement en Allemagne fondé sur la participation à une grève licite serait considéré comme injustifié socialement d’après le §1 Abs.1 Kündigungsschutzgesetz[15] et n’aurait aucune valeur légale. Le salarié dispose alors du droit d’intenter une action en justice et si le tribunal constate la nullité du licenciement, on considèrera que le contrat de travail n’a jamais été rompu et le salarié aura une prétention au paiement de sa rémunération. On pourrait penser qu’une sanction disciplinaire moins lourde que le licenciement trouverait à s’appliquer mais la Cour de cassation rejette cette éventualité[16]. Le règlement intérieur ne s’applique plus en cas de grève. En Allemagne, cette interdiction de mesures disciplinaires se retrouve dans le §612a Bürgerliches Gesetzbuch[17].

 

  1. L’influence de la grève sur le pouvoir de direction du chef d’entreprise

En réaction à une grève, deux solutions s’offrent à l’employeur : soit il décide de poursuivre son activité, soit il l’arrête. S’il choisit de continuer à exploiter son entreprise, il va devoir prendre des mesures pour organiser différemment le travail. Il peut par exemple demander aux non-grévistes d’exécuter des tâches qui ne relèvent pas de leurs missions habituelles. Cependant, les non-grévistes peuvent s’opposer à fournir un travail qui ne correspond pas à leur niveau de qualification. L’article L1242-6 du Code du travail interdit à l’employeur de conclure des contrats de travail à durée déterminée pour remplacer un salarié gréviste. Il n’est pas non plus permis de faire appel à des salariés appartenant à des entreprises de travail temporaire. Cette interdiction est tempérée dans les services publics par l’exigence de la continuité du service. L’employeur dispose tout de même du droit de faire appel à des entreprises de sous-traitance ou d’accepter le concours de bénévoles. En Allemagne, l’employeur est libre de poursuivre l’activité de l’entreprise, c’est ce qu’on appelle la Strategie der öffenen Tür ou « porte ouverte » mais il supporte alors le risque de la rémunération pour tous les salariés qui veulent travailler.

L’employeur peut opter à l’inverse pour la cessation de l’activité. Cette faculté de l’employeur est bien différente en France et en Allemagne. En France, toute riposte collective à la grève pour faire pression sur les salariés en ne payant pas les salaires, qualifiée de lock-out, est en principe prohibée pour l’employeur. Lorsque l’employeur viole cette interdiction, il commet une faute contractuelle puisqu’il y a inexécution fautive du contrat de travail. Le lock-out est interdit, mais cela n’empêche pas l’employeur de fermer temporairement l’entreprise dès lors qu’il ne porte pas atteinte à l’exercice du droit de grève. Cette fermeture doit être justifiée par une situation contraignante, à savoir l’impossibilité de fonctionnement de l’entreprise, due ou à un cas de force majeure ou à un risque pour l’ordre et la sécurité des personnes ou des biens, ou encore quand l’employeur n’a pas réussi à obtenir l’expulsion des grévistes occupant les lieux de travail. Dans ces conditions uniquement, l’employeur est dispensé de son obligation de verser les salaires aux non-grévistes. En Allemagne, l’employeur peut fermer son entreprise ou pratiquer le lock-out. Le Bundesarbeitsgericht ou la Cour fédérale du travail estime que l’employeur n’est pas obligé de faire de la résistance face à la grève et il peut cesser son activité. Il décide seul du maintien en état de l’entreprise et les tribunaux du travail n’exercent pas un contrôle postérieur sur ce choix. Les non-grévistes porteront le risque du conflit collectif ou Arbeitskampfrisiko et ne pourront recevoir aucun salaire. A côté de cette possibilité, le lock-out est une réponse admise et trouve son fondement dans l’affirmation du principe de « l’égalité des armes » ou Kampfparität. Le lock-out défensif ou Abwehraussperrung, qui consiste à réagir à une mesure de conflit prise par les salariés, est licite car il permet de compenser le déséquilibre né de la grève. L’employeur renvoie plusieurs salariés de leur travail et ne leur verse pas de rémunération. Ce moyen de lutte est légal lorsqu’il est organisé par un groupement d’employeurs et qu’il respecte le principe de proportionnalité. Il entraîne les mêmes conséquences que la grève, à savoir la suspension du rapport de travail.

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

Droit français :

-B.BOSSU, F.DUMONT, P-Y.VERKINDT, Droit du travail, Montchrestien, 2011.

- J.PELISSIER, G.AUZERO, E.DOCKES, Droit du travail, Précis Dalloz, 2010.

-A.SUPIOT, Droit du travail, Que sais-je, PUF 2011.

 

 

Droit allemand:

-T.DIETERICH, Erfurter Kommentar zum Arbeitsrecht, 12.Auflage, Beck, 2012.

-W.DÜTZ, Arbeitsrecht [mit Fällen und Aufbauschemata], 15.Auflage, Beck, 2010.

-O. KAUFMANN, Wörterbuch Arbeits- und Sozialrecht: Französisch-Deutsch, Deutsch-Französisch, Beck, 2004.

-H.VORLÂNDER, « Pourquoi y a-t-il si peu de grèves en Allemagne? », Cités, 2011/2 n°46, p153-158.

-R.WÖRLEN und A.KOKEMOOR, Arbeitsrecht, 9.Auflage, Carl Heymanns Verlag, 2009.

-Arbeitsgesetze, 77.Auflage, 2010.

 

Sites internet:

-www.legifrance.gouv.fr/

-http://www2.jura.uni-hamburg.de/moritz/09-ksch/arbeitsrecht/kuendigung.html

 

 


[1] Vorländer Hans, « Pourquoi y a-t-il si peu de grèves en Allemagne ? », Cités, 2011/2 n°46, p153-158.

[2] Droit du travail, Bernard Bossu, François Dumont, Pierre-Yves Verkindt, Montchrestien, 2011.

[3] Soc. 26 février 1975.

[4] Droit du travail, Jean Pélissier, Gilles Auzero, Emmanuel Dockès, Précis Dalloz, 2010.

[5] Dictionnaire de droit du travail et de droit de la sécurité sociale français-allemand/allemand-français, Kaufmann, 2004.

[6] Soc. 12 décembre 2000.

[7] Soc. 4 avril 1990.

[8] Soc. 18 juin 1996.

[9] Soc. 23 mars 1953.

[10] Soc. 30 mars 1971.

[11] Droit du travail, Bernard Bossu, François Dumont, Pierre-Yves Verkindt, Montchrestien, 2011.

[12] Soc. 23 octobre 2007.

[13] Crim. 28 juin 1951 et Soc. 28 juin 1951.

[14] Soc. 31 mars 1982, arrêt Talbot.

[15] Loi pour la protection contre le licenciement.

[16] Soc. 16 décembre 1992.

[17] Code civil allemand.