La loi espagnole sur les violences faites aux femmes : l'instauration d'une discrimination à rebours ?, par Sophia Mansouri

Le comité des Nations unies pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes a interpellé le gouvernement espagnol sur le phénomène social que représente la violence faite aux femmes, fruit du machisme fortement ancré dans la société espagnole, ainsi que sur l'augmentation des homicides qui en résultent. Ainsi, la loi 1/2004 du 28 décembre relative aux mesures de protection intégrale contre la violence de genre fut adoptée. Cette loi d'avant-garde, inédite en Europe, permet d'appréhender des situations auxquelles les femmes devaient faire face et qui n'avaient pas fait l'objet d'un traitement juridique spécifique. Désormais, la violence subie par certaines n'est plus un «délit invisible». Néanmoins, cette disposition légale, voulant instaurer un équilibre entre hommes et femmes, ne fait qu'entériner un principe de différence des sexes légalisant une discrimination à rebours ou «inversée» à l'égard des hommes. En matière de discrimination, le droit espagnol a subi une évolution considérable depuis la fin de la dictature menée par le général Francisco Franco, évolution particulièrement sensible depuis l'adoption de la constitution de 1978. Celle-ci, dans son article 14, proscrit toute discrimination quelle qu'elle soit, et met en place un recours (recurso de amparo) permettant aux justiciables de saisir le Conseil constitutionnel (Tribunal constitucional) lorsqu'ils sont victimes de discriminations et atteints dans les droits garantis aux articles 14 à 29 de la Constitution espagnole. Cette spécificité juridique espagnole n'existe pas dans le droit français. Le juriste français analyse donc cette pratique constitutionnelle à la lumière de son propre droit, et se rend compte que, contrairement aux craintes du législateur de la République française, elle n'a pas fait l'objet d'abus alors qu'il n'existe pas de procédure de sélection des recours individuels. Au contraire, elle engendre une réelle amélioration du droit espagnol, faisant matériellement participer le citoyen à l'élaboration du droit, et constitue, par conséquent, un progrès considérable dans un Etat de droit. La loi organique espagnole 1/2004 du 28 décembre sur les mesures de protection intégrale contre la violence de genre (violencia de género, gender violence) a pour origine un phénomène social: la violence faite aux femmes. La particularité de cette violence en Espagne résidait dans le fait de l’occulter et de prétendre qu'elle n'appartenait qu'à la sphère privée, celle du couple, bien que le préambule de la convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discriminations envers les femmes du 18 décembre 1979, à laquelle la France et l'Espagne sont parties, mentionne que «la discrimination généralisée contre les femmes existe toujours». Cependant, ladite loi de 2004 engendre un certain manquement à l'égalité dans la protection contre la violence au détriment des hommes ou des couples homosexuels puisqu'elle n'est applicable que lorsque l'auteur des violences est un homme et que la victime est une femme. Le terme de violence vient du latin «vis» qui signifie «force». C'est l’utilisation ou l’abus de la force, de la contrainte, de l'intimidation, l’emploi d’une domination physique et ou morale sur une personne, qui se voit atteinte dans son intégrité corporelle et ou morale. L'Organisation des Nations unies a défini, en 1993, cette violence à l'encontre des femmes comme suit : «tout acte de violence dirigé contre le sexe féminin et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée». La loi espagnole constitue-t-elle une discrimination envers les hommes, ou ne correspond-elle qu'à un «coup de pouce à l'égalité» (J. Bougrab, Les discriminations positives, Dalloz, septembre 2007) entre les sexes, ne faisant donc que compenser un déséquilibre dû à une réalité de fait? Le développement s'attachera à démontrer que la disposition législative espagnole est une réelle avancée bien qu'elle puisse être apparentée à une réglementation discriminatoire pour les membres de l'autre sexe. Mais n'est-ce pas là le seul moyen de provoquer un changement des mentalités ?

Naissance de la loi et signification du terme clé. La réglementation espagnole eut comme point de départ l'idée selon laquelle il existait une suprématie d'un genre ou d'un sexe sur l'autre, idée répandue dans une Espagne où de nombreuses discriminations laissent transparaître des inégalités entre hommes et femmes, violant ainsi les principes d'égalité des droits et du respect de la dignité humaine. D'ailleurs, il convient de mettre l'accent sur le terme utilisé par le législateur espagnol. Il emploie le vocable de Género (genre) car celui-ci fait appel aux droits, aux responsabilités et aux fonctions mis en place par la société, alors que le terme de sexe se réfère davantage aux différences physiologiques existant entre hommes et femmes. Il s'agit là d'une divergence d'approche entre les législateurs espagnol et français, ce dernier préférant une terminologie plus biologique que juridique. La dite loi constitue un progrès important dans cette jeune démocratie encore marquée par la figure du pater familias, institution qui fut remise en cause en France grâce aux avancées faites entre 1968 et 1975. La réglementation de cette violence et les mesures développées. La loi de 2004, réglemente, pour la première fois, la violence faite aux femmes. En effet, la loi espagnole institue des mesures d'aide et d'assistance aux victimes très développées, et ce dans divers domaines, tels que : le travail: la réduction du temps de travail, l'autorisaton d'absence de son poste de travail justifiée en cas de mauvais traitements, un programme de réinsertion professionnelle, l'octroi de pensions d'incapacité, la possibilité de mobilité géographique, de suspension ou d'extinction du contrat de travail; la justice: avec des tribunaux exclusivement compétents et des procureurs spécialisés dans ce domaine, le durcissement des peines encourues, la création de l'observatoire national de la violence faite aux femmes et de la délégation du gouvernement contre la violence faite aux femmes, deux organismes rattachés au Ministère du travail; la police: la loi va dans deux sens, vers la protection des victimes en créant des corps nationaux de police, et vers la rééducation de l'auteur de l'acte prévoyant qu'un agresseur condamné puisse suivre un programme de réhabilitation en prison; l'économie: en prévoyant des aides financières pour les femmes victimes directes (ou pour les victimes par ricochet, en cas de décès de la femme battue) disposant de faibles ressources. Ces aides sont l'assistance juridique et sociale gratuite et la mise en place d'un fonds auquel ont accès les Communautés autonomes pour faciliter l'homogénéité et l'application de la loi au niveau local, et la priorité d'accès à des logements; les médias: toute image ou représentation sexiste de la femme n'est désormais plus tolérée; par exemple la publicité, qu'elle soit publique ou privée, devra être exempte de tout contenu stéréotypé ou discriminatoire. Le projet de loi français du 19 décembre 2007 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations transpose, entre autres, la directive 2004/113/CE du 13 décembre 2004 mettant en oeuvre le principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans l'accès et la fourniture de biens et services. Ce projet interdit, dans ces domaines, les discriminations directes ou indirectes fondées sur le sexe. Néanmoins, dans son article 2§4°, il exclut de son champ d'application, contrairement à la loi espagnole, les médias et la publicité. Cela implique que l'interdiction des discriminations fondées sur le sexe en matière d'accès aux biens et services et de fourniture de biens et services ne vaut pas pour le contenu des médias et de la publicité. La loi espagnole va donc beaucoup plus loin dans la protection apportée aux femmes. Cependant un plan global triennal 2008-2010 du 21 novembre 2007 de lutte contre les violences faites aux femmes envisage de traiter de la question de l'image de la femme dans les médias et la publicité par le biais de campagnes médiatiques de sensibilisation et de pourparler avec les professionnels concernés afin d'élaborer «une Charte éthique». la scolarité: l'enseignement de l'égalité entre hommes et femmes est désormais de rigueur dans les établissements scolaires, de même que le respect à la dignité des femmes qui ne sont plus, depuis 1999, sous la dépendance maritale. Le plan triennal français prévoit aussi de sensibiliser les jeunes à la violence faite aux femmes au sein des établissements scolaires, des bibliothèques, des maisons des jeunes et de la culture... La discrimination «inversée». Néanmoins, dès les premières lignes de la loi, le juriste français se rend compte qu'elle institue un déséquilibre flagrant entre hommes et femmes. En effet, elle crée une discrimination primaire en faveur des femmes, car cette loi opère une distinction entre personnes à raison du sexe, et va donc à l'encontre de la loi organique 3/2007 du 22 mars 2007 pour l'égalité effective entre hommes et femmes. Dans ce cas, certains auteurs parlent de «privilèges législativement protégés», qui, tout en étant discriminatoires, ont pour but de compenser, par des avantages, un ensemble de personnes, les femmes, désavantagées dans les faits, ou «à réduire les inégalités existant dans la réalité de la vie sociale» (arrêt du 25 octobre 1988 Commission contre France, affaire 312/86, point 15). Concernant «la parité» en France (loi n°2000-493 du 6 juin 2000 tendant à favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives), une telle discrimination positive a dû faire l'objet d'une révision constitutionnelle puisque la Constitution française n'autorisait pas une telle disposition. En revanche, la Constitution espagnole ne prévoit pas cette discrimination positive, mais n'a pourtant fait l'objet d'aucune révision concernant la parité (Ley Orgánica 3/2007 para la igualdad efectiva de mujeres y hombres du 22 mars qui ajoute un article 44bis à la ley Orgánica 5/1985 del Régimen Electoral General du 19 juin) ou la violence faite aux femmes parce que le législateur ibérique considère que l'interdiction de toute discrimination n'empêche pas l'introduction d'une discrimination positive pouvant compenser une situation de faiblesse intrinsèquement due à la réalité sociale. La discrimination positive a pour but de mettre en place des politiques qui octroient à un groupe minoritaire, social, ethnique, un traitement préférentiel dans l'accès à certains biens, fonctions, services ou emplois. Dans le cas, par exemple, de la parité, elle consiste en un traitement inégal entre hommes et femmes qui a pour objectif de réduire les inégalités dans l'accès des femmes aux mandats électoraux, et de rétablir une égalité faisant défaut. Mais tout traitement différencié n'est pas forcément une discrimination positive. En effet, les mesures spécifiques destinées à assurer la protection d'un groupe vulnérable ont pour but de protéger des catégories de personnes sans distinction des caractéristiques biologiques, de la race, de l'appartenance à une minorité nationale..., alors que c'est le cas de la discrimination positive, telle qu'elle existe dans les Etats l'ayant adoptée comme l'Inde ou les Etats-Unis. Le critère d'appartenance au groupe ne tient pas à une particularité physiologique comme le sexe, l'origine ethnique ou la couleur de la peau. Ces mesures spécifiques ont pour finalité de combler une situation de faiblesse, de protéger par exemple les personnes les plus exposées aux agressions qu'elles soient physiques, morales ou sexuelles et d'aligner, de façon générale, le niveau de vie de ces personnes fragilisées sur celui de la majorité de la population en leur fournissant des aides à la personne telles que des revenus constitués par des allocations, des prestations, des aides au logement... Une protection juridique de ces personnes est parfois indispensable. Tel est le cas, par exemple, de la protection qui peut être apportée aux mineurs, aux handicapés mentaux et physiques, aux personnes agées, aux femmes enceintes (ce n'est pas le sexe qui est déterminant ici mais l'état de grossesse), aux malades. Ce sont les personnes que le code pénal français qualifie de personnes d'une « particulière vulnérabilité » (article 223-15-2 du code pénal). Dans ce cas, le code pénal fait de cette vulnérabilité une condition aggravante de l'infraction (article 221-4 du code pénal). Concernant les violences (articles 222-8 à 222-14 du code pénal), les peines sont supérieures à celles encourues pour des violences exercées sur des personnes non vulnérables. La différence entre les deux concepts (discriminations positives et mesures spécifiques de protection) est ténue mais réelle: les premières luttent contre la discrimination alors que ce n'est pas le cas des secondes. Ainsi, la loi espagnole pourrait être plus susceptible de s'apparenter à une mesure spécifique de protection plutôt qu'à une discrimination positive. Il paraît inopportun, pour un juriste français, d'établir, tel que le fait la loi espagnole, une présomption irréfragable concernant la supériorité d'un sexe sur l'autre, considérant de façon générale que l'homme dispose d'une force supérieure à celle de la femme. En effet, certains auteurs considéraient qu'une telle loi admettait implicitement une supériorité masculine et que les femmes (puisque la loi exclut les cas de violence concernant toute autre catégorie de la population) étaient considérées comme étant physiquement faibles. N'est-ce pas là instituer, au sein même de la loi, une discrimination entre hommes et femmes, généralisant et légalisant de façon absolue une certaine vision caricaturale et stéréotypée de la condition homme-femme? A titre d'exemple, une juge du tribunal pénal numéro 1 de Murcie eut à traiter d'une affaire ( juzgado de lo penal uno, en Murcia, a 3 de agosto de 2005, auto n°547/05 ) dans laquelle les époux s'étaient mutuellement agressés: au regard de la loi, l'attitude de l'homme est considérée comme un délit alors que celle de la femme n'est qu'une faute. C'est pourquoi, afin d'éviter une telle situation, la magistrate saisit le «Tribunal Constitucional» (articles 161 et 53§2 de la Constitution espagnole) afin que les dispositions afférentes de la loi soient déclarées inconstitutionnelles et, spécifiquement, l'article 171.4 du code pénal espagnol issu de la loi de 2004. Cet article dispose que la condition masculine du défendeur est une condition aggravante lorsqu'il s'agit de menaces légères alors qu'elle ne l'est pas pour la femme et impose des peines supérieures lorsque l'agresseur est un homme. La juge estime que cela viole le principe de proportionnalité et du droit à l'égalité. Le recours est toujours pendant devant la section 3 du Tribunal constitucional. Il convient ici de noter que cet article du code pénal espagnol instaure de fait une discrimination et passe outre, dans l'application qui peut en être faite par le juge, un principe cardinal du droit pénal: la présomption d'innocence. Tout homme dénoncé comme étant violent est de fait présumé coupable, ce qui engendre une utilisation frauduleuse de cette loi par certaines femmes désirant obtenir un divorce rapide ou avantageux. Cela ne remet pas en cause la charge de la preuve, qui en matière pénale, en Espagne comme en France, incombe au demandeur, en l'occurrence à la femme battue. Mais face à une prétendue situation de violence conjugale, un juge espagnol peut se montrer moins exigeant, à l'égard de la femme, dans la présentation des preuves puisqu'il dispose d'une marge de manoeuvre plus large que celle du magistrat français. D'autre part, cette disposition permet au juge espagnol de résoudre deux situations identiques (une agression perpétrée par une femme et une autre par un homme) de façon différente selon le sexe de la personne se présentant à lui, alors qu'il est commun de considérer que la non-discrimination consiste en un traitement identique de situations similaires. Il est fort peu probable que le Tribunal constitucional sanctionne cette disposition légale sur la base de l'article 14 de la Constitution. La violence conjugale en France. Le problème de la violence conjugale et de son traitement juridique se pose aussi en France. Outre le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, faisant partie du bloc de constitutionnalité, qui «garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme», la loi n°92-683 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions générales du code pénal choisit une autre approche que celle préconisée par le législateur outre Pyrénées qui, sur le plan du vocabulaire employé, semblerait être plus adéquate, et dispose que «la qualité de conjoint, de concubin ou de partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité constitue une circonstance aggravante des atteintes volontaires à l'intégrité de la personne». De plus, la loi n°2004-439 du 26 mai 2004, qui réforme les règles du divorce, prévoit, dans le cas d'un conjoint violent, mettant en danger son épouse et ou ses enfants, la possibilité qu'il soit expulsé du domicile conjugal par une procédure d'urgence devant le juge aux affaires familiales, avant même toute procédure de divorce. Le plan français de lutte contre les violences à l'encontre des femmes du 24 novembre 2004 s'est inspiré de l'avant-projet de la loi espagnole de 2004. Il prévoit un dispositif en matière de sécurité des victimes, de travail, d'aides financières, d'hébergement, une coopération accrue avec la police. Néanmoins, ce plan reste modeste et ne prend pas en considération l'ampleur d'une telle violence puisque nul texte (hormis la loi ci-dessous mentionnée) n'a été adopté afin d'en concrétiser les dispositions. Cependant, il mentionne la possible élaboration d'un code des droits de la femme. En plus des dispositions du code pénal qui prévoient les peines des auteurs de violences, la loi n°2006-399 du 4 avril 2006, renforçant la prévention et la répression des violences au sein d'un couple ou commise contre les mineurs, modifie certaines dispositions des codes civil et pénal afin de les adapter à la réalité des choses. Ainsi l'âge légal du mariage est dorénavant fixé à 18 ans pour l'homme et la femme (article 144 du code civil); le viol entre époux est inscrit à l'article 222-22 du code pénal; les partenaires d'un PACS et les « ex-conjoints » qu'ils aient été mariés, pacsés ou concubins sont reconnus comme pouvant être auteurs de violences conjugales. La faiblesse de la législation française en la matière réside dans sa dispersion, sa dissémination et sa brièveté alors que la réglementation espagnole, d'une grande précision, reprend, au sein d'une seule loi, toutes les dispositions et mesures de sauvegarde utiles aux femmes sous l'emprise de violences conjugales. Qu'en est-il des hommes? La loi espagnole ne prend pas en compte 8 % de la population correspondant aux hommes qui subissent de telles violences. Dans la législation française, la qualité d'homme importe peu, la circonstance aggravante étant le fait d'être le conjoint, féminin ou masculin. De ce fait, le législateur français ne laisse subsister aucun doute: quel que soit le sexe de la personne incriminée, l'application de la loi sera identique. Les réactions doctrinales et jurisprudentielles. Certains praticiens en Espagne ont accueilli très favorablement cette loi. C'est le cas, par exemple, d'une magistrate du tribunal provincial de Alicante en août 2006 qui, en se fondant sur la loi contre la violence faite aux femmes de 2004, a interdit un mariage entre une femme battue et son conjoint en prison alors même que la loi ne prévoyait pas cette possibilité. Afin de protéger cette femme contre elle-même et son conjoint la juge prend l'initiative d'aller plus loin que la lettre de la loi. D'une façon générale, la doctrine fut favorable à l'adoption d'une pareille loi considérant que la violence envers les femmes n'incarne pas un problème cloisonné à la sphère privée. Elle constitue, au contraire, le symbole le plus brutal de l'inégalité existant dans un Etat de droit, d'autant plus qu'en Espagne l'article 15 de la Constitution prévoit le droit de tous à la vie, à l'intégrité physique et morale. D'autres auteurs, à l'inverse, parlent « de violences institutionnelles contre les hommes » ou de « populisme normatif ». Dans un arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes n°C-409-95 du 11 novembre 1997 Hellmut Marshschall contre Land Nordrhein-Westfalen (traitant des dispositions nationales qui favorisent les femmes à qualifications professionnelles égales avec les hommes là où elles sont en sous représentation), il fut jugé que des dispositions nationales favorisant un sexe sur l'autre sont admises «dès lors qu'une telle règle peut contribuer à faire contrepoids aux effets préjudiciables qui résultent (pour les femmes) ... et à réduire ainsi les inégalités de fait pouvant exister dans la réalité de la vie sociale». Il est probable que cette solution applicable dans le domaine du travail puisse être transposable à la violence faite aux femmes. Donc, le droit communautaire, bien que prohibant les critères de sexe, n'interdit pas les différences de traitement dans l'exercice des droits et libertés reconnus, notamment au regard des buts à atteindre à condition qu'il existe une proportionnalité entre les moyens employés par la mesure concernée et les buts visés. La proportionnalité est le critère décisif qui permet de considérer une inégalité de traitement comme étant une discrimination. Afin de l'évaluer, il est nécessaire, dans le cas particulier qui nous intéresse, de prendre en compte le contexte et les données de fait et de droit qui caractérisent la société espagnole. La loi espagnole a été dictée par des considérations de justice sociale et peut être considérée comme justifiée par un impératif de protection des droits de la femme. Elle aurait été disproportionnée si elle n'avait pas été motivée, par exemple, par des objectifs tenant au droit de la personne, aux droits à la vie, à la sécurité, à la dignité et à l'intégrité physique et mentale (droits mentionnés par l'article 15 de la Constitution espagnole). Mais il n'en est rien car elle ne dépasse pas les limites de ce qui est approprié pour atteindre le but poursuivi. Autre approche: celle de la Cour EDH. En dépit de l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales interdisant toute discrimination, la Cour européenne des droits de l'homme admet qu'une discrimination ne peut être justifiée que s'il existe une circonstance objective et raisonnable poursuivant un but légitime dans une société démocratique, et si la différence de traitement fait appel à un rapport raisonnable de proportionnalité entre la mesure en question et le but visé (arrêt de la CEDH relatif à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique du 23 juillet 1968), ce qui est manifestement le cas concernant la loi espagnole. Par conséquent, si cette loi était contestée devant la Cour EDH, il est peu probable que l'Espagne soit condamnée puisque l'inégalité de droit est nécessaire pour corriger l'inégalité de fait. En outre, il convient d'avancer que l'égalité de traitement entre hommes et femmes face aux violences ne sera probablement pas considérée par la Cour comme violée puisque cette distinction reste objective et raisonnable, les femmes étant infiniment plus touchées par la violence conjugale que les hommes. Aussi, la violence faite aux femmes étant un phénomène auquel l'Espagne doit particulièrement faire face, cette distinction sera certainement jugée utile par rapport aux buts et effets de la loi, et ce, en vue de l'éradication de la violence subie par les femmes.

En conclusion, la loi de 2004 opère une distinction à raison du genre, à l'égard des hommes. Mais instaurer certaines inégalités de droit, dans la limite du raisonnable, n'est-ce pas aussi restaurer une égalité qui faisait alors défaut, répondant ainsi à la persistance des discriminations sexuelles existantes? Dans ce cas, la distinction opérée par le législateur espagnol n'est pas une discrimination illicite.

Bibliographie Ouvrages généraux : ■ J-F. Gerkens, Droit privé comparé, Larcier, 2007, p.179-182. ■ L. Favoreu et alii, Droit des libertés fondamentales, Dalloz, 2ème édition, 2002, p.96-110. ■ E. Loquin et C. Kessedjian, La mondialisation du droit, Litec, Volume 19, 2000, p. 435-453. Ouvrages spécialisés : ■ J. Bougrab, Les discriminations positives, Dalloz, septembre 2007, p.128-143 et p.168-177. ■ G. Madou, Violences conjugales : faire face et en sortir, Editions du Puits Fleuri, 2007. ■ D. Martin, Egalités et non-discrimination dans la jurisprudence communautaire, Bruylant, 2006, p.226-290. ■ E. Pisier, Le droit des femmes, Dalloz, 2007. ■ B. Stirn, Les libertés en question, Montchrestien, 5ème édition, 2004. Textes officiels consultés : ■ Constitution de la République française. ■ Constitución española. ■ Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité dde traitement en matière d'emploi et de travail. ■ Directive 2004/113/CE du 13 décembre 2004 mettant en oeuvre le principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans l'accès à des biens et services et la fourniture de biens et services. ■ La Convention européenne des Droits de l'Homme. ■ Ley orgánica 1/2004, de 28 de diciembre, de Medidas de Protección Integral contra la Violencia de Género. ■ Recommandation du Conseil du 13 décembre 1984 relative à la promotion des actions positives en faveur des femmes. ■ Recommandation du Commité des Ministres aux Etats membres du 30 avril 2002 sur la protection des femmes contre la violence.

Décisions de justice : CEDH ■ CEDH, affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique du 23 juillet 1968, Requête n°1474/62. CJCE ■ CJCE affaire 312/86 Commission contre France du 25 octobre 1988. ■ CJCE affaire n°C-409-95 du 11 novembre 1997 Hellmut Marshschall contre Land Nordrhein-Westfalen. Bases de données consultées : - Accès réservé : ■www.laley.netwww.westlaw.es - Accès autorisé : ■ www.lexinter.net Sites consultés : ■ www.coe.intwww.ec.europa.euwww.femmes-egalite.gouv.frwww.legifrance.gouv.frwww.un.orgwww.who.int