La Neutralité du Net, un principe de droit applicable ? par Thibaut maitre

Abstract

La neutralité du net est un concept de mieux en mieux défini par les autorités nationales de régulation des communications. En revanche, le principe n’est toujours pas consacré par la loi ni en France, ni aux Etats-Unis ou au niveau de l’UE. La justice américaine a restreint par deux fois l’autorité de la FCC sur le sujet tandis que la France et l’UE travaillent sur un cadre législatif depuis 5 ans. La neutralité du net, principe plutôt technique au départ, peut-elle devenir un principe de droit applicable?

 

« Profitez des vidéos YouTube illimitées en 4G ». Les récentes publicités de SFR sont fréquemment reprises et commentées sur le net. Cependant, ce n’est pas l’aspect commercial dont il est question dans la plupart des articles postés sur le net mais des conséquences techniques et juridiques. Cette offre donne en effet une sorte de priorité aux vidéos consultées sur la plateforme vidéo YouTube puisqu’elles bénéficient de la 4G et ne sont pas décomptées du quota alloué aux abonnés. Cette offre, qui peut paraitre séduisante pour le consommateur, remet sur le devant de la scène le principe de la Neutralité du Réseau (Net Neutrality). SFR privilégie ici le site YouTube par rapport aux autres plateformes non seulement en offrant à ses clients un accès privilégié à YouTube mais aussi en offrant à YouTube un accès privilégié aux abonnés de SFR. Aux Etats-Unis, le débat sur la Neutralité du Réseau est récurrent et, contrairement aux opérateurs français qui favorisent un contenu, les fournisseurs d’accès américains n’hésitent pas à bloquer complètement un protocole (comme le Peer-to-Peer ou le Torrent), rendant inutilisables certaines applications et certains périphériques. En France, le contentieux entre Free contre YouTube marque actuellement les débats. Dans ce litige, fournisseur d’accès ne souhaite pas investir dans des infrastructures supplémentaires pour satisfaire les besoins de ses abonnés qui consultent massivement YouTube aux heures de pointe. Free avance le fait que c’est à YouTube de faire le nécessaire puisque la plateforme est responsable du flux de données important qui surcharge le réseau. Pour les abonnés de Free, il en résulte l’impossibilité d’accéder à la plateforme YouTube aux heures de pointe et un débit global ralenti dans certains cas. Devons-nous y voir une atteinte aux libertés fondamentales d’expression comme le clament les associations d’internautes ou une simple décision de gestion du réseau comme le pensent les opérateurs ? Entre ces deux positions, les agences nationales tentent de régler les contentieux avec l'approche la plus globale possible. Elles peinent cependant à trouver l’autorité nécessaire à leur mission puisque la Neutralité du Réseau ne fait pas explicitement partie de leur attribution ; en effet, ce principe n’a pas de définition légale, ni en droit français, ni en droit américain. Aux Etats-Unis, la récente décision Verizon v. FCC, No. 11-1355 (D.C. Cir.) du 14 janvier 2014  montre une nouvelle fois que la question n’est pas tranchée, même au niveau d’une cour d’appel fédérale. En effet, le règlement de la FCC a été annulé sur la base d’un manque d’autorité : le concept de neutralité est certes utilisé mais pas discuté sur le fond. Quel est précisément le statut de la neutralité du net ? Peut-elle devenir un principe de droit applicable ?

 

Un concept qui n’est pas inscrit dans la Loi

Si la Neutralité du Réseau ne dispose pas (encore) de définition légale précise, il existe cependant deux approches. La première est utilisée par l’ARCEP française (Autorité de Régulation des communications électroniques et des postes) et la FCC américaine (Federal Communication Commission) : « pour promouvoir le développement du haut débit et préserver et promouvoir la nature ouverte et interconnectée de l’internet public, les consommateurs devraient avoir la capacité : 1. d’accéder à tous les contenus internet légaux de leur choix ; 2. de faire fonctionner les applications et services de leur choix, sous réserve des obligations légales ; 3. de connecter des équipements légaux de leur choix qui n’endommagent pas le réseau ; et 4. de bénéficier de la compétition entre opérateurs et fournisseurs de services, d’applications et de contenu. » On peut noter que les consommateurs sont placés au centre du principe et que les intermédiaires sont libres de la manière dont ils gèrent leur infrastructure. La deuxième approche est issue d’un article de Tim Wu (“Network Neutrality, Broadband discrimination”, Journal of Telecommunications and High Technology Law, 2003), professeur de droit à l’Université de Columbia à New-York : « la neutralité doit être comprise comme un principe d’architecture de réseau. L’idée est qu’un réseau d’information publique est d’autant plus efficace qu’il aspire à traiter tous les contenus, sites et plateformes de la même manière ». Cette définition concerne plutôt les intermédiaires, qui doivent traiter tous les utilisateurs de la même manière : les consommateurs mais aussi  les acteurs économiques qui sont ignorés dans le premier cas.

 

Dès 2004, Michael Powell, directeur de l’agence américaine de régulation des télécommunications (la FCC) a publié un article sur les principes devant guider les fournisseurs d’accès internet (Powell, 2004). Il y mentionne notamment la liberté d’accès à toutes les informations disponibles sur le réseau et pointe les premiers bridages mis en place par les fournisseurs d’accès. En 2005, la FCC prend officiellement position avec l’Internet Policy Statement qui reprend les grandes lignes de l’article de M. Powell.

La première action officielle de la FCC à l’encontre d’un fournisseur d’accès aux USA date de 2008. L’agence a sanctionné Comcast, premier fournisseur national, au motif que la société bloquait le Peer-to-Peer, un protocole de partage de fichier. D’après la FCC, ce blocage est contraire au principe selon lequel « tout abonné a le droit d’accéder au contenu de son choix […] et d’utiliser les applications et services de son choix ». Ce principe était énoncé dans l’Internet Policy Statement pris 3 ans plus tôt. Le terme "Neutralité du Réseau" n’est pas encore employé mais le principe est utilisé pour la première fois pour sanctionner un comportement. Comcast a contesté cette sanction au niveau fédéral et le 6 avril 2010, la cour d’appel fédérale du DC Circuit a rendu sa décision (ComCast Corp v. FCC, 600 F.3d 642, 2010) annulant la sanction prise par la FCC au motif que le Communication Act de 1934 ne donnait pas à l’agence le pouvoir de prendre des sanctions contre les fournisseurs d’accès internet. La Cour admet ainsi que la décision de la FCC entre dans son champ de compétence, mais elle refuse de donner un pouvoir de sanction qui, tel qu’il est utilisé en l’espèce, n’aurait pas de limite prévue par la loi. Le principe de Neutralité du Réseau n’est donc pas remis en cause ici, en revanche son applicabilité se trouve réduite comme nous le verrons dans la deuxième partie.

La France n’a pas le même héritage technologique que les Etats-Unis. Sans accuser un retard flagrant, l’arrivée du haut débit et des différents services en ligne en France a toujours eu quelques mois de retard par rapport aux Etats-Unis. Le débat sur la Neutralité du Réseau n’échappe pas à cette règle. Au niveau institutionnel, la Conseil Constitutionnel a rappelé dans la décision relative à la HADOPI  (Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet) que la liberté d’accéder à tous les services en ligne relève de l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 sur la libre communication des pensées et opinions. Le considérant 12 de cette décision insiste sur l’importance de l’accessibilité des services en ligne « pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions ». Sans citer expressément le principe de Neutralité du Réseau, ni entrer dans les détails techniques, le Conseil Constitutionnel rappelle l’objectif général et les limites constitutionnelles du débat. La dimension constitutionnelle du débat n’est peu ou pas évoquée devant les instances américaines qui se concentrent sur les conséquences économiques de leur décision.

 

Une Applicabilité Limitée

Le principe de neutralité n’a donc pas définition unique et internationale ; ce manque d’autorité affecte directement l’applicabilité de ce principe puisque les agences de régulation ne peuvent l’invoquer directement pour justifier leurs décisions. D’autres instruments viennent progressivement combler ce manque au niveau américain et européen.

La FCC continue de promouvoir la Net Neutrality et publie en 2010 l’Open Internet Order (http://hraunfoss.fcc.gov/edocs_public/attachmatch/FCC-10-201A1_Rcd.pdf). Ce règlement énonce 6 principes spécifiques afin d’assurer un internet ouvert et neutre. On y retrouve, entre autres, la transparence des abonnements, l’interdiction du blocage et des bridages et la création d’un comité charge de surveiller et de faire appliquer ce règlement. Cependant, le pouvoir de sanction de la FCC étant déjà faible, le comité mis en place n’a pas ou peu de pouvoir de sanction directe. Plusieurs entreprises de services en ligne comme Netflix ou Apple se sont appuyés sur ce règlement pour critiquer les pratiques des fournisseurs d’accès. En France, l’ARCEP a pris position dès 2010 (Neutralité de l’internet et des réseaux, propositions et recommandations, ARCEP, Septembre 2010) en adoptant un document de propositions et recommandations sur la Neutralité du Réseau. A la manière de l’Open Internet Order américain, l’ARCEP a tenté de définir la neutralité et les principes qui en découlent comme la non-discrimination des flux ou la liberté et la qualité d’accès. L’autorité française reste moins vigoureuse que la FCC et n’engagera d’ailleurs aucune action judiciaire ou administrative à l’encontre d’un FAI français. Le contenu des  deux textes est assez similaire mais la FCC sera plus active et montre un réel engagement pour défendre le principe de neutralité tandis que l’ARCEP publie de nombreux rapports et organise quelques colloques afin de réfléchir à une possible régulation. Elle conclura finalement dans son dernier rapport (Rapport au Parlement et au Gouvernement sur la neutralité de l’internet, ARCEP, Septembre 2012) qu’une régulation efficace ne peut se faire qu’avec le parlement. Les recommandations sont d’ailleurs adressées dans l’optique d’un projet de loi. Il n’y a eu qu’un seul réel contentieux impliquant la neutralité du réseau en France, et ce n’était que de manière indirecte. Dans l’affaire Cogent-Orange,  l’opérateur français profitait pleinement de son accord d’interconnexion gratuit avec Cogent qui est un intermédiaire du réseau reliant plusieurs fournisseurs entre eux, entre l’Europe et les Etats-Unis notamment. Cogent a déposé en mai 2011 un recours devant l’autorité de la concurrence pour abus de position dominante sur le marché des interconnexions. Orange laisserait de manière volontaire une capacité d’interconnexion plus faible au niveau de la France afin de profiter des infrastructures de Cogent. Cette affaire a été traitée dans le domaine de la concurrence mais une partie porte sur les accords de peering : accords portant sur la connexion entre les réseaux de Cogent et Orange. Ce sont des accords de peering gratuit dans la limite d’un ratio de 2,5 pour 1 ; l’une des deux parties est donc en mesure de demander un paiement si le ratio est dépassé. En l’espèce le ratio est de 13 pour 1 en faveur de Cogent mais Orange souhaite garder un accord gratuit. La décision de l’opérateur français de ne pas accroitre sa capacité d’interconnexion n’est donc pas discriminatoire selon l’autorité de la concurrence. La cour d’appel de Paris a récemment confirmé la décision de l’autorité (CA Paris du 19 décembre 2013, 2012/19484) mais ne résout pas le problème de l’asymétrie des flux de données qui peut entrainer des couts importants pour les intermédiaires du réseau et donc des restrictions pour les utilisateurs finaux.

 

 

 

L’Union européenne est quant à elle intervenue en 2011 et a encouragé l’ARCEP dans son mouvement avec la troisième révision du « paquet télécom », un ensemble de directives concernant la régulation du secteur des télécommunications. L’article 8 de la directive 2002/19/CE est aussi simple qu’efficace en théorie : « Les États membres veillent à ce que les autorités réglementaires nationales soient habilitées à imposer les obligations visées aux articles 9 à 13 ». Les articles 9 à 13 concernent ici les différentes obligations qu’un opérateur « ayant une place significative sur le marché » doit respecter : obligation de transparence sur les offres d’accès à internet (en particulier vis-à-vis des consommateurs), obligation de non-discrimination entre les flux de données, obligation relative à la séparation comptable, obligation relative à l’accès à des ressources de réseau spécifiques pour empêcher un opérateur de bloquer un protocole spécifique comme c’était le cas du Peer to Peer, et contrôle des prix. Si les obligations comptables et de contrôle des prix sont des outils classiques de régulation économique, les autres obligations sont spécifiques à la sphère internet et ses problèmes spécifiques. Ces outils sont conformes au principe de neutralité même si ce dernier n’est toujours pas consacré noir sur blanc. L’autorité a donc en théorie beaucoup plus de pouvoirs pour réguler.

 

Le dernier développement américain date du 14 janvier 2014. La Cour Fédérale d’appel du DC Circuit a, de nouveau, donné raison à un fournisseur d’accès dans la décision Verizon v. FCC No. 11-1355 (D.C. Cir.). La Cour a estimé que l’Open Internet Order adopté en décembre 2010 outrepassait l’autorité donnée au régulateur par le Telecommunications Act de 1996. Les juges de la Cour ont décidé que l’Open Internet Order était illégal dans la mesure où la FCC a décidé au milieu des années 2000 de considérer les services offerts par les fournisseurs d’accès à Internet («broadband providers») comme des services d’information. Or, le Telecommunications Act de 1996 distingue précisément les services d’information des services de télécommunications et exclut expressément toute régulation des premiers par la FCC. Si elle invalide donc l’Open Internet Order, la Cour rappelle en revanche que la FCC a toute autorité pour réguler les services de télécommunications. La FCC pourrait donc renoncer à faire appel et édicter de nouvelles règles de neutralité, à condition de requalifier les fournisseurs d’accès à Internet comme des fournisseurs de services de télécommunications.

Encore une fois, le principe même de Net Neutrality n’est pas remis en cause, mais son application concrète soulève des difficultés tant légales qu’économiques. Dans ses conclusions, la FCC montre qu’une application de la Net Neutrality empêche de favoriser un fournisseur de services qui aurait passé un accord commercial avec un fournisseur d’accès. S’ils étaient autorisés, ces accords mettraient des barrières à l’entrée du marché des services en ligne. Mais les juges ne retiennent pas ces arguments, invoquant le fait qu’une mauvaise régulation du marché aurait des effets définitifs alors que l’absence de régulation a des effets temporaires et correctibles par la suite. Malgré la volonté de la FCC qui a annoncé de nouvelles mesures suite à cette décision, le droit américain laisse une grande latitude aux opérateurs  et se garde d’intervenir. Du fait de la superficie du continent américain, des accords de peerings sont conclus au niveau national. Ces accords sont la plupart du temps gratuits et pour contourner le problème des couts comme dans l’affaire Cogent-Orange, les fournisseurs d’accès américains ont conclus directement des accords d’interconnexion avec les fournisseurs de contenus comme le récent accord entre Comcast et Netflix. Cet accord, complètement opposé au principe de neutralité, n’a pas été commenté par la FCC.

 

En Europe, Neelie Kroes, commissaire européen chargée de la stratégie numérique travaille actuellement sur la proposition 2013/0309 (COD). Ce projet est une étape dans la création d’un marché unique des télécommunications, des transports et de l’énergie et sur la question de la neutralité. Il développe les mêmes arguments économiques que la décision américaine. L’article 23 de cette proposition intitulé « Liberté de fournir et de se prévaloir des offres d'accès à un internet ouvert, et gestion raisonnable du trafic » traite des principes de la neutralité. Ces principes s’accompagnent surtout d’une exception dans les cas où « il s’avère nécessaire d’appliquer des mesures de gestion raisonnable du trafic ». Sur les 4 cas prévus par le texte, le dernier est le moins précis et est laissé à l’appréciation des opérateurs « réduire au minimum les effets d’une congestion temporaire ou exceptionnelle du réseau pour autant que les types de trafic équivalents fassent l’objet d’un traitement identique ».  Cet article représente l’application européenne la plus poussée de la neutralité du réseau à ce jour ; pour la majorité des associations d’internautes, elle n’est cependant pas suffisante puisque les opérateurs et fournisseurs d’accès disposent toujours d’une marge d’appréciation. Avec ce texte, les autorités nationales de régulation (ANR) auraient l’autorité nécessaire pour faire respecter la Neutralité du Réseau. En revanche il se peut que le scenario américain se rejoue ici : les décisions des ANR seraient contestées devant les tribunaux nationaux et européens rendant inefficaces les mesures prises.

 

 

Malgré une réelle volonté de la part des institutions de définir et de faire respecter la neutralité du réseau, ce principe se heurte encore à des problèmes théoriques (définition claire et reconnaissance légale), politiques (Lobby important de la part des fournisseurs d’accès), et économiques (accords de peerings gratuits et asymétrie des flux). Cette variabilité de la définition induit une mise en œuvre très variable de ce principe et tendent à affaiblir sa valeur juridique. Dans ces conditions on peut espérer mais aussi douter que se développe progressivement une règle une règle uniforme et internationale.

 

 

Bibliographie

Internet and Online Law, Stuckey, K. D. (2012)

Neutralité de l’internet et des réseaux, propositions et recommandations, ARCEP, Septembre 2010

 

Rapport au Parlement et au Gouvernement sur la neutralité de l’internet, ARCEP, Septembre 2012

“Network Neutrality, Broadband discrimination”, Tim Wu, Journal of Telecommunications and High Technology Law, 2003

Dossier : La neutralité du net, La Quadrature du net (association), http://www.laquadrature.net/fr/neutralite_du_Net

Key issues: Network Neutrality, Public Knowledge (association)         http://publicknowledge.org/issues/network-neutrality