La notion de grève en droit français et en droit allemand

 

La grève n’a pas toujours été un droit en France ; on peut observer une grande évolution. La coalition est une action collective en vue de peser le prix sur le travail. Elle recouvre donc un champ beaucoup plus vaste que la grève qui suppose une cessation complète du travail. La loi le Chapelier des 14-17 juin 1791 condamne les coalitions patronales et ouvrières. Puis, une loi du 22 germinal an XI différencie les coalitions patronales (moins sévèrement punies) des coalitions ouvrières. Le Code pénal de 1810 incrimine les coalitions ouvrières et patronales (mais uniquement si elles « forcent injustement l’abaissement des salaires »). Ce n’est que par une loi du 25 mai 1864 que le délit de coalition a été abrogé. La reconnaissance du droit de grève est finalement assurée par le préambule de la Constitution de 1946, réaffirmée dans la Constitution de 1958 (« le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le règlementent »). Depuis, on observe aussi bien un droit de grève dans le secteur public (depuis un arrêt Dehaene, CE 7 juin 1950), que pour les salariés dans le secteur privé. Le législateur a néanmoins privé certains agents publics de ce droit de grève.

En Allemagne, le droit de grève découle du droit à la coalition (Koalitionsfreiheit), droit fondamental reconnu dans l’article 9 III de la Constitution. Au départ, la jurisprudence ne voyait qu’un noyau du droit de grève dans ce droit à la coalition (décision du Bundesarbeitsgericht BAG, c’est-à-dire la Cour fédérale allemande du travail du 10 juin 1980). Puis,  dans une décision du 12 septembre 1984, le BAG a élargi la garantie constitutionnelle à la grève avec pour but la conclusion d’un accord collectif. Certaines constitutions des Länder peuvent aussi reconnaître le droit de grève, parfois même explicitement.

En outre, la loi prévoit que le droit de grève soit autorisé et même dans certains cas, il peut être prévu par un accord collectif.

Aucune définition du droit de grève n’est donnée par les textes. La jurisprudence a donc essayé de définir cette notion et a beaucoup évolué. La définition la plus récente et étant acquise aujourd’hui est la suivante : une action collective qui consiste en une cessation concertée et collective du travail par les salariés d'une entreprise, d'un secteur économique, d'une catégorie professionnelle souvent à l'initiative de syndicats. Les grévistes visent un but déterminé, des revendications professionnelles qui ne sont pas assurées dans l’entreprise en faisant pression sur leur employeur.

Nous allons donc observer et comparer, en nous appuyant sur la définition du droit de grève, la cessation collective et concertée du travail des salariés d’une entreprise (I) en vue d’appuyer des revendications professionnelles non satisfaites dans celle-ci (II) en droit français et en droit allemand.

 

I/ Une cessation complète du travail à caractère collectif

 

Selon la Cour de cassation, « en l’absence de tout texte légal ou règlementaire précisant les formes que doivent revêtir les arrêts de travail pour constituer une grève, toute grève ne peut être considérée en principe comme illicite » (soc. 18 avril 1963). Néanmoins, certaines conditions doivent être réunies pour affirmer un droit de grève attribuable aux salariés. Puisque les textes ne fournissent pas d’éléments d’appréciation du droit de grève, nous devons nous fonder sur la définition donnée en jurisprudence. Selon celle-ci, la grève suppose une cessation du travail à caractère collectif. Avant de démontrer ces éléments, nous allons tout d’abord étudier le champ d’application du droit de grève.

 

Le champ d’application du droit de grève

En Allemagne, le droit de grève est uniquement attribué aux parties à la convention collective qui veut être dénoncée (Tarifvertragspateien). Il découle de l’article 9 III de la Constitution et du §2 de la loi sur les conventions collectives (Tarifvertragsgesetz). Les grèves sont donc de ce fait organisées par les syndicats. Celles qui ne le sont pas, dites grèves sauvages (wilder Streik), sont alors illicites.

En France, ce sont uniquement dans les entreprises privées qui ne gèrent pas un service public, que les grèves sont licites sans aucune initiative du syndicat. Les grèves sauvages sont donc très fréquentes et licites !

Plus généralement, tout salarié a un droit de grève. On entend par salarié l’ensemble des travailleurs subordonnés. Le droit de grève appartient à chaque salarié individuellement.

La grève a donc tout d’abord un caractère individuel avant d’être collectif. Les droits économiques et sociaux sont aussi des droits individuels, même s’ils sont exercés collectivement. Selon la Cour de cassation, « tout salarié a un droit personnel à la grève et une convention collective ne peut avoir pour effet de limiter ou règlementer l’exercice pour les salariés du droit de grève constitutionnellement reconnu » (soc. 7 juin 1995).

En Allemagne, la théorie du caractère individuel de la grève a longtemps été acceptée. La grève s’analysait comme une rupture du contrat de travail par le salarié. L’employeur pouvait donc demander des dommages-intérêts et même licencier le salarié sans délai de préavis. Cette théorie a vite été rejetée et remplacée par la théorie collective (BAG, 28 janvier 1955). Le droit de grève en Allemagne est donc, contrairement à la France, un droit collectif.

 

La cessation collective du travail

Tout d’abord, en France, il faut une cessation complète du travail. Ne sont donc pas dans le champ d’application de la grève, les comportements adoptés hors du travail effectif (le ralentissement du rythme de travail ou les simples perturbations dans l’entreprise ne sont pas considérées comme des grèves licites selon la jurisprudence).

En outre, il faut une volonté commune des salariés de faire grève pour que celle-ci ait un caractère collectif, c’est-à-dire une concertation entre les salariés et une information préalable de l’employeur, peu importent les modalités de cette information (les grèves spontanées sont donc interdites). Le moment de la grève est indifférent et un délai de préavis n’est pas nécessaire.

De plus, le mouvement de cessation collective ne doit pas obligatoirement être le fait de la totalité ou de la majorité du personnel. Il peut être limité à un établissement de l’entreprise, une catégorie professionnelle ou à des revendications particulières pur qu’il soit qualifié de grève (soc. 3 octobre 1963).

Pourtant, dans les entreprises privées qui ne gèrent pas un service public, les grèves sans initiative syndicale sont tolérées. « Un arrêt de travail ne perd pas le caractère de grève licite du fait qu’il n’a pas été déclenché par à l’appel d’un syndicat » (soc. 19 février 1981).

Un seul salarié ne peut donc faire grève, puisque c’est un droit collectif. Il existe cependant une exception. Dans les sociétés unipersonnelles, donc qui ne comportent qu’un seul salarié, celui-ci, peut exercer seul le droit de grève (soc. 13 novembre 1996).

En Allemagne, seules les grèves syndicales sont légales selon le BAG, car c’est un droit collectif. Les grèves dites sauvages (d’employés non affectés) sont illicites. Mais le syndicat peut par la suite prendre en main la grève par les non syndiqués.

En France, un vote du personnel par voie de référendum n’est pas exigé, même si cette pratique est fréquente chez les syndicats et n’est pas illicite. Mais qu’en est-il en Allemagne ? Est-ce que le droit de grève suppose en lui-même un vote du personnel (Urabstimmung) et si ce n’est pas le cas, un vote doit-il être effectué si les statuts le prévoient ? La jurisprudence répond par la négative en soutenant que l’on va alors à l’encontre du principe fondamental du droit de grève.

Mais il ne suffit pas d’une volonté commune des salariés de faire grève. Il faut en outre que la grève soit faite dans un but déterminé, c’est-à-dire à l’appui de certaines revendications.

 

II/ A l’appui de revendications

 

Le but déterminé des grévistes

Le but déterminé est une revendication professionnelle non satisfaite dans l’entreprise. Celle-ci doit être propre à l’entreprise. Pour autant, les arrêts de travail par lesquels interviennent la force majeure ou d’autres circonstances qui rendent l’accomplissement des tâches plus difficiles, ne sont pas qualifiés de grève.

Cette exigence de revendication professionnelle se trouve pourtant partiellement ébranlée par la jurisprudence qui a admis les grèves représentant une crainte ou une protestation d’ordre professionnel pour le salarié.

En Allemagne, le but légitime de la grève (legitimes Streikziel) est la convention collective. En outre, ce but légitime doit être une revendication professionnelle licite (tariflich regelbarer Ziel) et avoir pour objectif la conclusion d’une convention collective. Néanmoins, si le but recherché par les grévistes est de pousser l’employeur à conclure un accord collectif au niveau de l’entreprise uniquement (Betriebsvereinbarung), la grève sera alors illicite.

Mais il ne suffit pas que les grévistes aient un but déterminé. Encore faut-il que la grève soit nécessaire et appropriée par rapport à ce but déterminé. C’est le principe « ultima-ratio ». Il faut d’abord que tous les autres moyens de négociations soient épuisés pour que la grève soit licite. Elle doit donc être le dernier moyen utilisé par les parties.

L’exigence d’une revendication professionnelle sous-entend une revendication de l’individu. Mais peut-elle aussi s’analyser en une revendication d’autrui ?

En Allemagne, le but légitime de la grève étant la convention collective, rien n’empêche le gréviste de revendiquer des droits d’autrui. Mais la revendication de la conclusion d’une convention collective implique un intérêt personnel à celle-ci. On peut donc penser qu’une revendication d’autrui ne serait pas illicite, mais que dans la plupart des cas, il s’agit d’une revendication personnelle.

En France, il existe les grèves de solidarité qui sont celles qui défendent les intérêts professionnels d’autrui. La grève de solidarité interne (par exemple le licenciement d’un salarié dans l’entreprise) est licite si la mesure intéresse l’ensemble du personnel. Mais si la mesure est strictement personnelle, elle ne constitue pas l’exercice du droit de grève.

La grève de solidarité externe, est illicite si elle intervient à l’appui d’un mouvement illicite. En revanche, elle ne l’est pas si elle correspond à des revendications d’ordre professionnel non satisfaites dans l’autre entreprise. Comme vu précédemment, les grèves générales sont aussi licites, ce qui ôte le caractère solidaire à la grève finalement.

Les grèves de solidarité sont donc plus généralement autorisées si elles ont un caractère collectif.

Le droit de grève étant accordé aux salariés pour la défense de leurs intérêts personnels et non pour ceux d’autrui, les grèves pour motifs politiques sont-elles alors illicites ?

 

Le cas particulier de la grève pour motifs politiques

Parfois il est difficile de distinguer les grèves professionnelles des grèves politiques (qui sont en principe illicites). Une grève peut même avoir un caractère mixte. Dans ce cas-là, doit-on considérer qu’elle est illicite ?

Les opinions divergent entre celles de la chambre sociale et celles de la chambre criminelle.

La chambre sociale a d’abord considéré les grèves mixtes comme irrégulières, uniquement lorsque les revendications professionnelles n’étaient qu’un « pur prétexte » pour les revendications politiques. Puis, elle a déclaré la grève d’illicite lorsque le motif d’ordre professionnel n’était qu’un accessoire au motif politique. Dans ce cas, c’est au juge de peser le poids de chacun des motifs des grévistes. Mais une grève déclenchée pour contester contre la politique économique et sociale du gouvernement est considérée comme licite si elle a pour but « le refus du blocage des salaires, la défense de l’emploi et la réduction du temps de travail » (soc. 29 mais 1979).

La chambre criminelle, elle, considère les grèves politiques comme licites même si l’objet politique n’a qu’un caractère accessoire à l’objet professionnel.

Une grève, même purement politique, a parfois été admise (par exemple la grève de 1961 pour marquer l’opposition des travailleurs au mouvement insurrectionnel d’Alger).

Les grèves politiques se dirigent vers des organes de l’Etat et donc pas en vue de la conclusion d’une convention collective, mais d’une décision parlementaire par exemple. Elles sont donc également illicites en Allemagne. Elles sont unanimement considérées comme telles dans la jurisprudence, car le but légitime ne peut être réalisé que par des institutions qui ne peuvent être mis sous pression.

Les grèves politiques peuvent tout de même dans certains cas biens précis, être justifiées par des normes constitutionnelles, comme par exemple l’article 20 IV GG (principe de …).

Les grèves de manifestations (Demonstrationsstreik) ne sont que l’expression d’une opinion politique, mais ne sont pas un moyen de pression. Elles s’analysent en une grève prévenante (Warnstreik) avec un but politique par la jurisprudence allemande.

Selon la doctrine, si la grève a pour objectif de garder et encourager les conditions économiques et de travail découlant de l’article 9 III GG, la grève est licite. La jurisprudence est de l’avis contraire.

 

Conclusion

Le critère de la cessation complète du travail à caractère collectif est critère objectif. Ils sont bien définis, donc on peut facilement prouver la licéité ou l’illicéité de la grève. En revanche, le critère du but déterminé est très subjectif. On ne peut pas exactement connaître et déterminer les motifs qui ont poussé les grévistes à faire la grève et parfois nous avons à faire plusieurs revendications de natures différentes (voir supra revendications mixtes).

La chambre sociale de la Cour de cassation s’est alors posée la question de savoir si une revendication « déraisonnable » pouvait faire l’objet d’une grève illicite. Dans son attendu de principe, la Cour affirme : « si la grève suppose l’existence de revendications de nature professionnelle, le juge ne peut, sans porter atteinte au libre exercice d’un droit constitutionnellement reconnu, substituer son appréciation à celle des grévistes sur la légitimité ou le bien fondé de ces revendications » (soc. 2 juin 1992 Zaluski).