La portée française et espagnole de l’effet négatif du principe compétence-compétence , par Amandine Soares
A l’heure où l’arbitrage international est en plein essor, l’unification en droit comparé dans ce domaine n’est pas parfaite. Des divergences demeurent entre les systèmes français et espagnol par exemple, notamment quant à la portée de l’effet négatif du principe compétence-compétence. Cette différence de degré d’intervention des juridictions étatiques fait figure d'exception dans l’évolution du droit espagnol, qui se fait généralement à la lumière du droit français.
A l’heure où l’arbitrage international est en plein essor, l’unification en droit comparé dans ce domaine n’est pas parfaite. Des divergences demeurent entre les systèmes français et espagnol par exemple, notamment quant à la portée de l’effet négatif du principe compétence-compétence. Cette différence de degré d’intervention des juridictions étatiques fait figure d'exception dans l’évolution du droit espagnol, qui se fait généralement à la lumière du droit français.
Aujourd’hui, la marque du respect du droit étatique à l’égard de l’arbitrage international peut être symbolisée par la reconnaissance du principe baptisé par la doctrine allemande « kompetenz Kompetenz ». Ce principe comporte un effet positif permettant à l'arbitre de se prononcer sur sa propre compétence, et un effet négatif, en vertu duquel il n’appartient pas aux tribunaux étatiques de connaître des litiges relatifs à l'existence, à la validité et à la portée de la convention d'arbitrage. Les législations française et espagnole répondent différemment quant à la portée de cet effet négatif. Cela peut être démontré par l’imprécision de l’article 22 de la Loi d’Arbitrage espagnole 60/2003 : « Faculté des arbitres pour décider sur leur propre compétence … », étudié ici, obligeant le juge espagnol à un grand effort jurisprudentiel. En effet, la portée de l’effet négatif de ce principe apparaît cruciale pour déterminer le degré d’intensité de l’intervention judiciaire relative à l’examen de la convention arbitrale.
Bien que le principe, dans son effet positif, ait connu un réel succès et une certaine unité dans différentes législations, la portée de son effet négatif reste, en revanche, une question floue donnant place à diverses interprétations. Cette étude comparative entre le droit français et espagnol est utile dans la mesure où, en règle générale, le système espagnol de l’arbitrage évolue à la lumière du droit français. En outre, les avantages et les inconvénients de ces deux systèmes peuvent nous démontrer quelle solution pourrait être la meilleure afin d’assurer au droit de l’arbitrage une certaine efficacité.
C’est pourquoi il convient de présenter les approches espagnole et française quant à la portée de l’effet négatif du principe de compétence-compétence. A l’issue de cette comparaison, on pourra se demander quelle solution peut être considérée comme la plus favorable au bon fonctionnement de l’arbitrage.
I. La « faculté » des arbitres : une tendance espagnole restrictive de l’effet négatif.
L’article 22.1 de la Loi d’Arbitrage Espagnole 60/2003, étudié ici, reconnaît aux arbitres la compétence de se prononcer sur leur propre compétence. En effet, selon cette disposition : « Faculté des arbitres pour décider sur leur propre compétence. Les arbitres seront habilités à décider sur leur propre compétence, et même sur les exceptions relatives à l’existence ou à la validité de la convention arbitrale ou à n’importe quelles autres exceptions dont l’examen entrave approfondissement sur le fond du litige. » (traduction libre) Cette disposition manifeste très clairement la « faculté » reconnue aux arbitres de se prononcer sur leur propre compétence.
De plus, une extension de pouvoir leur est concédée quant au contrôle d’exceptions comme la validité ou l’existence de la convention d’arbitrage, pouvant entraver un examen sur le fond du litige. Toutefois, la terminologie de cet article évoque une « faculté » et non une priorité octroyée à l’institution arbitrale face aux juridictions étatiques quant à cet examen.
Au contraire, le droit français qui a consacré le principe de « compétence compétence » dans l'article 1458 du Code de Procédure Civile, n’apparaît pas imprécis quant à la reconnaissance de l’effet négatif du principe. En vertu de cet article : « Lorsqu'un litige dont un tribunal arbitral est saisi en vertu d'une convention d'arbitrage est porté devant une juridiction de l'Etat, celle-ci doit se déclarer incompétente. Si le tribunal arbitral n'est pas encore saisi, la juridiction doit également se déclarer incompétente à moins que la convention d'arbitrage ne soit manifestement nulle. Dans les deux cas, la juridiction ne peut relever d'office son incompétence. » En outre, l’article 1466 du Code de Procédure Civile dispose que : « Si devant l’arbitre, l’une des parties conteste dans son principe ou son étendue, le pouvoir juridictionnel de l’arbitre, il appartient à celui-ci de statuer sur la validité ou les limites de son investiture. » Il est évident que le système français, à travers son texte légal et notamment l'expression " il appartient à l'arbitre », explicite l’effet négatif du principe. Celui-ci établit une priorité favorable aux arbitres et prohibe les parties d’introduire devant le juge étatique une action pour se prononcer sur la compétence de l’arbitre et examiner de manière approfondie la convention d’arbitrage avant celui-ci. Et cela à l’exception d’une convention d’arbitrage manifestement nulle et seulement si le tribunal arbitral n’a pas encore été saisi.
Face à ces rédactions subtilement différentes des textes, l'examen de l’interprétation jurisprudentielle est décisif pour approfondir l’étude comparative sur la portée de cet effet négatif.
En droit espagnol de l’arbitrage le déploiement d’efforts jurisprudentiels pour une interprétation de la portée de cet effet négatif s’avérait nécessaire face aux imprécisions de l’article 22.1 de la loi d’Arbitrage. Cela permet de déterminer s’il appartient à la juridiction étatique ou arbitrale de se prononcer avec priorité sur l’existence ou la validité de la convention. De nombreux arrêts de la « Audiencia Provincial » et du Tribunal Suprême dénotent une pratique assez restrictive de l’effet négatif du principe de « compétence compétence ». Cette tendance est notamment présente dans deux arrêts de la cour d’appel, l’un du 23 octobre 2006 rendu par la Audiencia Provincial de Barcelona (sección 15a) et l’autre du 5 décembre 2005 de la Audiencia Provincial de Murcia (sección 4a). Lors de ces affaires, les juges du fond acceptent la soumission du litige aux arbitres mais seulement à la suite d’un examen approfondi de l'existence, de la validité et de l'applicabilité de la convention arbitrale. Quant à l’arrêt du 23 octobre 2006, les juges examinent s’il n y a pas un éventuel « non équilibre entre les prestations » des parties.
Deux autres arrêts illustrent très bien cette portée semble-t-il restrictive de l’effet négatif en droit espagnol.
Il s’agit tout d’abord d’un arrêt du 20 avril 2005 rendu par la Audiencia Provincial de Madrid (sección 12a) par le biais duquel le juge, après avoir réalisé une analyse approfondie et sans limite de la convention arbitrale, a considéré que sa décision acquerrait l’autorité de la chose jugée. Selon celui-ci, il ne faudra pas par la suite apprécier l’exception de soumission à l’arbitrage car il a déjà estimé que l’arbitrage ne peut être accordé en l’espèce. Certes, l’examen de la convention arbitrale est réalisé par le juge. Néanmoins, dans le cas d’une interprétation plus extensive de la portée de l’effet négatif du principe le contrôle « prima facie » de la convention arbitrale exercé par le juge étatique n’engendrerait pas un tel effet obligatoire ou de chose jugée, liant les autres juges.
La deuxième décision est récente, en date du 9 juillet 2007 rendue par le Tribunal Suprême (Sala de lo Civil, Sección 1a). En l’espèce, il s’agissait d’une clause statutaire arbitrale dont la première rédaction excluait de son domaine d’application la possibilité de contester les accords sociaux. Cependant, une modification des statuts de la société engendra une nouvelle rédaction de la clause, dans laquelle cette exclusion n’apparaissait plus. La question était donc de déterminer si l’extension de cette clause arbitrale était opposable aux associés qui n’ont donné leur consentement à cette modification. Le Tribunal a considéré que cette convention ne pouvait pas leur être opposable car ils n’y avaient pas consenti.
Ces interprétations jurisprudentielles confirment notablement que le droit espagnol tend vers une approche très restrictive de la portée de cet effet négatif. En effet, le juge étatique a la faculté d’examiner sans restriction et de façon illimitée l’existence et la validité de la convention arbitrale.
II.La position française : la « priorité » à l’arbitre, une solution idéale pour l’arbitrage international ?
La législation française consacre extensivement le contrôle par l’institution arbitrale de la convention. C’est l’arbitre qui est compétent pour se prononcer sur sa propre compétence quant à l’examen de l’existence et de la validité de la convention d’arbitrage (arrêt Cass.Civ.1ère, rendu 7 juin 2006 « Jules Vernes c/ American Bureau Shipping »), et cela par « priorité » (arrêt Stein Heurtey, Cass.Civ.1ère, 30 mars 2004).
Ainsi, selon un arrêt de la Cour de Cassation : « En retenant qu’il n’existait pas de cause de nullité ou d’inapplicabilité manifeste de la clause compromissoire et sans avoir à examiner l’inopposabilité alléguée de cette stipulation, la cour d’appel qui s’est déclarée incompétente au regard du principe selon lequel il appartient à l’arbitre, par priorité, de statuer sur sa propre compétence, n’a pas encouru les griefs du moyen. » (arrêt Belmarine, Cass.Com., 21 février 2006).
En outre, il est vrai que la jurisprudence française tend souvent vers une extension de la clause arbitrale en dehors du champ contractuel où elle a été insérée. Ce contrôle favorable à l’arbitrage est démontré dans un arrêt très récent de la Cour de Cassation (Cass.Com, 25 novembre 2008, nº 07-21.888). En l’espèce, lors d’une opération de crédit bail, il ne semblait y avoir de lien apparent entre le contrat de vente dans lequel se trouvait la clause compromissoire et l’opération de crédit-bail. Toutefois, la haute juridiction a considéré que l’inapplicabilité de la clause n’était pas évidente. En effet, seule la nullité et l’inapplicabilité manifeste de la clause peuvent entraver la compétence prioritaire de l’arbitre. Le doute profite ainsi à l'arbitre. Comme l'ont écrit Ph. Fouchard, E. Gaillard et B. Goldman, « La notion de nullité manifeste vise la nullité évidente, incontestable, qu’aucune argumentation sérieuse n’est en mesure de mettre en doute. » (Ph. Fouchard, E. Gaillard, B. Goldman, Traité de l'arbitrage commercial international, Litec 1996, pag.939).
Le droit français confère ainsi une priorité absolue à l’arbitre pour juger de la validité et de l’efficacité de la convention d’arbitrage, en favorisant un contrôle par le juge étatique prima facie très restrictif et sommaire. La portée de l’effet négatif du principe de compétence-compétence est, en France, très grande.
Au contraire l’approche jurisprudentielle de l’article 22.1 de la Loi d’Arbitrage espagnole qui est silencieux sur cet effet négatif, tend vers une appréciation restrictive de ce dernier. Il confère au juge la faculté de connaître en profondeur de la question de forme de la convention arbitrale. Cette interprétation du principe de compétence-compétence consacré par l’article 22.1 de la Loi d’Arbitrage s’inscrit dans le sillage de la loi-type des Nations Unies, la loi UNCITRAL du 21 juin 1985 et de la Convention de New York de 1958 quant à la reconnaissance et exécution des sentences arbitrales étrangères. En effet, en vertu de ces textes internationaux, le juge saisi d’un litige malgré l’existence d’une clause compromissoire, a la « faculté » de ne pas renvoyer les parties devant l’institution arbitrale, s’il constate que la convention est « caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée. »
Cette intervention des juges étatiques vue différemment par les législations françaises et espagnoles présente des avantages et des inconvénients.
Certes les approches espagnole et française sont différentes, toutefois, ne répondent-elles pas toutes les deux aux conditions du bon fonctionnement de l’arbitrage ? Le système français tendant vers une conception plus extensive de l’effet négatif du principe de la « compétence compétence » peut être critiqué. En effet, bien que le demandeur conteste la compétence de l’arbitre, il devra tout de même s’en remettre en premier lieu à l’arbitre, afin de pouvoir par la suite contester sa compétence. Cette logique engendre donc beaucoup plus de dépenses économiques. De surcroît, il convient de s’interroger sur la portée du contrôle prima facie accordé au juge quant à l’applicabilité et la validité de la convention arbitrale. Ce dernier apparaît sommaire comme résultant de la force de l’évidence. Cet examen en droit de l’arbitrage doit respecter la pierre angulaire de celui-ci, qui n’est autre que l’autonomie de la volonté des parties. Or, en restreignant ce contrôle, n’y a-t-il pas un risque de s’écarter de la volonté des parties et de soumettre à l’arbitrage des tiers aux opérations contractuelles et à cette convention ?
L’approche espagnole restrictive de l’effet négatif, comme le démontre l’article 22.1 de la Loi d’Arbitrage et son interprétation jurisprudentielle, permet aux parties certaines économies en dotant le juge étatique de la faculté de se prononcer sur la validité de la convention arbitrale. Cependant ce système ne favorise-t-il pas des comportements dilatoires ? Une des caractéristiques représentant l’institution arbitrale est la rapidité. Néanmoins, une saisie sans de nombreuses restrictions du juge étatique peut être l’opportunité pour l’une des parties de paralyser l’arbitrage, et par conséquent de contrevenir à son bon fonctionnement.
Selon nous, la solution idéale n’apparaît pas dans ces deux législations. Toutefois, il est évident que l’arbitrage acquiert de nouvelles dimensions. L’arbitre est un juge, grâce à la nature juridictionnelle de ses sentences bénéficiant de l’autorité de la chose jugée ou encore grâce au pouvoir qui lui est reconnu de pouvoir prendre des mesures provisoires et conservatoires. Il a donc besoin de certains pouvoirs afin de remplir sa mission de manière efficace. L'un de ces pouvoirs est incontestablement celui de pouvoir se prononcer lui-même, et par priorité, sur sa compétence. Un certain équilibre doit cependant être trouvé en prenant en considération toutes les nécessités de l’institution arbitrale pour son bon fonctionnement. La volonté des parties doit être prise en compte car c’est le fondement même de l’arbitrage international. Le souci de ne pas entraver les mérites de l’arbitrage qui sont son efficacité et sa rapidité, doit être respecté. D’autant plus que celles-ci s’avèrent cruciales à l’égard d’une demande de plus en plus importante de protection des investissements. En outre, les relations que l’arbitre doit entretenir avec les juges étatiques le soutenant dans son rôle sont fondamentales.
Dans cette perspective, le droit français de l’arbitrage semble répondre plus favorablement que le droit espagnol au bon fonctionnement et aux conditions indispensables au développement de l’arbitrage international.
Bibliographie
Ouvrages
•« Traité de l’arbitrage commercial international », Ph. Fouchard, E. Gaillard, B. Goldman, Litec, p:931 à 947, 1996 •“La nueva ley de arbitraje”, Consejo General del poder judicicial, première édition, p: 307-310, 2007. •“Estudios sobre el arbitraje: los temas claves”, La Ley, Coordinador José Luís González Montes, p: 60-69, 2008. •“El arbitraje en la Ley 60/2003”, Frederic Munné Catarina, première édition, p: 91-100, 2004.
Textes
•La Ley de Arbitraje 60/2003 •Les articles 1458 et 1466 du Code de Procédure Civile •La Convention de New York sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères de 1958. •La Loi-Type UNCITRAL des Nations Unies du 21 juin 1985.
Arrêts espagnols
•Audiencia Provincial de Madrid, 20 avril 2005 (sección 12ª, JUR/234946). •Audiencia Provincial de Murcia, 5 décembre 2005 (sección 4ª, JUR/20580/20006) •Audiencia Provincial de Barcelona, 23 octobre 2006 (sección 15ª, JUR/113980) •Tribunal Supremo, 9 juillet 2007 (Sala de lo Civil, RJ/4960)
Décisions françaises
•Cass.Civ.1ère, 30 mars 2004, “Stein Heurtey”. •Cass.Civ.1ère, 7 juin 2006, “Jules Vernes c/ American Bureau Shipping ”. •Cass.Com, 25 novembre 2008, nº 07-21.888. •Cass.Com, 21 fevrier 2006, « Belmarine ».