La preuve par l’ADN : valeur probante et liberté d’appréciation par le juge - par Mathilde SERRE MAYS
Qu’il s’agisse d’un cheveu, d’un mégot, ou d’une tache de sang, la moindre trace retrouvée sur les lieux d’un crime est susceptible de lier indéniablement un suspect à ce crime. La décision anglaise R v Doheny and Adams (1997) (1 Cr App R 369) a eu un impact essentiel dans le domaine de la preuve par l’ADN. Nous verrons dans cet article quelles sont les avancées que cet arrêt a permis en ce qui concerne la valeur probante de la preuve par l’ADN et son appréciation.
Dans le domaine de la preuve, et plus particulièrement de la preuve par expert, les rapides avancées scientifiques et technologiques représentent un facteur déterminant. En effet, qu’il s’agisse d’une empreinte digitale, d’un cheveu ou même d’un mégot, d’une tache de sang ou de sperme, la moindre trace retrouvée sur les lieux du crime est susceptible de lier indéniablement le suspect à ces lieux. Réciproquement, des matériaux spécifiques à la scène du crime (peinture, fragments de verre, végétation) peuvent être découverts sur la personne du suspect. Les preuves provenant de la scène du crime et celles trouvées sur le suspect sont alors analysées par des scientifiques. Ces spécialistes, qualifiés d'« experts », émettent une opinion fondée sur leurs qualifications. Lors d’un procès, on entend par « preuve d’expert » la preuve provenant d’une expertise, qu’elle soit psychologique, informatique, ou scientifique par exemple. C’est sur cette dernière que nous nous pencherons plus particulièrement. Si elle est acceptée par la cour, l’opinion de l’expert peut fournir une preuve importante de la présence de l’accusé sur les lieux du crime et, par conséquent, de son implication dans le crime (M. Hannibal et L. Mountford, The Law of criminal and civil evidence : principles and practice, p.159).
Dans le domaine de la preuve d’expert, la décision anglaise R v Doheny and Adams (1997) (1 Cr App R 369) a eu un impact essentiel en ce qui concerne plus particulièrement la preuve par l’ADN. Dans cette affaire, le défendeur faisait appel d’une décision de condamnation pour viol basée en grande partie sur la preuve apportée par ses analyses ADN. Il convient cependant de noter que ces analyses ne sont pas uniquement utilisées dans les affaires criminelles, mais également en matière civile (filiation par exemple).
Quelles avancées cet arrêt a-t-il permis en ce qui concerne la valeur probante et l’appréciation de la preuve par l’ADN ? Nous nous intéresserons dans un premier temps aux différents principes qui ont été mis en avant dans l’arrêt R v Doheny and Adams (I), avant de nous pencher plus précisément sur la question de la valeur probante de la preuve par l’ADN et de la manière dont elle est appréciée par le juge en Angleterre et en France (II).
I- Les règles de conduite mises en avant dans l’arrêt R v Doheny and Adams
Lord Justice Phillips a d'abord expliqué dans l’arrêt R v Doheny le procédé d’extraction et d’extrapolation des résultats d’analyses ADN. L’acide désoxyribonucléique, ou ADN, est la molécule support de l'information génétique héréditaire. A l’exception des vrais jumeaux, l’ADN de chaque individu est unique. Lord Justice Phillips explique la manière dont sont extraites d’un indice (cheveu trouvé sur le lieu du crime par exemple) des sections d’ADN, et la manière dont ces sections sont comparées avec celles extraites d’un échantillon de sang du suspect. En droit anglais le fait pour l’accusé de refuser, sans raison valable, de se soumettre à un prélèvement biologique (telle qu’une prise de sang) en vue d’une analyse ADN peut être utilisé contre lui (Art. 62(10) du Police and Criminal Evidence Act 1984). Il en va de même en droit français, l’Art.706-56 II° du Code de Procédure Pénale énonçant qu’un tel refus « est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 Euros d'amende ».
Mais si l’arrêt R v Doheny and Adams est si connu c’est surtout parce qu’il a énoncé le principe de prosecutor’s fallacy, littéralement « l’erreur de l’accusation ». Selon ce principe, il est erroné de tenir le raisonnement suivant : «Puisque seulement une personne sur un million peut avoir un profil ADN correspondant à celui de la trace/l’indice trouvé sur les lieux du crime, et puisque le profil ADN du suspect correspond à celui de la trace, alors il n’y a qu’une chance sur un million pour que le suspect n’ait pas laissé cette trace, et ne soit donc pas coupable». Bien qu’un tel raisonnement ait été tenu par le jury dans de nombreuses affaires, il a été estimé dans R v Doheny and Adams que cela était une erreur. En effet, nul ne peut se contenter d’un tel théorème et se baser uniquement sur l’expertise ADN : il faut également prendre en compte de nombreuses autres preuves, notamment l’alibi du suspect, le fait qu’il ait été loin du lieu du crime ou non, des empreintes digitales, des témoignages en sa faveur ou au contraire témoignages et autres preuves en sa défaveur, qui ont fait de lui un suspect.
Cet arrêt a également été rappelé le rôle de l’expert : l’interprétation des analyses génétiques de l’accusé étant un problème situé en dehors de la compétence des juges, il est nécessaire de faire appel à des experts dans de telles affaires. Possédant un savoir particulier, son intervention est justifiée dans la mesure où la Cour serait incapable, sans son aide, de tirer de ces faits très spécifiques les conclusions appropriées. L’expert, s’il est compétent, a donc comme tout autre témoin le devoir de témoigner (Peter Murphy, Murphy on Evidence, p.346). De plus, l’arrêt explique la procédure selon laquelle l’expert doit présenter la preuve ADN. La preuve apportée par l’expert consiste en une comparaison entre l’ADN de la trace trouvée sur le lieu du crime et celui du suspect. L’expert doit expliquer de manière intelligible aux jurés la nature de la correspondance entre les deux ADN et leur donner les résultats de son calcul de probabilité que le suspect soit coupable (random occurrence ratio), c’est-à-dire la fréquence selon laquelle on peut trouver de telles caractéristiques ADN identiques dans la population en général ou dans une sous-catégorie limitée de personnes, par exemple les personnes de sexe masculin, d’origine caucasienne, sexuellement actifs et domiciliés dans la région de Manchester (Heaton-Armstrong, Shepherd, Gudjonsson et Wolchover, Witness Testimony, p.505). De plus, la défense doit avoir accès aux détails concernant la manière selon laquelle ces calculs ont été effectués. Ainsi, la complexité des données scientifiques dans certaines affaires comme celle-ci requiert parfois de la part du juge un minimum de formation en ce domaine. Il est essentiel de noter que l’expert n’est là que pour assister les juges et ne doit en aucun cas ‘empiéter’ sur la mission de ces derniers. Mais c’est là une question que nous approfondirons davantage dans une deuxième partie consacrée à la liberté d’appréciation de la preuve d’expert par les juges.
II- Valeur probante et libre appréciation de la preuve par l’ADN
Que ce soit en droit anglais ou en droit français, l’expert doit uniquement se contenter d’énoncer des résultats mathématiques dont lui seul a connaissance, sans pour autant émettre d’avis personnel. Le juge pourra ensuite librement apprécier la preuve par l’ADN : c’est lui et lui seul qui a le pouvoir d’évaluer la fiabilité de telle ou telle preuve et décider quelle importance lui accorder, quel poids lui donner dans sa décision finale. Il décide selon son intime conviction. Selon le droit français, « hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d'après son intime conviction. Le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves qui lui sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui » (Art.427 CPP). Il en est de même en droit anglais : les juges et jurés doivent former leur décision sans avoir été influencés par l’opinion personnelle des experts. La Cour d’appel a estimé, dans l’arrêt R v Doheny and Adams, que «les jurés ne doivent pas demander (à l’expert) son opinion sur la probabilité que ce soit le défendeur qui ait laissé la trace sur le lieu du crime, et l’expert ne doit pas employer de termes qui pourraient leur laisser croire qu’il exprime une telle opinion.» Même si l’expert a été engagé et rémunéré par l’une des parties au procès, il n’est pas censé favoriser volontairement une partie ou l’autre. Il doit absolument rester objectif dans ses observations et indépendant en toute circonstance. Cette exigence d’indépendance est énoncée dans les règles de procédure civile du droit anglais (Civil Procedure Rules 1998, règle 35.3). Un principe similaire existe également en droit civil français : l’article 246 de nouveau Code de procédure civile dispose que « le juge n’est pas lié par les conclusions techniques ». Ainsi, l’expert doit être objectif, indépendant, et doit veiller à ne pas usurper la fonction des juges et jurés en émettant un avis personnel sur la culpabilité de l’accusé, autrement dit à ne pas transgresser la limite entre son propre rôle et celui des juges et jurés, ce qui n’est pas forcément chose aisée. Ce sont ces derniers qui, après avoir examiné l’ensemble des preuves pertinentes, détermineront si la culpabilité de l’accusé est certaine ou s’il existe un doute, s’il est possible que l’indice retrouvé sur le lieu du crime ait été laissé par quelqu’un d’autre possédant les mêmes caractéristiques ADN. Le fait que l’ADN retrouvé sur place et celui du suspect correspondent ne devrait pas automatiquement constituer une preuve irréfutable de la culpabilité de ce dernier : il faut également considérer l’ensemble des autres preuves à disposition (bien qu’aucune loi anglaise n’énonce cette règle).
Toutefois, contrairement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis notamment, en France « le juge ne se contente pas d’une présentation des preuves par les parties qu’il se contenterait d’apprécier globalement : il procède à un travail de persuasion, d’explication et de légitimation ». Ainsi, bien que le juge ne soit pas lié par la preuve scientifique et qu’il ait la possibilité de l’écarter, celle-ci peut parfois apparaître comme un instrument de « légitimation de la décision judiciaire » (G. Dalbignat-Deharo, Vérité scientifique et vérité judiciaire en droit privé, p.86 et 42). Strictement parlant, le juge a bien le dernier mot, mais en pratique sa décision est rendue plus 'légitime' aux yeux de tous lorsqu'elle se fonde sur une preuve scientifique, car cette dernière apparaît comme 'irréfutable'. La vérité scientifique a, par là même, le pouvoir de renforcer la valeur de la vérité judiciaire.
Cependant, en admettant qu’une preuve par l’ADN soit acceptée par la Cour, se pose alors la question de sa valeur probante. Il faut admettre que, les techniques scientifiques s’étant de plus en plus sophistiquées, la preuve par l’ADN en est devenue par là même de plus en plus convaincante, et de nos jours son importance dans un procès peut se révéler considérable. Dans certains cas, la valeur probante d’une preuve par l’ADN peut être fortement amoindrie, du fait par exemple d’erreurs ou contaminations ayant eu lieu lors des analyses. Afin de diminuer le risque d’erreurs (interversion d’échantillons, erreurs de lecture, erreurs par manque d’esprit critique ou de compétences) qui pourraient porter atteinte à la valeur probante d’une preuve par l’ADN, des mesures préventives ou correctives peuvent être mises en place au sein des laboratoires (R. Coquoz, Preuve par l’ADN, pp.192-196). Dans un tout autre registre, la vérité scientifique peut également voir sa valeur probante diminuée en raison d’une « vérité sociologique » par exemple en matière d’adoption où il arrive parfois que l’évidence de liens affectifs prime sur les liens du sang (G. Dalbignat-Deharo, p.445). La preuve par l’ADN n’aura alors que peu de poids. Dans d’autres matières au contraire il arrive que le juge voit sa liberté d'appréciation de la valeur probante d’une preuve par l’ADN amoindrie. C’est ainsi le cas en droit français, plus particulièrement en matière de filiation, où l’expertise biologique est de droit à moins qu’il n’existe un motif légitime de ne pas y procéder (Cass., Civ.1e, 28 mars 2000). La science semble parfois primer sur le droit. Ce genre de situation soulève la question de la réelle liberté d’appréciation du juge quant à la force probante des conclusions de l'expertise. Si en théorie le juge doit décide selon son intime conviction, en pratique il en va différemment car, en de nombreuses matières - ADN, empreintes digitales, taux d’alcoolémie - l’expertise peut constituer une preuve à part entière, qui va inévitablement influencer le juge dans sa décision finale. Enfin, au niveau communautaire, la CEDH a également relevé dans l’affaire Mantovanelli c/ France (18 mars 1997, n°97/13) que l’expertise était susceptible d'influencer de manière prépondérante l'appréciation du juge. Il faudrait donc veiller à « redéfinir les contours de l’activité scientifique dans le cadre du procès» (G. Dalbignat-Deharo, p.189) afin que les missions respectives des experts et juges/jurés soient respectées sans empiéter l’une sur l’autre.
En conclusion, si la décision anglaise R v Doheny and Adams a restreint l’étendue de l’interprétation que l’expert peut faire de l’élément de preuve qui lui est soumis (en excluant les méthodes d’analyse statistique similaires au ‘théorème de prosecutor’s fallacy), elle a toutefois eu un impact essentiel dans le domaine de la preuve par l’ADN, notamment au niveau procédural. L’admission des analyses ADN a sans doute été la plus importante avancée moderne dans les enquêtes criminelles. Plus qu’une option, elle est peu à peu devenue une réelle nécessité dans le cadre du procès judiciaire, pénal comme civil, en droit français comme en Common Law. En effet, les juges ne peuvent pas être spécialisés dans toutes les disciplines : comme l’a très bien décrit Gaëlle Dalbignat-Deharo, « investi d’un pouvoir qu’il ne peut exercer sans savoir, le juge ne peut se passer de la vérité scientifique » (p.40). Cependant les droits français et anglais s’accordent sur le point que le recours à la preuve scientifique ne doit advenir que lorsqu’il est nécessaire. Enfin, si le recours aux analyses ADN a permis de rendre la liberté à des innocents (notamment des condamnés à mort aux Etats-Unis), il peut toutefois être critiqué sur le plan des libertés individuelles : il existe, par exemple au Royaume-Uni, une base de données ADN nationale. Une fois qu’un profil ADN est enregistré, il est comparé aux caractéristiques ADN retrouvées sur des scènes de crime ; toute correspondance est communiquée à la police. De plus, depuis l’entrée en vigueur de l’Art.82 du Criminal Justice and Police Act 2001, il n’y a plus obligation de retirer le profil ADN d’un suspect de la base de données lorsque celui-ci a été innocenté. En France, de telles informations peuvent être conservées jusqu’à 40 ans. L’utilisation de l’ADN augmente les risques d’accusation et d’erreurs, chacun étant susceptible de déposer des traces d’ADN en tout lieu. Pour finir, en janvier 2007 la France, le Royaume-Uni, ainsi que les 25 autres Etats Membres sont tombés d’accord sur le principe du partage des fichiers génétiques : afin d’éviter tout risque de dérive, la consultation de tels fichiers devra être strictement encadrée…
Bibliographie: - M. Hannibal et L. Mountford, The law of criminal and civil evidence : principles and practice, Longman (2002) - Peter Murphy, Murphy on Evidence, Oxford University Press (2005) - Heaton-Armstrong, Shepherd, Gudjonsson et Wolchover, Witness Testimony, Oxford University Press (2006) - G. Dalbignat-Deharo, Vérité scientifique et vérité judiciaire en droit privé, LGDJ (2004) - R. Coquoz, Preuve par l’ADN - La génétique au service de la justice, Presses polytechniques et universitaires romandes (2003)