L'attribution de la charge de la preuve : facilité et disponibilité - Par Olivier Javel

A propos de l'article 217.6 de la Ley Enjuiciamiento Civil

Le mécanisme de la charge de la preuve fait peser le risque d'un fait incertain sur la partie ayant la charge de le prouver. Mais le dit mécanisme ne permet pas de prendre en compte la situation personnelle des parties notamment l‘impossibilité matériel d‘apporter une preuve en possession de la partie adverse. Face à un même problème inhérent aux systèmes se basant sur le principe dispositif selon lequel le procès est la chose des parties, la France et l’Espagne ont réagi différemment, la première en laissant au juge des prérogatives importantes sur l’administration de la preuve, la seconde en utilisant deux mécanismes qui permettent un renversement de la charge de la preuve.

Jusqu’à la reforme de la ley de Enjuiciamiento Civil en 2001, les principes de la charge de la preuve étaient relativement semblables en droit français (article 1315 du code civil article 9 du NCPC) et en droit espagnol (article 1214 du code civil espagnol). En effet, la rédaction des articles relatifs à la charge de la preuve était identique, le code de 1889 espagnol étant très fortement inspiré du code de 1804. Le déni de justice est en France (article 4 du code civil) comme en Espagne (article 1.7 du code civil espagnol) interdit, cela signifie que le juge est obligé de statuer sur le litige qui lui a été présenté, et ce même s’il estime que les preuves apportées par les parties sont insuffisantes (Cass. Civ. 2eme, 21 janvier 1993 n° de pourvoi : 92-60610) ou que la loi ne permet pas de trancher le litige, notamment en cas de silence de celle-ci. Il peut dés lors surgir des hypothèses où les faits soutenus par les parties ne soient prouvés par aucune d’entre elles. A cet effet les droits, tant français qu’espagnol, prévoit une solution simple : le doute est retenu « au détriment de celui qui a la charge de cette preuve » (Cass.Soc. 31 janvier 1962), si cette solution de principe est terriblement efficace elle est moralement insatisfaisante car elle ne tient pas compte des facultés des parties à rapporter cette preuve. Vue sous cet angle, la charge de la preuve est un mécanisme objectif ayant une clarté et une applicabilité extrêmement simple, mais les litiges ont lieu entre des sujets souvent inégaux notamment en moyen probatoire.

La nouvelle Ley de Enjuiciamiento Civil (ci-après LEC) abroge l’article 1214 du code civil espagnol. L’alinéa 6 de l’article 217 de la LEC donne force de loi à un mouvement doctrinal et jurisprudentiel qui visait à rendre la répartition de la charge de la preuve faite par le Code civil comme n’étant pas absolue, susceptible de dérogation au regard du cas où des faits soutenus, grâce aux critères de disponibilités et facilités probatoires. Le droit français dispose lui d’autres outils pour palier le manque de preuves pour trancher le litige, mais il n’existe pas de fondement légal à caractère général ayant pour but de faire peser le doute du fait incertain sur une autre partie que celle désignée par les normes « classiques » de charge de la preuve déjà énumérées.

Le présent article se propose de montrer comment face au même problème de déséquilibre entre les parties, la France et l’Espagne ont aménagé leurs procédures civiles afin que celles-ci tiennent compte de la possible inégalité des parties au procès. Il faut pour cela expliciter en quoi le principe dispositif influence les procès civils espagnols et français (I) et comment l’Espagne a pu, bien qu’étant plus attachée audit principe, limiter ses effets néfastes grâce aux mécanismes de facilité et disponibilité (II).

I- Principe dispositif : le caractère commun des procès civil en France et en Espagne

Le principe dispositif De façon schématique les procès civils en droit espagnol et en droit français sont régis traditionnellement par le principe dispositif, c’est-à-dire que le procès est avant tout la chose des parties. Néanmoins, bien que cette assertion soit exacte, il est difficile de trouver un système juridique qui respecte strictement le dit principe. Le principe dispositif s’exprime notamment dans le pouvoir des parties à revendiquer ou non un droit et donc à engager un procès, et à déterminer l’objet de celui-ci. Le procès étant la chose des parties celle-ci doivent apporter les preuves nécessaires au succès de leurs prétentions .Tous les procès civil ne sont évidemment pas soumis à cette règle, l’état civil ou la condition des personnes échappent notamment à cette règle. Une des raisons pour lesquelles il est difficile de trouver un système juridique respectant le principe dispositif sont les effets qu’il a sur le rôle du juge. La limitation des pouvoirs du juge et notamment d’intervention lors du procès peut avoir des conséquences sur la décision que celui-ci doit impérativement rendre. Ainsi si le juge ne peut ordonner des mesures d’instructions ou s’il ne peut enjoindre une partie à produire une pièce, le juge se verra forcé de trancher le litige alors que de possible « des zones d’ombres » subsistent. Si une partie se trouve dans l’impossibilité de fournir une preuve, le juge ne pourra pas remédier à cette impossibilité en lui apportant son concours dans la recherche de la vérité. Les faits du litige demeureront incertains, incertitude qui aurait peut-être pu être élucidée par l’intervention du juge.

De l’application du principe dispositif Le droit français a évolué en renforçant les pouvoirs d’office du juge; le procès civil est devenu à la fois chose des parties et du juge. Cette évolution a été rendue nécessaire par la constatation des déséquilibres que pouvait provoquer une application trop rigide du principe du dispositif. Les articles 10 et 11 du Code de procédure civile sont les limites posées au principe, ils disposent que le juge peut ordonner toutes les mesures d’instructions légalement admissibles et qu’il peut enjoindre une partie ou un tiers à produire une pièce. Le juge français a donc la possibilité de s’immiscer dans le mécanisme d’administration de la preuve afin d’éclairer un fait qui n’aurait pas été prouvé correctement, mais cette faculté dont dispose le juge ne peut en aucun cas supplanter la nécessaire activité probatoire des parties (article 146 du Code de procédure civil, Cass. Soc.7 octobre 1982 n° de pourvoi : 80-41427 pour une application de l’article). Le refus de collaborer avec le juge peut être puni de dommages et intérêts, et si le juge ne peut tirer toute conséquence du refus de collaborer de l’une des parties, il ne peut pas non plus affirmer n’en tirer aucune conséquence (Cass. Civ1. 30 mars 2005 JCP 2005, I, 183, n 8, obs. Serinet).

Le droit espagnol, lui, reste beaucoup plus attaché au principe dispositif comme le signale l’exposé des motifs de la LEC ( VI ) « la nouvelle LEC s’inspire du principe dispositif, selon lequel il n’est pas raisonnable que les enquêtes et la recherche de la véracité des faits allégués reposent sur un organe juridictionnel », les juristes espagnols justifient cette décision en alléguant que le juge ne peut à la fois soutenir une partie dans sa recherche d’élément probatoire et rester impartial. Les articles 429.1 et 435.5 de la LEC sont les limites posées par le législateur espagnol au principe dispositif. Le premier de ces articles autorise le juge à signaler aux parties qu’un fait n’a pas été suffisamment prouvé et informe des conséquences que cette insuffisance probatoire pourrait avoir, de même le juge pourra indiquer quel type de preuve est la plus indiquée selon lui. Le deuxième article dispose que de manière exceptionnelle le juge pourra d’office ou sur demande d’une des parties ordonner des mesures d’instructions pour prouver des faits ayant une importance particulière dans le cas où les preuves précédentes n’auraient pas été suffisantes et que cette insuffisance probatoire ne résultait pas de la faute ou de la négligence des parties. Si à première vue la LEC parait très proche de la législation française, il faut souligner que les termes de la loi espagnole sont tout de même plus restrictifs et que les interventions du juge ne doivent être réalisées qu’à titre exceptionnel. De plus comme le signale MONTERO AROCA le principe dispositif est très fortement ancré dans la culture juridique espagnole; il est fort probable que les juges n’utilisent pas ou très peu les facultés qui leur sont accordées par la loi.

II- Les notions de disponibilité et facilité : le caractère particulier du procès civil espagnol

La découverte des mécanismes Les nouveaux critères de facilité et disponibilité , n’ont pas été découverts par le législateur espagnol, ils préexistaient notamment dans le Codigo Procesal Civil Modelo para Iberoamerica dans son article 129 et étaient déjà appliqués par la jurisprudence espagnole afin de nuancer le trop rigide article 1214 du Code civil espagnol (abrogé en 2001 par la LEC). La décision du Tribunal constitutionnel 227/1991 du 28 novembre 1991 fournit un exemple des conséquences parfois absurdes d’une application trop rigide des anciens principes de charge probatoire. En l’espèce, la demanderesse réclamait à l’INSS (Instituto Nacional de la Seguridad Social) que celui-ci lui verse une pension en raison du travail exécuté par son défunt mari entre juin 1957 et avril 1958. L’INSS bien que reconnaissant la validité de la demande refusait le versement de cette pension en alléguant une impossibilité d’accès au dossier. Le tribunal relevant l’obligation constitutionnelle (article 118 CE) de collaboration avec les tribunaux, l’impossibilité de se prévaloir de sa propre turpitude et le fait que les preuves étaient détenues par le défendeur, accueille le pourvoi. La décision aurait été tout autre si le tribunal s’était borné à appliquer le principe Onus probandi incumbit actori tel que traduit dans l’article 1214 du code civil espagnol, la demanderesse n’ayant pu prouver ses prétentions les preuves nécessaires étant détenues par le défendeur.

Facilité et disponibilité : définition des termes La distinction entre facilité et disponibilité est avant tout théorique, les deux mécanismes bénéficient d’une application similaire par les tribunaux (ceci évitant tout risque de confusion entre deux mécanismes pouvant parfois se confondre) (voir entre autre les STS 613/2005 du 29 juillet, STS 995/2004 du 27 octobre et STS 213/2004 du 26 mars). La disponibilité est le fait pour la partie adverse de disposer d’une « meilleure » preuve que la partie sur laquelle devrait reposer normalement la charge de la preuve, cette « disponibilité » est le plus souvent employée dans des procès pour reconnaissance de paternité. Elle peut être matérielle (avoir en sa possession un document) où intellectuelle (avoir eu connaissance de fait). Pour MUÑOZ SABATE la négligence dans la conservation ou la pré-constitution d’une preuve peut être analysée comme un manquement coupable au mécanisme de disponibilité, l’auteur illustre ses propos par la sentencia de la Audiencia Provincial de Llugo du 9 mai 1997 (revista général de derecho, n 646, pp 1033). Dans cet arrêt, deux frères avaient souscrit un contrat de location de coffre-fort avec une banque, après le décès de l’un des deux frères son héritier vida le coffre-fort sans la présence du frère survivant, celui-ci allégua un dommage de 5 millions de pesetas. La banque contestait la demande du frère survivant notamment, car celui-ci ne pouvait prouver le montant exacte du dommage subi, la banque n’ayant pas relevé ce qui avait été retiré du coffre par l’héritier du défunt, aucune preuve du contenu du coffre n‘existait. La Audiencia Provincial ayant relevé que « aucune des précautions les plus essentielles » n’ayant été respecté par la banque, celle-ci ne pouvait se prévaloir de l’incapacité du demandeur à prouver le montant du dommage sous peine de créer un cas de « preuve diabolique ». La facilité se réfère à l’aisance, voir à la rapidité avec laquelle une partie peut produire une preuve, le mécanisme de facilité est plus large que celui de disponibilité qu’il englobe même dans la plupart des cas. Le mécanisme de facilité est particulièrement usité dans les procès pour négligence médicale ou lors de la mise en œuvre de responsabilité extra-contractuelle (voir entre autre exemple les STS 613/2005 du 25 juillet et STS 160/2003 du 18 février).

Disponibilité et facilité: la charge de la preuve adaptée au principe dispositif Les possibilités d’intervention du juge espagnol dans l’administration des preuves étant moindres que celles de son homologue français, se posait alors un problème de droit au procès équitable reconnus par l’article 6 de la ConvEDH et de droits de la défense. L’article 24.1 de la Constitution Espagnol reconnaît le droit de chacun à pouvoir faire valoir ses droits (derecho a una tutela judicial efectiva), et interdit par conséquent la « indefension » c’est-à-dire l’impossibilité de se défendre en justice (voir notamment à cet effet la STC 37/2000 du 14 février). La Sentencia del Tribunal Constitutional 7/1994 du 17 janvier 1994 met en évidence que l’un des cas d’indefension est celui dit de « preuve diabolique » : « les tribunaux ne peuvent exiger d’aucune des parties une preuve impossible à rapporter sous peine de provoquer un cas d’indefension contraire à l’article 24.1 de la CE ». Les juges ne pouvant - ou ne voulant - s’immiscer que très rarement dans l’administration de la preuve de crainte de perdre de leur impartialité d’une part, et l’article 24.1 CE leur interdisant de mettre une partie au procès dans une situation où la revendication de ses droits deviendrait impossible d’autre part, les mécanismes de facilité et disponibilité probatoire ont donc été ajoutés à l’article régissant la charge de la preuve afin de flexibiliser cette règle.Les deux mécanismes permettent alors au juge de sanctionner la partie ayant manqué à son devoir de collaboration avec les tribunaux (article 118 CE), voire au principe de production de preuve par les parties (article 216 LEC), en faisant retomber le risque du fait incertain sur elle. Le choix espagnol est logique si l’on considère l’attachement au principe dispositif réaffirmé dans l’exposé des motifs de la LEC, l’alinéa 6 de l’article 217 LEC permet au juge de ne pas intervenir directement dans l’administration de la preuve en laissant ainsi aux parties le soin de « diriger » le procès et de sanctionner la partie n’ayant pas suffisamment collaboré en faisant retomber la charge de la preuve sur elle. Le juge peut dès lors respecter son obligation de trancher le litige suivant les normes légal tout modulant sa décision au regard de la situation des parties face aux preuves qui leurs seront nécessaire pour prouver leurs prétentions. Les deux mécanismes de l’alinéa 6 de l’article 217 sont un pas en avant dans la reconnaissance des inégalités entre partie au procès, ce sont des critères à caractère général pouvant s’appliquer à de nombreux cas d’espèces. Il existe, cependant, des matières où la charge de la preuve a été spécialement aménagée en France et en Espagne pour pouvoir défendre les intérêts de la partie « faible ». Il s’agit, par exemple, de la transposition des directives communautaires 2000/43 et 2000/78 sur la lutte contre discrimination; ici, si le demandeur évoque des faits qui font apparaître un traitement moins favorable en raison d’une discrimination manifeste, la charge de la preuve est renversée et incombe alors à la partie défenderesse.

Propos conclusifs: Une flexibilisation mais au prix d’une insécurité juridique

Si l’alinéa 6 de l’article 217 constitue à n’en pas douter un progrès dans la reconnaissance des inégalités entre parties, une frange de la doctrine n’en a pas moins critiqué sa rédaction trop générale, laissant une place trop importante à la subjectivité dans l’interprétation du juge. Cette frange de la doctrine n’est pas totalement opposée aux mécanismes de flexibilisation de la charge de la preuve, mais estime que son application ne doit être qu’exceptionnelle, limitée aux seuls cas d’indefension. Cette doctrine met notamment en évidence le caractère perturbateur des mécanismes, les parties au procès ne pouvant pas savoir à l’avance si le juge en fera usage ou non (voir notamment Piedad Gonzalez Granda, Carga de la prueba y responsabilidad civil, Tirant lo blanch, Valencia, 2007, pp. 29). Cette flexibilisation ne peut résoudre l’ensemble des problèmes liés à l’administration de la preuve, notamment dans le cas où les parties se trouveraient dans des difficultés analogues face à une preuve. Si le rôle qui revient au juge est avant tout celui de trancher le litige, les facultés d’investigation dont il dispose en France et dans une moindre mesure en Espagne sont nécessaires. Si la peur de voir le juge perdre son impartialité pendant l’administration de la preuve est justifiée, celle-ci doit néanmoins céder devant le principe du contradictoire, gardien de l’impartialité du juge, ainsi que devant la nécessaire recherche d’une justice de qualité.

Bibliographie:

  • Luna Yerga, A., « regulacion de la carga de la prueba en la LEC.En particular, la carga de la prueba de la prueba en los procesos de responsabilidad civil médica-sanitaria » www.indret.com.indret04/2003.
  • Pazos Mendez, S.,, « Los criterios de facilidad y disponibilidad probatoria en el proceso civil », Objeto y carga de la prueba civil, (coord), Abel Lluch y Joan Picó I Junoy , Bosch Editor, 2007
  • Abel Lluch, X., « initiativa probatoria de oficio en el Proceso Civil » Ed. bosh, Barcelona, 2005
  • Diaz fuentes, A., « la prueba en la nueva ley d’enjuicialiento civil » ed. Bosh Barcelona, 2002
  • Montero Aroca, J., « La nueva ley de enjuiciamiento civil española y la oralidad » Valencia-España, 2000
  • Fernandez Lopez, m., « la carga de la prueba y la nueva ley de enjuiciamiento civil » Rev. La ley n 5362, septembre 2001
  • AGOSTINI, E., « Droit comparé, » PUF, 1988
  • Ministère de la justice service des affaires européennes et internationales bureau du droit comparé« le droit de la preuve devant le juge civil et l’attractivité économique du droit français » 19 octobre 2005
  • Cadiet, L,. et Jeuland, E,. « Droit judiciaire privé » Litec 5ieme édition ,2006
  • Gerkens, J-F,. « droit privé comparé » Larcier 2007

Abréviations utilisées:

Sentencia del Tribunal Constitutional - STC Sentencia del Tribunal Supremo - STS Consitution Espagnol - CE Convention Européenne sur les Droits de l’homme - Conv.EDH Tribunal Constitutionnel - TC Ley Enjuiciamiento Civil -LEC