Le fichage ADN : évaluation et état actuel des législations espagnole et française - par Stéphanie SIMON
Ce billet s’intéresse aux preuves que constituent les profils ADN et au progrès que leur fichage automatisé a impliqué. Les services d’enquête disposent ainsi d’un outil très efficace dans le cadre de la collecte de preuves qui, cependant, doivent faire l’objet d’une appréciation souveraine du juge. Bien que supposant des gains en rapidité et en termes d’échange d’information, leur encadrement législatif et leur exploitation comportent des points faibles et peuvent faire craindre certaines de dérives.
La découverte de la structure de la molécule d’ADN est le fruit du travail de James Watson au début des années 50. Par la suite, Alec Jeffreys, professeur en génétique au Royaume-Uni, est parvenu à mettre en place une nouvelle méthode d’identification à partir de certains segments « non codants » ; ces derniers se limitent à fournir des informations relatives aux caractéristiques physiologiques, morphologiques ou héréditaires. Cependant, de telles informations n’auraient qu’un intérêt relatif si elles ne pouvaient être archivées en vue de leur exploitation postérieure. C’est ainsi que certains législateurs ont créé des bases de données contenant les informations génétiques nécessaires à l’identification des personnes éventuellement impliquées dans une infraction. Le Royaume-Uni a été le véritable précurseur en la matière puisque dès 1995, une « banque génétique » a été mise en place qui compte à ce jour près de 2 millions de profils. Suite à cette initiative britannique, le Conseil de l’Union européenne a adopté une résolution le 9 juin 1997 relative à l’échange des résultats des analyses d’ADN. Ladite résolution, quand bien même il ne s’agit que de soft law, constitue le texte de base en vue de la mise en place de législations nationales internes y afférentes. Alors que la France n’a attendu qu’un an avant d’adopter la loi Guigou du 18 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles et de codifier le fichage ADN au titre XX du livre IV du Code de procédure pénale, l’Espagne a en revanche tardé et face aux lacunes normatives, a finalement adopté la Loi organique 10/2007, du 8 octobre 2007, réglementant la base de données policière relative aux identifiants ADN. Suite à la mise en pratique de ces textes, quels ont été les réels apports en matière de preuve suite à l’utilisation de telles preuves biologiques notamment au regard des objectifs et des dérives liés au fichage ADN ? En matière pénale, une preuve scientifique est un élément déterminant au moment d’apprécier la culpabilité ou l’innocence d’un suspect. C’est la raison pour laquelle nous nous intéresserons tout d’abord aux fichiers contenant les profils ADN et à la valeur probante des informations qu’ils contiennent (I). Puis, l’étude se centrera sur les objectifs et la finalité probatoire mis à mal par les faiblesses du dispositif de fichage (II).
I - L’intérêt et la valeur du fichage ADN au regard de l’administration de la preuve
La découverte des segments non codants d’ADN et la possibilité de créer une banque de données génétiques a « révolutionné » le travail d’enquête et a permis de pallier les difficultés dans l’administration de la preuve (A) ; elles peuvent certes constituer une preuve, mais toute la question est d’en déterminer la valeur probante (B).
A. La création de bases de données : Pour l'administration de preuves quasi irréfutables
L’ADN identifie de manière quasi certaine (plus de 99%) un individu présent ou en lien avec une infraction. La création de fichiers regroupant lesdits profils est sans nul doute une avancée pour le travail d’enquête. L’intérêt d’un tel système repose notamment sur la rapidité dans le traitement de l’information : en présence de traces identifiables, une comparaison sera réalisée avec les données déjà enregistrées afin de déterminer si elles coïncident avec un individu. Or, plus nombreux seront les profils, plus grande sera la probabilité de trouver une correspondance.
Dès 1998, la France a mis en place un fichier connu sous l’acronyme « FNAEG » (Fichier national automatisé des empreintes génétiques) dont la responsabilité a été confiée à la direction centrale de la police judiciaire sous le contrôle d’un magistrat. Toute inscription intervient dans le cadre d’une enquête policière relative à une infraction d’une particulière gravité, ainsi que dans le cadre d’une disparition. Cependant, il est intéressant de remarquer que le législateur français n’a cessé d’étendre son champ d’application. Ainsi, trois lois, une délibération et 3 décrets « plus tard » (Loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des in fractions sexuelles ; loi du 15 novembre 2001 sur la sécurité quotidienne ; loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure ; délibération n°99-052 ; décrets n°2000-413, n°2002-697 et n°2004-470), le fichier s’est considérablement doté en profils ; il en a été dénombré plus de 800 000 au 1er octobre 2008.
En Espagne, c’est la Loi organique 10/2007 qui a posé le cadre légal du fichage ADN. Cette loi est, en substance, analogue à la loi française de 1998 ; ainsi, elle dispose en son article 3 que les prélèvements seront réalisés dans le cadre d’une enquête judiciaire et sur des sujets suspectés, détenus ou mis en cause pour des délits graves et dans tous les cas ceux concernant la vie, la liberté, la liberté sexuelle, l’intégrité des personnes ainsi que concernant le crime organisé. Cependant, à la différence du droit français, le législateur envisage la collecte de données génétiques d’individus s’y soumettant volontairement sans que le motif soit la disparition d’un proche ou une infraction.
La création de ces fichiers regroupant des profils ADN constitue une avancée essentielle en matière pénale. Cependant, au moment de déterminer la culpabilité ou l’innocence d’une personne mise en cause, le juge doit rester maître de sa décision et de la valeur probante des preuves.
B. La valeur probante des preuves biologiques telles que l'ADN
L’élaboration de bases de données génétiques est sans conteste une aide précieuse pour les services chargés d’enquêter sur des affaires pénales ; ces informations ne constituent néanmoins que des preuves dont la valeur sera attribuée par le juge après un examen minutieux et raisonné. Les expertises ADN à charge sont un des éléments de l’instruction ou de l’enquête, qu’il convient de replacer dans un contexte plus global et de confronter éventuellement à d’autres preuves à décharge. Le principe de libre appréciation de la preuve est consacré tant en droit français (article 427 CPP) qu’en droit espagnol ; l’article 741 de la Loi espagnole relative à la procédure pénale dispose en effet : « le Tribunal, appréciant les preuves rapportés selon sa conscience (...) ».
Malgré ces considérations théoriques les magistrats vont rarement à l’encontre de preuves scientifiques telles que les expertises ADN. Dans le cas des expertises scientifiques, l’intime conviction du juge occupe peu de place. La précision de telles preuves est quasi totale et seuls les jumeaux homozygotes disposent d’un profil ADN identique ; en dehors de ces cas, les erreurs sont l’exception. C’est certainement la raison pour laquelle l’on constate un réel empiètement du domaine scientifique sur le domaine judiciaire ; or, il convient de rappeler que dans le cadre d’un procès, l’expert n’intervient qu’en qualité d’auxiliaire de justice.
Par ailleurs, il est intéressant de considérer l’hypothèse d’un refus par une personne mise en cause ou soupçonnée de se soumettre à des prélèvements biologiques. Ceux-ci permettant de disculper une personne, un tel refus peut laisser entendre que la personne a été impliquée dans l’infraction. À l’inverse du droit français qui sanctionne un tel refus (article 706-56 II du CPP), le droit espagnol ne prévoit aucune sanction spécifique. Cependant, dans un arrêt de la Cour d’appel de Malaga (Audiencia Provincial) du 31 mars 2003, les magistrats considèrent que le fait de ne pas se soumettre aux prélèvements d’ADN laisse à penser que la personne souhaite préserver certaines informations secrètes. Au niveau européen, la Cour européenne des droits de l’Homme a rendu un arrêt en date du 5 avril 2004, Murray, par lequel elle énonce que si l’opposition aux expertises biologiques n’est pas justifiée, rien n’empêche alors d’en tirer les conséquences logiques et rationnelles en termes de culpabilité notamment.
Nul ne peut nier que les profils ADN répertoriés dans les bases de données mises en place en Espagne et en France ont facilité de nombreuses enquêtes. Cela est vrai au niveau interne mais est également un objectif au niveau européen ; en effet le Conseil de l’UE souhaitait une meilleure circulation des informations génétiques et a renouvelé ce souhait suite à la signature du Traité de Prüm en 2005 et à la décision du Conseil en vue de l’intégration des dispositions de celui-ci dans les réglementations nationales (Décision 2008/615/JAI du Conseil du 23 juin 2008). Les objectifs poursuivis sont certes louables mais peuvent soulever des interrogations eu égard à l’intrusion que les prélèvements impliquent ainsi que l’utilisation extrajudiciaire des techniques d’identification.
II - La finalité probatoire mise à mal par les faiblesses du dispositif de fichage ADN
Au regard des règles de fonctionnement des fichiers de données génétiques, des doutes apparaissent quant à la finalité probatoire d’un tel système (A) et les récentes utilisations semblent confirmer les risques de dérives hors de tout cadre d’administration de la preuve (B).
A. Les doutes concernant les apports du système en matière de preuve Des législations en vigueur en Espagne et en France, l’on peut déduire que le fichage ADN s’inscrit dans une politique criminelle de répression mais également de dissuasion. L’objectif est répressif puisque les données génétiques constituent des preuves dans le cadre d’une instruction qui peuvent être accablantes. En ce qui concerne la volonté dissuasive, elle est particulièrement flagrante en France suite à l’extension du champ des sujets aux prélèvements ADN ; en effet, le fait de disposer d’un nombre élevé de profils peut décourager les personnes qui, sans avoir été condamnées pour une quelconque infraction, serait susceptible d’en commettre postérieurement et d’avoir fait l’objet de prélèvements dont les résultats auraient été inscrits au FNAEG. Il convient de remarquer que la Loi sur la sécurité intérieure permet le prélèvement d’ADN lorsque pourraient exister de simples présomptions de culpabilité ; or, elle n’impose pas sa destruction dans le cas où ladite culpabilité ne serait pas avérée. De plus, l’instruction cède le pas à une forme automatisée de traitement des dossiers, objet d’un certain transfert par les autorités judiciaires aux services de police. Ceci porte un préjudice à la présomption d’innocence et marque donc une modification dans la manière non seulement de rapporter les preuves mais également de les apprécier.
L’utilité de telles données n’est pas contestée, cependant, remarquons que le fichage ADN est utilisé pour l’administration d’une preuve « future » en se fondant sur les profils obtenus dans le cadre d’enquêtes antérieures. Cette relation temporelle participe de la volonté de faciliter l’administration de la preuve. Néanmoins, la légitimité de cet aspect peut être remise en cause au regard notamment de la durée de conservation des profils. La législation française prévoit en effet de conserver pendant 40 ans les profils des personnes définitivement condamnées, et 25 ans pour celles uniquement mises en cause. Ces durées sont discutables au regard du but poursuivi puisque l’autorité policière dispose ainsi d’un avantage substantiel réel dans l’administration de la preuve en matière pénale. À l’inverse, l’article 9 de la loi organique espagnole 10/2007 prévoit que le temps de conservation sera identique à celui prévu pour la prescription de l’infraction ou la durée prévue pour la suppression du casier judiciaire en cas de jugement définitif. Dans tous les cas, cette durée est inférieure à celle envisagée par le législateur français et semble plus raisonnable. Notons que le Royaume-Uni, seul pays européen en autorisant la conservation illimitée, a été condamné par la CEDH qui a considéré que « le caractère général et indifférencié (constituait) une atteinte disproportionnée au respect de la vie privée » (Arrêt CEDH, Grande Chambre, 4 décembre 2008). Les objectifs des fichiers automatisés sont légitimes mais leur fonctionnement et la pratique en ont révélé les faiblesses. Malgré les progrès qu’ils supposent, il convient de garder à l’esprit les atteintes aux droits de l’individu ainsi que les possibles dérives.
B. Les craintes de dérives
Dès lors que la personne fait l’objet d’un contrôle, celui-ci peut constituer une intrusion et une atteinte à sa vie privée. Les techniques d’identification au moyen de l’ADN sont certes moins intrusives dans la mesure où elles n’occasionnent pas de gêne telle que celle découlant d’une prise de sang , mais supposent une intrusion dans l’intimité en raison des informations, même limitées, qui peuvent être obtenues. Ce constat est l’une des faiblesses du système ; les prélèvements ou leur exploitation dans le cadre de l’administration de la preuve doivent donc être précisément justifiés afin de démontrer leur finalité « légitime », et ainsi ne pas constituer une violation d’un droit fondamental de la personne. Nous pourrions à cet égard reprendre les développements relatifs aux preuves illicites et à la nécessité de pondérer les intérêts en présence eu égard à leur recevabilité. Le caractère illicite de leur exploitation est important au regard de l’administration de la preuve. Or, l’on peut émettre des réserves quant au long délai de conservation de ces informations susmentionné.
Enfin, en ce qui concerne l’extension du champ d’application des lois relatives au fichage ADN, l’Espagne s’étant récemment dotée d’un cadre législatif précis, elle ne l’envisage pas dans l’immédiat. En revanche, la France l’a à plusieurs reprises étendu et tente également d’« innover » en utilisant les profils ADN à d’autres fins que celles proprement judiciaires. La loi n°2007-1631 du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile a en effet introduit le système des tests ADN en matière de regroupement familial. Cette disposition a donné lieu à de vives critiques dénonçant une dérive. Dans l’hypothèse où le ministre compétent signerait le décret d’application, la France sortirait donc de l’administration de la preuve en matière pénale et glisserait vers une utilisation plus large. Or, il est important de rappeler le premier considérant de la Résolution du 9 juin 1997 : « considérant que l'échange des résultats des analyses d'ADN peut apporter une contribution importante aux enquêtes pénales ». Alors que le fichage ADN a initialement été souhaité dans le cadre judiciaire, il s’avère qu’il est désormais utilisé à des fins étrangères à toute procédure. Soulignons que le Royaume-Uni a également initié une nouvelle phase dans l’utilisation de l’ADN ; il a en effet été développé depuis peu une technique permettant de déterminer l’ethnie ou la région d’origine, d’un éventuel suspect. Le fichage n’est plus limité aux segments non codants mais étendu à certains segments codants, ce qui n’est pas sans soulever des questions éthiques.
BIBLIOGRAPHIE :
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