Le harcèlement moral (mobbing) en Italie (arrêt de la Cour de Cassation, 9 septembre 2008, n° 22858) par Paola Papin
Aujourd’hui, en Italie, le harcèlement moral ne fait l'objet d'aucun texte. Bien que ce phénomène soit très présent sur le lieu de travail, sa définition et son encadrement sont, pour l’instant, abandonnés aux juges. Ceux-ci s'efforcent de sanctionner les comportements qui correspondent au harcèlement, comme l'illustre l’arrêt rendu le 9 septembre 2008 par la Cour de Cassation italienne. (http://www.eius.it/giurisprudenza/2008/119.asp).
Le harcèlement moral ou le « mobbing », comme on l’appelle en Italie, est un phénomène qui existe depuis longtemps dans beaucoup de pays, même si la notion était encore inconnue, il y a une dizaine d’années. L’identification du harcèlement moral et sa définition sont le fruit de nombreuses années d’études et de travail de la part des juges. Aujourd’hui le nombre d’affaires portées devant les juges sous le nom de « harcèlement moral » en France et de « mobbing » en Italie est croissant. Cependant, les personnes ont tendance à utiliser à outrance cette notion de droit. En France, en matière de harcèlement moral, un arrêt important concernant le contrôle de la Cour de Cassation sur les décisions des juges du fond a été rendu récemment (Cour de Cassation Chambre sociale 24/09/2008, pourvoi n°06-46.517). Cette notion a été introduite pour la première fois en Allemagne avec la publication en 1996 du livre « Mobbing » de M. H. Leymann. Elle a ensuite été diffusée dans plusieurs pays dont la France et l’Italie. En France, c’est grâce à la publication en 1998 de l’ouvrage « Le harcèlement moral » de M-F Hirigoyen que les personnes victimes de harcèlement moral ont pu, pour la première fois, donner un nom au phénomène dont elles étaient victimes. Le législateur français est intervenu assez rapidement pour intégrer la notion de harcèlement moral dans le système juridique avec la Loi de Modernisation de janvier 2002 (loi n°2002-73 de modernisation sociale 17 janvier 2002, JORF 13 février 2002 texte n°12). Avec cette loi, la notion a été introduite dans le Code du Travail (art. L1551 et suivants) et dans le Code pénal (art. 222-33-2). L’évolution en Italie n’a pas été la même. C’est grâce aux études de H. Edge que la notion de mobbing a été introduite dans le système italien et qu’ont été rendues les premières décisions. Deux arrêts (Tribunale di Torino, sezione lavoro, 30/12/99 e 16/11/99) rendus par le Tribunal de Turin ont donné pour la première fois une définition du mobbing. C’est avec ces arrêts que cette notion est entrée dans la terminologie juridique italienne. Cependant, en Italie ce phénomène est resté œuvre de la jurisprudence. En l’absence de règles juridiques, encore aujourd’hui c’est aux juges qu’incombe le rôle d’analyser et de définir la notion de mobbing. Du fait de l’absence d’une réglementation du harcèlement moral en Italie, plusieurs questions peuvent surgir : quelle est la définition de mobbing et quels sont ses éléments constitutifs? Y a-t-il une norme juridique italienne dans laquelle les juges peuvent faire rentrer les situations de harcèlement ? Cet arrêt de la Cour de Cassation, un des plus récents, répond à ces questions et nous montre comment est encadré le harcèlement moral à l’heure actuelle en Italie. En l’espèce, une salariée a agi en justice pour que son employeur soit condamné au paiement de dommages et intérêts pour « mobbing » constitué entre autre d’avances sexuelles, de menaces, d’injures et de déqualification professionnelle. La Cour de Cassation, après avoir analysé les différents actes subis par la salariée et déduit qu’il s’agissait de harcèlement moral, a cassé l’arrêt de la Cour d’Appel qui avait rejeté la demande de la salariée et a renvoyé la décision devant une autre CA. Il est intéressant de comparer l’approche que le droit français et le droit italien ont du phénomène du harcèlement moral pour deux raisons : la première est que la France a été un des premiers pays de l’UE à prévoir une réglementation pour le harcèlement moral, et il reste encore aujourd’hui parmi les rares pays qui ont adopté une loi pour encadrer ce phénomène. Or, en Italie le législateur n’a encore rien prévu en matière de mobbing et cela reste le travail des juges. La deuxième raison est que les définitions de harcèlement moral et de mobbing présentent des points communs mais également des divergences.
Il me semble tout d’abord nécessaire d’aborder une question qui touche aujourd’hui les deux pays et de façon plus générale la CE. Il s’agit en effet de savoir si le harcèlement moral est ou non une discrimination. L’introduction de cette notion d’un côté, et la lutte de plus en plus forte contre les discriminations de l’autre créent un problème de qualification et de distinction des deux phénomènes. La CE considère le harcèlement comme une discrimination. L’art.2 §3 des directives de 2000 (2000/43/CE relative à la mise en oeuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, 29 juin 2000 et 2000/78/CE portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, 27 novembre 2000) dispose que « le harcèlement est considéré comme une forme de discrimination au sens du §1 lorsqu'un comportement indésirable lié à la race ou à l'origine ethnique se manifeste, qui a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d'une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». En effet, dans la plupart des cas le harcèlement est fondé sur des motifs discriminatoires tels que la religion, l’âge ou la race. On constate que dans bon nombre de cas les personnes victimes de harcèlement moral sont des femmes, bien qu’il y ait aussi des hommes. On peut donc dans ce cas considérer que le harcèlement moral est une discrimination basée sur le sexe. La loi française de 2008 (loi n°2008-496 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, 27 mai 2008) et le décret législatif italien (d. Lgs n°216 Attuazione della direttiva 2000/78/CE per la parità di trattamento in materia di occupazione e di condizioni di lavoro 9 luglio 2003, Gazzetta Ufficiale n. 187 del 13 agosto 2003 ), ont transposé l’art.2 §3 dir. 2000 tel quel. La discrimination peut donc être une discrimination si le comportement est motivé par l’un des critères énoncés à l’art.1 dir.2000, comme par exemple le sexe, le handicap ou la religion. Les notions de harcèlement (moral) et de discrimination sont difficiles à dissocier car dans beaucoup de cas de harcèlement on retrouve un comportement discriminatoire fondé sur l’un des critères énoncés à l’art 2 §1 des dir.2000. En France, un arrêt de 2006 a cependant par exemple rappelé la distinction entre discrimination syndicale et harcèlement moral en accordant une double indemnisation à la salariée (Cour de Cassation Chambre Sociale 24/01/2006). Il est vrai que le harcèlement moral n’est pas dans tous les cas une discrimination. En effet, le harcèlement moral est plus vaste et général car il peut être exercé sur une personne au motif, par exemple, que celle-ci est plus fragile que d’autres et que l’employeur pense avoir plus d’autorité sur elle, alors que la discrimination telle que l’entend la CE est fondée sur des critères bien précis. Donc, lorsque le harcèlement n’est pas fondé sur l’un de ces critères on ne peut pas le considérer comme une discrimination. En Italie, un arrêt de 2004, en se basant sur le d. lgs. n°216/2003 qui avait été invoqué comme fondement par la requérante, a retenu que le harcèlement moral et la discrimination étaient deux choses distinctes (Tribunale Ariano Irpino, ord. 03 febbraio 2004). La France n’a pas la même conception que la CE car elle estime que si le comportement discriminatoire peut se manifester par le harcèlement moral , des situations de harcèlement moral peuvent exister sans que l’on puisse les rattacher à une discrimination. On peut donc retenir que la discrimination est une des façons dont peut se manifester le harcèlement moral qui regroupe également d’autres situations qui ne sont pas motivées par une intention discriminatoire. En France le harcèlement moral et l’interdiction de discriminations sont régi par deux textes différents : le Code du Travail (art. L1151 et suivants en matière de harcèlement moral, et art. L1131-1 et suivants en matière de discrimination) et la loi de 2008. En Italie on retrouve les avis partagés des juges et le décret législatif n° 216 qui cependant parle de « molestie » et non de « mobbing ».
Définition du « mobbing ». Même en l’absence d’une règle législative spécifique, le débat en doctrine et en jurisprudence a été tellement riche qu’aujourd’hui il est possible de retracer certaines lignes directrices assez précises en relation à ce phénomène du harcèlement moral qui est toujours en évolution. Dans cet arrêt du 9 septembre 2008 la Cour de Cassation donne une définition précise du mobbing en regroupant les éléments de plusieurs définitions précédentes données par les juges. La Cour retient trois éléments importants pour caractériser le mobbing. Le premier élément énoncé dans l’arrêt est la répétition des actes pendant une certaine durée: « il mobbing è costituito da una condotta protratta nel tempo caratterizzata da una pluralità di atti ». Le caractère répétitif des actes est déjà depuis quelques années un élément essentiel du mobbing dans la jurisprudence italienne. En France aussi cet élément caractérise le harcèlement moral, notamment dans la définition de l’art. L1152-1 Code du Travail selon lequel « aucun salarié ne doit subir d’agissement répétés de harcèlement moral ». Cela signifie qu’un seul acte, même grave, ne suffit pas à qualifier le comportement de harcèlement moral. Ici entrent en jeu aussi les définitions données par les directives de 2000 et par la loi de 2008 qui emploient le singulier : « un comportement » et « tout agissement », ce qui signifie que le caractère répété n’est pas requis. Le deuxième élément retenu par la Cour est l’intention qui accompagne le comportement. La Cour dans cet arrêt rappelle plusieurs fois cet élément, « volontà che lo sorregge », « una volontà lesiva ». Cependant le caractère intentionnel du harcèlement est contesté en Italie et récemment, dans un des commentaires de cet arrêt (il lavoro nella giurisprudenza n.12/2008 p.1239 à p.1244), l’auteur a contesté l’exigence de l’intention. Celui-ci considère en effet que la responsabilité pour faute peut être retenue même lorsque l’employeur a maintenu par négligence des conditions qui ont généré le harcèlement, sans qu’il en ait eu l’intention. En France, certains juges exigent que les actes aient été intentionnels comme dans l’arrêt CA Paris, 04/11/2004 n.03/30886. A la lecture de l’art. L1552-1 Code du Travail cependant, il semblerait que l’intention ne soit pas nécessaire. En effet, l’article dispose qu’« aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail … » et ne parle pas de la volonté de harceler. Les actes peuvent avoir pour but (« objet ») l’harcèlement mais celui-ci peut être également le résultat (« effet ») non voulu de certains actes. On pourrait penser donc que l’art. L1552-1 Code du Travail, par sa formulation, permette d’élargir les cas dans lesquels on peut qualifier un comportement d’harcèlement moral. Dans la définition du harcèlement, la Cour énonce un dernier élément, à savoir les conséquences des actes sur la victime « la conseguente lesione, attuata sul piano professionale o sessuale o morale o psicologico o fisico ». L’élément important du harcèlement moral est la conséquence que celui-ci a sur la personne qui en est victime. Le comportement va par exemple générer des troubles ou du stress pour la victime. Le harcèlement moral est en effet étudié d’un point de vue juridique mais également d’un point de vue psychologique par les médecins, du fait, justement, des conséquences parfois très graves qu’il peut avoir sur les personnes. Les effets cités par la Cour sont presque tous les mêmes que ceux prévus dans le Code du Travail et à l’art.2 §3 directives 2000.
Fondement juridique du mobbing. Comme nous l’avons vu, en Italie le harcèlement moral n’est prévu dans aucune disposition juridique et l’encadrement de ce phénomène est laissé à la discrétion des juges. En l’espèce, la Cour pour donner une base juridique au harcèlement se base sur l’art. 2087 Codice civile. Cet article est devenu, depuis plusieurs années, le texte de référence en cas de harcèlement moral. L’art. 2087 c.c. rappelle que l’employeur est tenu d’adopter dans l’exercice de l’activité les mesures nécessaires pour protéger l’intégrité physique et la personnalité morale des employés. La Cour de Cassation, en l’espèce, apporte une précision en disant qu’en réalité le mobbing a un champ d’application plus restreint par rapport à celui visé par l’article. Selon la Cour le mobbing est un caractère spécifique de la clause générale contenue dans l’article. En effet, le texte est formulé de façon générale et c’est pour cela que les juges, en l’absence de règles sur le mobbing, ont décidé de reconnaitre cet article comme le fondement juridique du mobbing. Ici on rencontre à nouveau un des problèmes dus à l’absence de réglementation du harcèlement moral en Italie. Cette situation fait que les juges, lorsqu’ils sont confrontés à un cas de harcèlement moral, doivent s’adapter et rechercher une disposition qui leur permette d’appréhender ce phénomène. Cela est un problème notamment en matière de preuve car les avocats et les juges ne peuvent se référer à aucune base juridique spécifique au mobbing. En France, ce problème de la règle juridique ne se pose pas car la loi de modernisation de 2002 a introduit la notion de harcèlement moral dans le Code du travail et dans le Code pénal. Cependant, les difficultés de qualification se sont avérées si nombreuses, les juges du fond retenant des approches assez largement distinctes, que la Cour de cassation a décidé, par quatre arrêts rendus le 24 septembre 2008 de reprendre son contrôle sur la qualification du harcèlement moral (cass. Soc., 24 sept. 2008, n° 06-46.517 ; n° 06-45.747 ; n° 06-45.794 et n° 06-45.579). Avec un arrêt de principe du 27 octobre 2004, la Cour de Cassation avait pourtant considéré qu’elle n’avait pas à contrôler l’appréciation faite par les juges des éléments présentés par les parties pour reconnaître l’existence du harcèlement. Le rôle de la Haute Cour est en effet celui de vérifier si les juges du fond ont correctement appliqué le droit, sans avoir à contrôler l’appréciation ou la matérialité des faits. Or, du fait du nombre important des recours exercés en la matière, la Cour de Cassation a décidé d’exercer à nouveau un contrôle et de préciser aux juges quelles sont les démarches à suivre dans la recherche de la preuve. La Cour de Cassation, par ces arrêts de 2008, précise, en interprétant l’art. 1552-1 du Code du travail, que les juges du fond doivent tout d’abord apprécier la matérialité des éléments présentés par les parties et les appréhender dans leur ensemble pour ensuite voir s’ils permettent de présumer l’existence du harcèlement invoqué. Ce contrôle de la Haute Cour sur la qualification faite par les juges du fond permet, d’un côté, d’unifier les décisions divergentes des juges du fond en la matière et d’énoncer à nouveau des principes précis pour recentrer la qualification de harcèlement.
La nature juridique de chaque acte. En l’espèce, la Cour de cassation italienne a débouté l’arrêt de la Cour d’Appel. La Cour de Cassation reproche, entre autre, à la CA de ne pas avoir examiné certains actes répétés qui avaient été évoqués par la requérante. La CA a par exemple considéré que certains actes étaient nécessaires et justifiés par le déménagement de l’entreprise. Or la Cour de Cassation considère qu’il est nécessaire de mettre en valeur chaque acte pris séparément, même s’il s’agit d’actes réguliers. En effet, après avoir analysé chaque acte isolément il faut ensuite les introduire dans une vision globale et voir quels sont les effets que cette suite d’actes a eus sur la personne. La Cour, donc, dit que l’on peut se trouver face à un harcèlement moral même si tous les actes sont réguliers. C’est pour cela que rien ne doit être laissé de côté et qu’il faut analyser chaque acte car cela permet également de voir et de comprendre comment la victime a pu percevoir ces comportements répétés et prolongés dans le temps. En France, la question d’une addition de faits réguliers aboutissant à une situation de harcèlement n’est pas posée de cette façon. Les juges français s’intéressent plutôt à la conjonction des faits entre eux (Cour de Cassation chambre sociale 27/10/2004, pourvoi n°04-41-008), c'est-à-dire que les juges prennent en compte le fait que les différents actes, en soi réguliers, sont tous liés entre eux et c’est cette conjonction d’actes réguliers répétés qui établit l’existence d’un harcèlement moral.
La durée du harcèlement moral. Dans cet arrêt la Cour de Cassation considère, contrairement à ce qu’avait retenu la CA, qu’une période de six mois est plus que suffisante pour considérer que l’on est en présence de mobbing. La Cour ne se contente pas de dire que la période est suffisante, six mois sont « largement » suffisants, ce qui laisse penser que pour la Cour une période plus courte serait également suffisante. Le fait que la Cour ait établi une durée est important car si la même question se présente, les juges pourront se baser sur cet arrêt. En France, il n’y a pas de durée suffisante chiffrée mais la répétition implique une certaine durée appréciée par le juge au cas par cas.
Bibliographie Ouvrages : Amato F., Casciano M. V., Il mobbing. Aspetti lavoristici : nozione, responsabilità, tutele, Giuffrè Hirigoyen M. F., Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, La découverte & Syros, Paris, 1998 Iacovino V., Di Paolo S., Izzi C., MOBBING : tutela civile, penale et assicurativa, Giuffrè. Pélissier J., Supiot A., Jeammaud A., Droit du Travail,Dalloz, 24ème édition 2008 Articles : Ghirardi Nicola, Il mobbing nella giurisrpudenza, inserto di « diritto e pratica del lavoro », n.10/2008 Stress et harcèlement moral : aperçu réglementaire et jurisprudence (novembre 2006), synthèse INRS Sites : www.legifrance.fr www.parlamento.it/leggi www.europarl.europa.eur www.europa.eu/employment_social/fundemental_rights/pdf/legisln/2000_43_f... www.courdecassation.fr/jurisprudence www.courdecassation.fr/publication