Le nom de famille comme marque déposée : analyse comparée des droits français et américan.

 

En France comme aux Etats-Unis, il existe une quantité innombrable de marques faisant référence aux noms patronymiques de leurs créateurs. Jacques Vabres, McDonalds, Gucci, Cartier, ne sont que quelques exemples. Cependant, cette utilisation des noms patronymiques comme marque déposée est soumise à des lois totalement différentes, voire opposées, dans les deux systèmes juridiques. Nous verrons dans un premier temps quels sont les régimes applicables en droit français et en droit américain, et en quoi ces deux régimes diffèrent. Dans un second temps, nous verrons en quoi ces divergences de régimes, ainsi que de conceptions du nom patronymique lui-même, sont représentatives des différences de priorités de ces deux Etats.

 

L’utilisation du nom patronymique comme marque déposée est autorisée par le droit français à l’article L.711-1 alinéa 2 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI), qui dispose que « la marque de fabrique, de commerce, ou de service est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale. Peuvent notamment constituer un tel signe : les dénomination sous toutes les formes telles que mots, assemblages de mots, noms patronymiques et géographiques ». Une telle utilisation est aussi autorisée en droit européen par l’article 2 de la directive 2008/95/CE , ainsi que par l’article 4 du Règlement 422/2004.

En droit français, le nom patronymique est avant tout un droit de la personnalité extrapatrimonial, inaliénable et imprescriptible. Par conséquent, traditionnellement il ne peut faire l’objet de conventions. Cependant, depuis l’insertion de l’article L.711-1 dans le CPI, tout individu ou personne morale peut déposer son nom patronymique comme marque. En 1985, la Cour de Cassation a aussi consacré la possibilité d’exploitation commerciale du nom patronymique dans son Arrêt Bordas. Selon la Cour, « le principe n’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité du nom patronymique, qui empêche son titulaire d’en disposer librement, ne s’oppose pas à la conclusion d’un accord portant sur l’utilisation de ce nom comme dénomination sociale ou comme nom commercial ».

Le droit pour un individu de déposer son nom patronymique dans le système français est relativement simple. Il est toutefois  soumis à quelques exceptions. L’article L.711-4(g) du CPI dispose que le nom patronymique constitue une antériorité opposable aux tiers désirant déposer le leur à titre de marque. Il est donc impossible pour un individu de déposer son nom comme marque si le dépôt porte sur un patronyme qui désigne déjà une marque dans le même domaine d’activité, ou encore une marque célèbre. En effet, un des principes importants du droit des marques est l’interdiction de créer une confusion dans l’esprit du consommateur. Par conséquent, si le nom est déjà utilisé dans un secteur d’activité similaire, son utilisation sera soit encadrée, soit interdite. 

Le souci de favoriser le dépôt du nom patronymique en tant que marque a pu conduire les tribunaux français, à plusieurs reprises, à considérer que le risque de confusion pouvait être écarté par l’ajout d’éléments distinctifs à la marque litigieuse. Par exemple, dans l’arrêt « Poilâne » de la CA de Paris en date du 9 décembre 1992, la Cour a statué que « le nom Poilâne étant antérieurement utilisé par une société de son nom, les tribunaux ont toutefois autorisé Max Poilâne à faire un usage commercial de son nom, tant à titre de marque que de dénomination sociale, qu’à condition de le faire précéder immédiatement du prénom Max, sur la même ligne et avec es mêmes caractères de même dimensions, couleurs et tonalité, en ajoutant immédiatement en dessous en caractères lisibles l’adresse de l’établissement ».

 

La conception américaine du dépôt d’un nom patronymique en tant que marque déposée est extrêmement différente de la conception française, voire totalement opposée.

En vertu de la section 2(e)(4) du Lanham Act, loi applicable aux marques aux Etats Unis, un nom qui est « avant tout rien d’autre qu’un nom patronymique », sans aucune connotation ou signification, ne peut être déposé en tant que marque : en dépit de sa rédaction restrictive, c’est une ouverture tout à fait importante. Avant le passage de cette loi le 5 juillet 1946, un nom ne pouvait constituer une marque déposée à partir du moment ou celui-ci était un nom patronymique. Désormais, cette interdiction n’existe plus. Néanmoins, les conditions pour qu’un nom patronymique soit accepté en tant que marque déposée sont bien plus restrictives que dans le système français.

Une des traditions de longue date qui existe aux Etats Unis est celle de la reconnaissance à chaque individu du droit d’utiliser son nom patronymique en tant que nom d’entreprise, qui n’a été reconnu en France qu’en 1985. En effet, selon un arrêt de 1950 de la Cour d’Appel du District of Columbia, « chaque individu a un droit absolu sur son nom ». Cette reconnaissance est justifiée par la conviction que le consommateur se souviendra du nom de cette entreprise et associera la qualité de ses biens ou services à son fondateur. Cependant, la reconnaissance d’un droit mène souvent à la limitation d’un autre. Ici, la liberté d’utiliser son nom patronymique en tant que dénomination sociale justifie une des exceptions principales à la liberté de déposer une marque : un individu ne pourra déposer son nom patronymique en tant que marque que si et à partir du moment où le consommateur reconnaît le nom comme telle, et non comme une simple référence à la personne en question.

Ainsi, la règle est qu’à partir du moment où les biens ou services ont acquis une certaine notoriété, le nom patronymique qui y est attaché pourra être reconnu comme marque. Cela aura pour conséquence qu’une autre personne qui porterait le même nom ne pourra plus offrir de bien ou de services sous ce même nom patronymique dans le même secteur d’activité.

Concrètement, un individu qui utilise son nom patronymique en tant que nom d’entreprise et qui souhaiterait le déposer comme marque devra attendre le moment où son nom sera perçu par le public comme une marque et non plus un simple nom patronymique. A partir de ce moment, la loi considère qu’il a acquis une certaine particularité, et la notoriété nécessaire pour être déposé en tant que marque auprès du « United States Patent and Trademark Office » (USPTO), équivalent américain de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI). La question principale est donc la perception du nom par le consommateur, qui sera déterminante de l’acceptation du nom patronymique.

De plus, le nom patronymique est considéré comme un terme descriptif : il doit donc acquérir, selon la loi américaine, une signification secondaire avant de pouvoir être déposé comme marque. Il est aussi fondamental de protéger le droit pour un individu d’utiliser des termes descriptifs en référence aux biens et services qu’il propose sans s’exposer à des poursuites judiciaire que de protéger son droit d’utiliser son propre nom pour désigner son entreprise.

Dans sa décision In re Benthin Management GmbH du 13 septembre 1995, le Trademark Trial and Appeal Board, l’organisme administratif de l’USPTO compétent pour statuer sur les refus d’enregistrement de marques déposées, a dégagé cinq facteurs à prendre en compte dans la détermination de la perception du nom par le consommateur : la rareté du nom patronymique, l’appartenance du nom patronymique à une personne connectée à l’individu qui le dépose, les autres sens du nom patronymique, le fait que le nom « ressemble et soit perçu comme » un nom patronymique, et le fait que le nom soit stylisé (auquel cas il peut être accepté en tant que logo).

 

Cette conception est totalement différente de la conception française dans le sens où dans le système américain, l’interdiction de déposer son nom patronymique comme marque est le principe, et l’autorisation, lorsque celui-ci a acquis la notoriété nécessaire, est l’exception. En revanche, en droit français, le principe est l’autorisation pour un individu de déposer son nom patronymique comme marque, et le droit pour un individu d’utiliser son nom en tant que nom d’entreprise est protégé d’une autre manière. L’article L.713-6 du CPI dispose que « l’enregistrement d’une marque ne fait pas obstacle à l’utilisation du même signe ou d’un signe similaire comme dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation est le fait d’un tiers de bonne foi employant son nom patronymique ». De plus, le code ajoute que « si cette utilisation porte atteinte à ses droits, le titulaire de l’enregistrement peut demander qu’elle soit limitée ou interdite ». La possibilité pour un individu de déposer son nom patronymique comme marque ne fait donc pas obstacle au droit de ses homonymes d’employer leur propre nom patronymique pour désigner leur entreprise. Il existe cependant quelques exceptions à ce principe. Par exemple, un homonyme n’aura pas le droit d’utiliser son nom lorsque cette utilisation est susceptible de créer un grave risque de confusion ou d’usurpation de la valeur de la marque préexistante (Cass. Com., 2 mai 1984, « Lapidus »). L’article L.713-5 du CPI prévoit aussi une protection étendue pour les marques jouissant d’une renommée à l’encontre de l’utilisation du nom de la marque, même pour des biens ou services non similaires à ceux désignés à l’enregistrement, si cette utilisation « est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cette reproduction ou imitation constitue une exploitation injustifiée de cette dernière ».

 

Cette comparaison permet de constater que tout en ayant pris des chemins totalement différent dans la protection du droit de déposer un nom patronymique comme marque et celle du droit d’employer son nom patronymique comme dénomination sociale, les deux systèmes aboutissent à des résultats pratiquement similaires.

 

Cependant, les divergences de conceptions entrainent des différences en ce qui concerne la perte du droit d’utiliser son propre nom patronymique dans certaines situations. Il convient néanmoins de mentionner un autre élément fondamental, nécessaire pour comprendre pourquoi les deux systèmes conçoivent différemment la perte du droit d’utiliser son propre nom patronymique comme dénomination sociale.

En droit américain, les concepts d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du nom patronymique semblent avoir une importance bien moindre qu’en France, si ce n’est inexistante. Un individu est en droit de disposer de son nom comme il l’entend – en connexion avec son entreprise s’il le souhaite, à la seule condition qu’il l’utilise de bonne foi. Le nom patronymique aux Etats-Unis n’a pas la double nature qu’il a en droit français : à la fois un mode de désignation et d’identification d’un individu (inaliénable et imprescriptible), et un bien susceptible de faire l’objet d’une exploitation commerciale. Par conséquent, le droit américain n’a connu aucune hésitation à reconnaître le droit de contracter sur l’utilisation du nom patronymique, ainsi que le risque inhérent à ce type de contrat : la perte du droit d’utiliser ce nom. Depuis 1980, les tribunaux américains considèrent unanimement qu’à partir du moment où une société à légalement acquis le droit d’utiliser un nom patronymique en tant que nom d’entreprise, elle ne peut pas être empêchée de continuer à utiliser ce nom simplement parce que la personne en question ne lui est plus associée. Dans cette situation, la personne en question quant à elle ne sera plus libre d’utiliser son propre nom comme dénomination sociale.

La France, et l’Union Européenne, ont aboutit à la même conclusion, mais avec beaucoup plus de difficulté. En effet, la double nature du nom patronymique soulève une question sensible : est ce que le nom, dans la mesure ou il peut faire l’objet de convention, peut être suffisamment détaché de la personne qu’il désigne au point de devenir un signe sur lequel son titulaire n’a plus aucune emprise ? Les tribunaux français ont rendu un grand nombre de décisions sur cette question.

Outre l’arrêt Bordas précédemment évoqué, c’est pas sont arrêt Ducasse du 6 mai 2003 que la Court de Cassation française a concrétisé la patrimonialisation du nom. La Cour dans cet arrêt a considéré que « le consentement donné par un associé fondateur dont le nom est notoirement connu à l’insertion de son patronyme dans la dénomination sociale d’une société exerçant son activité dans le même domaine ne saurait, sans accord de sa part, et en l’absence de renonciation expresse ou tacite à ses droits patrimoniaux, autoriser la société à déposer ce patronyme à titre de marque pour désigner les mêmes produits ou services ». Selon la Cour, le contrat délimite donc strictement la portée de la convention entre une société et le titulaire du nom. Si un mode d’exploitation n’est pas expressément visé par le contrat, il reste entre les mains du titulaire du nom. Cette jurisprudence a été appliquée par la CA d’Aix en Provence, qui a considéré que le coiffeur Jean-Luc Coulbault pouvait invoquer son droit à disposer de son nom à titre de marque en l’absence de cession expresse de son nom patronymique.  Ces arrêts font pencher en faveur de la théorie selon laquelle le nom patronymique est un attribut inaliénable de la personnalité.

La cour d’appel de Paris a tenté de procéder à un important revirement de jurisprudence dans l’arrêt « Inès de la Fressange » du 15 janvier 2004. La cour consacrait en effet un nouveau cas de déceptivité, c’est à dire une situation ou le dépôt ou maintien marque est susceptible d’induire le public en erreur, et est donc interdit. Selon la cour, cette déceptivité peut résulter de la rupture du lien existant entre la marque et le titulaire du nom patronymique qui a apporté sa réputation, permettant ainsi de garder ou récupérer la clientèle. L’analyse de la déceptivité sera faite en fonction du consommateur : elle sera retenue si dans l’esprit du public, la personne dont le nom patronyme sert de marque est liée au produit concerné. La marque ne pourra pas, dans ce cas, être conservée par l’entreprise, sur le fondement de la tromperie du consommateur qui croit acheter un vêtement de la créatrice alors qu’en réalité celle-ci n’a plus aucun lien avec la marque. En l’espèce, les juges ont considéré que la marque avait acquis une notoriété telle qu’un tel lien existait en effet dans l’esprit du consommateur. L’utilisation de la marque Inès de la Fressange était devenue déceptive et trompeuse, puisque celle-ci n’avait plus rien a voir avec la création des vêtements vendus par la société. La cour effectue ici un revirement de jurisprudence, puisque dans les précédents « Ducasse » et « Coulbault », les juges avaient considérés qu’à partir du moment où un contrat stipulait que les droits relatifs au nom étaient cédés, son titulaire ne disposait plus de droits sur celui-ci. La Cour de Cassation, dans un arrêt du 31 janvier2006, a cassé cette décision sur le fondement de la vente, en considérant que la créatrice avait manqué à son obligation de garantir l’acquéreur contre tout trouble dans la jouissance des droits cédés (art. 1628 c. civ.).

La CJCE a aboutit à une décision identique dans un arrêt « Florence Emanuel » de 2006, en considérant qu’une marque constituée d’un nom patronymique ne devait pas automatiquement déceptive au seul motif que la personne titulaire du nom n’avait plus aucun lien avec la société.

 

En conclusion, les deux systèmes aboutissent à des résultats similaires, l’autorisation du dépôt d’un nom patronymique comme marque ainsi que le risque de perte des droits relatifs au nom en cas de cession. Cependant, les priorités des deux systèmes semblent bien différentes : autant le juge a eu des difficultés à admettre que le titulaire d’un nom peut perdre toute emprise sur celui-ci en vertu d’un contrat, autant son homologue américain semble favoriser la liberté de l’entreprise sur la liberté de la personne. Malgré ces divergences, un rapprochement a progressivement lieu entre les deux systèmes juridiques, notamment depuis 1995 avec l’Accord sur les ADPIC (Aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce). Cet Accord établi des normes minimales de protection devant être prévues par chaque membre, ainsi que des procédures et mesures correctives internes destinées à faire respecter les droits de la propriété intellectuelle. L’article 15 de l’Accord, relatif au droit des marques, semble concilier le régime américain et le régime français. En effet, l’Accord prévoit que « tout signe, ou toute combinaison de signes propre à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises doit être susceptible d’être enregistré comme marque de fabrique ou de commerce ». Cependant, l’Accord autorise les Membres à subordonner le caractère enregistrable à l’usage, condition caractéristique du système américain.

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

1 – Codes et textes de lois

 

France

  • Code de la propriété intellectuelle.

 

Etats Unis

  • Lanham Act (Trademark) Act, Titre 15, Chapitre 22 du Code des Etats Unis.

 

2 - Arrêts

 

France

 

  • Arrêt Lapidus, Chambre Commerciale de la Cour de Cassation, 2 mai 1984 : Ann. Prop. Indu. 1984 p. 49.

 

  • Arrêt Bordas, Chambre Commerciale de la Cour de Cassation, 12 mars 1985 : D. 85, II, 471.

 

  • Arrêt Ducasse, Chambre Commerciale de la Cour de Cassation, 6 mai 2003 : D. 2003, II, 2228.

 

  • Arrêt Ines de la Fressange, Cour d’Appel de Paris, 15 décembre 2004 : jurisdata 2004-258939.  

 

  • Arrêt Ines de la Fressange, Chambre Commerciale de la Cour de Cassation, 31 janvier 2006 : JCP E 2006, n° 20, 5 mai 2006, p. 910.

 

Union Européenne

 

  • Arrêt Florence Emanuel, CJCE, 30 mars 2006, Aff. C-259.04 : RTD com. avr. 2007, p. 340. 

 

Etats Unis

 

  • In re Private Detective License of Keibler Detective Agency Inc. (Superior Court of Pennsylvania, 1980) : 279 Pa. Super. 276 (1980).

 

  • In re Benthin Management GmbH, Trademark Trial and Appeal Board, 13 septembre 1995 : 37 USPQ2d 1332 (TTAB 1995).

 

 

3 – Revues juridiques

 

Etats Unis

 

  • ALTMAN Louis and POLLACK Malla, Callman on Unfair Competition, Trademarks and Monopolies (4rth Edition), §26.42.

 

  • FLETCHER William, Fletcher Cyclopedia of the law of Corporations, §2428. Common-Law rules – Personal or family names, 2011.

 

  • JACOBS Russell W., Recapturing rareness : the significance of surname rareness in trandemark registration déterminations, 50 Idea 395: the Intellectual Property Law Review, 2010.

 

4 – Sites internet

 

  • CHERON Antoine, Marques et noms patronymiques : Etat des lieux, (en ligne). Adresse URL : blog.dalloz.fr/2011/03/marques-et-noms-patronymiques-etat-des-lieux/ , 2011.