Le pouvoir créateur de droit du dialogue entre les cours et l’émergence d’un droit européen à l’espoir

Résumé

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de peines de perpétuité réelle est une bonne nouvelle pour la marge nationale d’appréciation, mais pas pour l’émergence d’un droit européen à l’espoir.

 

À deux reprises, la Cour européenne des droits de l’homme (« La Cour ») s’est exprimée sur la contrariété à l’article 3 de sa convention des peines de perpétuité réelle telles qu’elles sont prévues au Royaume-Uni. Le 9 juillet 2013, réunie solennellement en Grande Chambre, elle rend un arrêt de violation (Vinter et autres c. Royaume-Uni). Le 3 février 2015, alors qu’aucune modification de législation n’a eu lieu au Royaume-Uni, la Cour rend un arrêt de non-violation (Hutchinson c. Royaume-Uni). Accompagne-t-elle ainsi de sa bénédiction un apparent manquement du Royaume-Uni à son obligation internationale de se conformer aux décisions de la Cour ? En Angleterre et au Pays de Galles, la perpétuité réelle (whole life order) est prévue à l’article 269 § 4 de la loi de 2003 sur la justice pénale (Criminal Justice Act). Son caractère apparemment irrévocable lui vaut d’être analysée par de nombreuses voix en Europe comme une peine inhumaine ou dégradante aux termes de l’article 3 CEDH : à l’heure où la réinsertion sociale semble unanimement consacrée comme l’objectif central des politiques pénales en Europe, la perpétuité réelle prive en principe son sujet de tout espoir de recouvrer un jour la liberté, dont force philosophes et penseurs considèrent qu’il est une caractéristique inhérente à l’humanité, « notre commune chance de réparation » (Réflexions sur la peine capitale, Albert Camus). Pour qu’une peine de perpétuité réelle soit compatible avec l’article 3 de sa convention, la Cour exige qu’elle soit subordonnée à deux critères : la proportionnalité et la compressibilité. Dans l’arrêt Vinter, elle détermine seulement le contenu de la compressibilité (les requérants n’avaient pas cherché à plaider la nette disproportion, §103). Une cour d’appel interne reprend ensuite le contenu de la compressibilité ainsi exprimé et estime que les possibilités d’élargissement telles qu’elles sont prévues au Royaume-Uni pour les peines de perpétuité réelle y satisfont (R v. Newell, R v. McLoughlin, 18 février 2014). C’est sur la base de cette décision que la Cour rend enfin un arrêt de non-violation. Il semble donc qu’une cour interne ait le pouvoir de déclarer sa législation conforme à l’article 3 CEDH en dépit d’un précédent arrêt de violation, soit de circonscrire in fine les contours de cet article. Pour mieux comprendre ce surprenant mécanisme nous nous attacherons à étudier la force créatrice de droit des interactions entre droit international et droits internes : en quoi le dialogue entre les cours contribue-t-il à l’émergence d’un droit européen à l’espoir ?  

 

L’arrêt Newell ou l’ambigu pied-de-nez à la cour européenne

 

Le lecteur inattentif sera tenté d’analyser l’arrêt Newell comme un pied-de-nez à la cour européenne : d’un ton irrévérencieusement didactique (« We disagree. » §29 ; « It is important that we make clear what the law of England and Wales is » §30 ; « the term ‘exceptional circumstances’ is of itself sufficiently certain » §31), la cour d’appel soutient que la législation du Royaume-Uni est suffisamment claire pour satisfaire à l’exigence de compressibilité telle que définie par la cour européenne dans l’arrêt Vinter. La Cour avait soutenu le contraire dans ce même arrêt et condamné le Royaume-Uni sur ce motif (§129).

En Angleterre et au pays de Galles, la possibilité d’élargissement d’une peine de perpétuité réelle est prévue à l’article 30 § 1 de la loi de 1997 sur les peines en matière criminelle (Crime Sentences Act) : à tout moment, s’il estime que des « circonstances exceptionnelles » le justifient, le ministre a le pouvoir discrétionnaire de mettre en liberté conditionnelle un condamné à la réclusion à perpétuité. Les critères d’exercice de ce pouvoir sont précisés dans deux instruments de droit interne concurrents : le chapitre 12 de l’ordonnance n° 4700 de l’administration pénitentiaire (il faut que le détenu soit atteint d’une maladie mortelle en phase terminale ou qu’il souffre d’une invalidité grave) et l’arrêt Bieber (« rien ne s’oppose » à ce que le ministre fasse un usage de son pouvoir discrétionnaire conformément à la Convention, §48). De telle sorte qu’en l’état actuel des textes, il serait impossible de savoir si, saisi d’une demande de libération au titre de l’article 30, le ministre s’affranchirait ou non des conditions trop restrictives de l’ordonnance pénitentiaire pour appliquer le critère du respect de l’article 3 CEDH énoncé dans l’arrêt Bieber (Vinter, §129).

Une lecture plus attentive permet de désamorcer l’apparent rapport de force entre les arrêts Vinter et Newell, à condition de se départir de raisonnements juridiques peut-être trop ancrés géographiquement. Il apparaît alors que le didactisme dont la cour d’appel fait preuve n’est pas purement formel. Il lui permet en réalité d’affirmer avec force la casuistique propre à la Common Law, autrement plus créatrice de droit que les jurisprudences des systèmes romano-germaniques. Cette casuistique implique qu’il est impossible de pallier le manque de clarté de la législation en précisant à l’avance quelles sont les fameuses « circonstances exceptionnelles » dans lesquelles le ministre sera tenu de faire usage de son pouvoir aux termes de l’article 30 de la loi de 1997 : « It is a term with a wide meaning that can be elucidated, as in a way the common law develops, on a case by case basis » (§33).

En outre, l’apport de l’arrêt ne se limite pas au rappel de la spécificité nationale. En des termes qui ne laissent pas place au doute, la cour d’appel déclare que le respect de l’article 3 de la Convention tel qu’énoncé dans l’arrêt Bieber supplantera à l’avenir les conditions de l’ordonnance pénitentiaire quand il s’agira pour le ministre de décider ou non si un détenu condamné à la perpétuité réelle pourra bénéficier d’un élargissement (ibid). C’est là une réponse directe au reproche de la cour internationale et l’œuvre réellement créatrice de droit de la cour nationale.

Forte de cet apport et soulignant au détour d’une phrase ce qu’il doit à son arrêt Vinter (Hutchinson, § 23), la Cour rend donc, à 6 voix contre 1, un arrêt de non-violation. Faut-il y voir l’écrasant triomphe de la hiérarchie des normes ?

 

L’arrêt Hutchinson ou l’artificiel triomphe de la hiérarchie des normes

 

Avant de répondre à la question précédemment formulée, il convient de relever la finesse des mécanismes juridiques ici étudiés. Si les États sont bien tenus de se conformer aux décisions de la Cour en vertu de l’article 46 de sa convention, le juge Mahoney rappelle qu’ils sont libres de choisir les moyens pour honorer cette obligation (Vinter, opinion concordante, p. 64). Dans l’arrêt Newell, la cour interne précise et préserve d’un même verbe la législation nationale. Ce faisant, elle applique le droit international en ménageant les susceptibilités politiques nationales. Ainsi, alors que l’arrêt Vinter avait été accueilli très violemment au Royaume-Uni (David Cameron avait notamment menacé de révoquer le Human Rights Act), les passions retombent avec l’arrêt Newell dont le gouvernement proclame la force obligatoire pour l’avenir en Angleterre et au pays de Galles (Hutchinson, §17). C’est là tout à la fois désigner le moyen par lequel le Royaume-Uni honore son obligation internationale aux termes de l’article 46 CEDH ; illustrer de manière particulièrement probante l’efficacité de la souplesse des voies par lesquelles le droit international s’impose aux États ; et sauver l’arrêt Hutchinson d’une lecture trop défaitiste (du point de vue internationaliste) : il s’érige non plus comme un repli stratégique de la Cour face aux menaces de sortie du Conseil de l’Europe, mais comme la combinaison réussie du respect de la souveraineté nationale et de la hiérarchie des normes.

Pourtant deux éléments emblématiques de l’arrêt Vinter viennent nuancer ce triomphant constat.

Premièrement, la Cour fait un usage contestable de la marge nationale d’appréciation.

Elle commence par l’invoquer de manière quasi-incantatoire : « le choix que fait l’État d’un régime de justice pénale […] échappe en principe au contrôle européen » (Vinter, §104) ; « les États contractants doivent se voir reconnaître une marge d’appréciation pour déterminer la durée adéquate des peines d’emprisonnement » (§105) ; « la Cour n’a pas à dire quelle doit être la durée de l’incarcération » (ibid) ; « les États contractants doivent également rester libres d’infliger des peines perpétuelles » (§106) ; « compte tenu de la marge nationale d’appréciation, [la Cour] n’a pas pour tâche de dicter la forme que doit prendre un tel réexamen » (§120) … pour en faire tantôt peu de cas, tantôt l’ériger en principe sacré. Ainsi, alors qu’elle s’était d’abord déclarée incompétente pour fixer le moment où le réexamen des peines de perpétuité réelle devait intervenir (§120), elle reproche ensuite au Royaume-Uni de ne pas prévoir un tel réexamen au bout de 25 ans (§124). Il aurait été autrement plus intéressant, dans un arrêt de Grande Chambre censé fixer la ligne de la Cour sur les peines de perpétuité réelle, d’assumer une telle contradiction en se prononçant sur la contrariété à l’article 3 CEDH de ces peines en tant que telles. Mais sur ce point, la marge nationale d’appréciation semble un rempart assez solide à la Cour pour laisser le soin aux États de trancher (§106). Enfin, la marge nationale d’appréciation permet à la Cour de se déclarer incompétente pour juger du caractère disproportionné ou non des peines (§105), incompétence que la Cour justifie ailleurs par le fait que les requérants n’avaient pas cherché invoquer la nette disproportion (§103). Notons à cet égard qu’ils n’avaient pas non plus demandé le réexamen de leur peine au bout de 25 ans.

Deuxièmement, la Cour manque de rigueur intellectuelle.

Sur le plan formel, elle est confuse. La distinction très visuelle qu’elle opère entre nette disproportion et peines de perpétuité (« 1. La nette disproportion […] 2. Les peines de réclusion à perpétuité », p. 41) ne l’empêche pas d’évoquer de manière redondante le caractère juste et proportionné des peines dans la partie réservée aux peines de perpétuité (§105). Pourquoi s’être donné la peine de distinguer entre disproportion et peines de perpétuité ? Faut-il en déduire une sous-distinction entre la nette disproportion et le caractère juste et proportionné des peines ? C’est aussi peu probable que convaincant.

Sur le plan substantiel, cette confusion est révélatrice d’un amalgame opéré par la Cour entre proportionnalité et compressibilité des peines. Aux termes de l’arrêt Vinter, les peines de perpétuité sont compressibles si « soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention » (§119). Or, le motif légitime d’ordre pénologique est désigné par les politiques pénales en Europe comme le critère d’évaluation du caractère proportionné d’une peine au moment de son prononcé. Inclure le motif légitime d’ordre pénologique dans la définition de la compressibilité revient donc à dire que le réexamen doit permettre in fine de déterminer si le maintien en détention est encore proportionné ou non. Mais la Cour refuse de se prononcer sur la proportionnalité (v. supra) ! Ainsi, même lorsqu’elle précise le contenu de l’article 3 (définition de la compressibilité et fixation du critère du réexamen), elle ne fait que brandir ses constats d’incompétence. À cet égard, il est d’ailleurs particulièrement révélateur qu’elle assortisse son constat de violation d’une précision selon laquelle il ne saurait induire une « perspective d’élargissement imminent » (§131). Une nuance empressée à son propre jugement qui permet de conclure, avec la minorité dissidente de la chambre, au simple constat d’une « violation procédurale » de l’article 3.

 

C’est dire la faiblesse de son œuvre créatrice de droit et la facilité pour les cours internes à s’y conformer. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de perpétuité réelle est une tautologie juridique. Elle dit seulement qu’il devra être satisfait aux exigences de l’article 3 de sa convention dans l’hypothèse où les autorités nationales feraient usage de leur pouvoir d’élargissement. Quelles sont donc en substance ces exigences ? Le désert juridique commence avec cette question. Désert juridique d’autant plus coupable qu’il semble suspendre à beaucoup de conditionnel le fameux espoir sans l’aménagement duquel les détenus condamnés à la perpétuité réelle seront privés de cette caractéristique inhérente à leur humanité, à notre commune humanité.

 

 

Bibliographie sélective

I- OUVRAGES

 

§  BERRAMDANE (A.), La hiérarchie des droits : droits internes et droits européen et international, Paris Budapest Torino, L’Harmattan, 2002, 272 p.

§  CAMUS (A.), Réflexions sur la peine capitale, Paris, Calmann-Lévy, 1957, 254 p.

 

II- TEXTES OFFICIELS

 

1. Conseil de l’Europe

§  Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950.

 

2. Royaume-Uni

§  Crime Sentences Act, 1997.

§  Criminal Justice Act, 2003.

 

3. France

§  Code pénal.

§  Code de procédure pénale.

 

III- JURISPRUDENCE

 

1. Conseil de l’Europe

§  Vinter et autres c. Royaume-Uni, 9 juillet 2013, requêtes n° 66069/09, 130/10 et 3896/10.

§  Bodein c. France, 13 novembre 2014, requête n° 40014/10.

§  Hutchinson c. Royaume-Uni, 3 février 2015, requête n° 57592/08.

 

2. Royaume-Uni

§  R v. Bieber, [2009] 1 WLR 223.

§  R v. Newell ; R v. McLoughlin, [2014] EWCA Crim 188.