Les clauses attributives de compétence dans les contrats de consommation : L'arrêt Carnival Cruise Lines v. Shute de la Cour suprême des États-Unis comparé au règlement Bruxelles 1 par Maud BONBAYL

Dans l'arrêt Carnival Cruise Lines v. Shute de 1991 la Cour suprême des États-Unis s'inspire du libéralisme américain pour favoriser les clauses attributives de compétence. Selon la Cour, une clause attributive de compétence dans un contrat d'adhésion est valide dès lors qu'elle est raisonnable. Dans le règlement Bruxelles 1, l'Union Européenne fait prévaloir la liberté contractuelle mais impose néanmoins d'importantes limites à l'efficacité des clauses de compétence dans les contrats de consommation.

 
       L'arrêt Carnival Cruise (Carnival Cruise Lines v. Shute, 499 U.S. 585 (1991)) est abondamment cité par la jurisprudence américaine comme ayant établi la règle selon laquelle les clauses attributives de compétence sont opposables au consommateur même lorsque le contrat n'a pas été négocié.
    Carnival Cruise Lines est une société américaine spécialisée dans l'offre de croisières touristiques. Bien que son siège social soit en Floride, la société effectue des ventes sur l'ensemble du territoire américain. Monsieur et Madame Shute, les demandeurs, ont acheté leurs billets dans une agence touristique située dans l'État de Washington. Les clauses du contrat, ainsi que la clause attributive de compétence désignant les tribunaux de la Floride, étaient inscrites au dos des billets. Lors de la croisière, alors que le navire se trouvait dans les eaux internationales, Mme Shute se blessa en glissant sur le pont. Les demandeurs engagèrent un recours devant un tribunal fédéral de l’État de Washington. La Cour d'appel (huitième circuit) déclara que la clause attributive de compétence était sans effet dans un contrat d'adhésion et que les cours de Washington avaient compétence. La Cour suprême des États-Unis accepta de se saisir de l'affaire et, à l'inverse de la Cour d'appel, établit que la clause attributive de compétence était valide.
      Tout au long de ce commentaire, l'arrêt Carnival Cruise sera mis en parallèle avec l'article 17 du règlement européen N° 44/2001 du 22 décembre 2000 (Bruxelles 1). Rappelons qu'un contrat conclu entre deux parties américaines est souvent conclu par des parties provenant d'États fédérés différents, chaque État ayant ses propres lois et ses propres règles de conflit de lois. À l'inverse, dans un contrat conclu entre deux parties françaises, les enjeux de la compétence territoriale sont moindres. Du fait de cette différence d'enjeux, il est plus judicieux de comparer la loi américaine au droit européen et non au droit international privé français.

      Malgré l'importance du choix du forum, la Cour suprême des États-Unis n'accorde aux consommateurs qu'une protection minimale (I) ; la décision de la Cour a néanmoins une portée limitée et laisse aux juges des États fédérés une certaine liberté (II).

 

I-La protection minimale du consommateur par la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis

 

La Cour suprême des Etats-Unis conteste les deux arguments de la Cour d'appel en soutenant que la clause attributive de compétence est raisonnable (A) et qu'elle ne prive pas les demandeurs d'un recours en justice (B).

 

       A) Une clause raisonnable

      La Cour suprême des États-Unis et la Cour d'appel s'accordent à dire que l'arrêt The Bremen est pertinent pour résoudre le différend (The Bremen v. Zapata Off-Shore Co., 407 U.S. 1 (1972)). Dans The Bremen, la Cour suprême des États-Unis avait reconnu la validité d'une clause attributive de compétence dans un contrat international négocié entre deux professionnels. La Cour suprême fait une interprétation de l'arrêt The Bremen différente de celle de la Cour d'appel. Ainsi, selon la Cour suprême, une clause attributive de compétence est valide dans un contrat d'adhésion dès lors que cette dernière est raisonnable. La Cour d'appel, de son côté, souligne le fait que dans The Bremen, les parties avaient négocié le contrat. La Cour d'appel en conclut qu'une clause attributive de compétence est abusive dès lors qu'elle n'a pas été négociée.

 

      À l'inverse, la Cour suprême considère que la clause attributive de compétence est raisonnable, notamment car elle a été écrite de bonne foi par Carnival Cruise Lines. La Cour suprême rappelle que Carnival Cruise Lines a établi son siège social en Floride et qu'il est donc normal que le contrat désigne les tribunaux de Floride. De plus, bien que le navire faisant l'objet du litige soit parti de Los Angeles, de nombreuses croisières organisées par Carnival Cruise Lines partent de la Floride, ce qui fait de cet État un forum raisonnable. Rien n'indique, selon la cour, que Carnival Cruise Lines a choisi ce forum dans le but d'empêcher les passagers de poursuivre en justice la société. La Cour suprême souligne aussi l'absence de fraude, dol ou autre vice du consentement.

 

     Les règles établies par l'Union Européenne dans le règlement Bruxelles 1 se rapprochent de la position adoptée par la Cour d'appel. Tout comme la Cour suprême des États-Unis dans l'arrêt The Bremen, l'Union Européenne reconnaît la validité des clauses attributives de compétence dans les contrats internationaux (Art. 23 de Bruxelles 1). En revanche, de telles clauses sont sans effet dans les contrats de consommation (Art. 23(5) et Art. 17). Ainsi, lorsque le demandeur est une personne ayant conclu le contrat litigieux « pour un usage pouvant être considéré comme étranger à son activité professionnelle»,  la clause attributive de compétence est sans effet si elle prive le consommateur du droit d'intenter une action en justice contre le professionnel dans l’État Membre où est domicilié le consommateur (Art. 15 à 17).

 

      La décision de la Cour d'appel fait transparaître la même volonté de protéger les consommateurs lorsque le contrat n'est pas négocié. Seuls deux juges parmi les neufs magistrats de la Cour suprême semblent partager les préoccupations de la Cour d'appel. Dans une opinion séparée, le juge Stevens, appuyé par le juge Marshall, remet en cause les conclusions des juges du fond selon lesquelles les demandeurs avaient pris connaissance de la clause attributive de compétence. Le juge Stevens souligne ainsi que seul le plus méticuleux des passagers aurait pris connaissance d'une telle clause, écrite en petits caractères, au huitième paragraphe d'un contrat en contenant vingt-cinq. L'article 23 du règlement Bruxelles 1 dispose que le tribunal choisi par les parties n'a compétence exclusive que si la convention attributive de compétence est conclue par écrit ou avec confirmation écrite et sous une forme conforme aux habitudes des parties ou conforme à un usage largement connu et régulièrement observé dans la branche commerciale considérée. Ces critères formels sont un moyen de garantir que les parties au contrat ont été informées de l'existence de la clause attributive de compétence. La protection accordée aux parties reste néanmoins limitée, en effet, la clause attributive de compétence de Carnival Cruise Lines, bien qu'écrite en petits caractères était probablement conforme à l'usage de cette branche commerciale.

 

      Le juge Stevens fait aussi remarquer que, comme la majorité des passagers, les demandeurs n'avaient pu lire les termes du contrat qu'après avoir acheté les billets. En effet, les demandeurs avaient payé la société Carnival Cruise Lines par l'intermédiaire d'une agence, avant de recevoir les tickets contenant les termes du contrat. Cette pratique est commune et acceptée aux États-Unis dès lors que le vendeur donne à l'acheteur, mécontent des termes du contrat, la possibilité de renvoyer sans frais le produit acheté (Hill v Gateway 2000, 105 F.3d 1147). Or, Carnival Cruise Lines stipulait, au seizième paragraphe du contrat, que les billets n'étaient pas remboursables. L'opinion de Stevens, ainsi que la décision de la Cour d'appel soulèvent donc des arguments pertinents remettant en cause le caractère raisonnable de la clause. La majorité des juges de la Cour suprême semble pourtant satisfaite du fait que la clause était suffisamment lisible et que les demandeurs avaient consenti aux termes du contrat.
 
       B) Un forum ni éloigné ni étranger 
 
    La Cour suprême semble attacher plus d'importance au second argument de la Cour d'appel, selon lequel le choix contractuel du forum priverait les demandeurs d'un recours en justice. La Cour suprême reconnaît que, selon l'arrêt The Bremen, une clause attributive de compétence peut être abusive si l'emplacement du forum choisi crée de sérieux inconvénients à l'une des parties. La Cour d'appel avait ainsi fait valoir que l'état de santé des demandeurs, ainsi que leur situation financière, les empêchaient de poursuivre le procès en Floride. Encore une fois, la Cour suprême se réfère aux conclusions des juges du fond et souligne que la décision de la Cour fédérale de première instance (District Court) ne faisait aucune mention de circonstances empêchant les demandeurs de continuer le procès en Floride.

 

      La Cour suprême estime que les conclusions de la Cour d'appel sont basées sur une interprétation erronée de l'arrêt The Bremen. Dans The Bremen, la Cour suprême fait valoir que l'emplacement du forum choisi peut être un facteur important dans la détermination de la validité d'une clause attributive de compétence, mais seulement si le forum choisi pose de sérieux inconvénients à l'une des parties. La Cour suprême donne en exemple une clause désignant un tribunal étranger éloigné, dans un contrat entre deux citoyens américains et n'ayant aucun élément international. Dans Carnival Cruise, la majorité explique tout d'abord que, bien que les parties au contrat soient toutes deux de nationalité américaine, le différend reste international puisque l'accident s'est produit aux abords de la côte Mexicaine. De plus, le différend n'est pas uniquement localisé dans l’État de Washington, la Floride est un forum tout aussi pertinent pour le procès. Enfin, la Cour suprême fait valoir que la Floride n'est en aucun cas un forum étranger ou éloigné.

 

      Le règlement Bruxelles 1 ne requiert pas la détermination du caractère raisonnable de la clause attributive de compétence. Ainsi, les juges nationaux n'ont pas, par exemple, à se demander si une clause désignant les tribunaux luxembourgeois est raisonnable pour un consommateur belge, car cette dernière est sans effet dès lors qu'elle n'est pas favorable au consommateur. L'une des rares exceptions concerne les clauses désignant les tribunaux d'un État Membre, lorsque le professionnel et le consommateur sont tous deux domiciliés dans cet État. Ainsi, même si le consommateur change de domicile, le tribunal choisi reste exclusivement compétent (Art. 17).

 

La Cour suprême conclut que les clauses attributives de compétence dans les contrats d'adhésion sont valides, elle établit de même que seule des circonstances exceptionnelles peuvent faire exception à la règle. Cette décision est avant tout un choix idéologique auquel les juges des États fédérés pourront bien souvent se soustraire.

 

II-Une décision idéologique limitée au droit fédéral

 

La décision de la Cour suprême est de portée limitée, les choix idéologiques de la Cour suprême (A) ne s'imposent donc pas à toutes les cours américaines (B).

 

      A) Les choix idéologiques
 

      La majorité évoque l'importance des clauses attributives de compétence. Selon la Cour, de telles clauses sont importantes pour assurer la sécurité juridique des contrats d'adhésion qui ne peuvent être raisonnablement négociés par les parties. Les clauses attributives de compétence permettent de réduire les frais de contentieux, subis par des professionnels tels que Carnival Cruise Lines, afin de déterminer la juridiction compétente. L'Union Européenne cherche elle aussi à limiter le contentieux lié à la détermination de la juridiction compétente en établissant des règles de compétence claires. Ces règles favorisent la sécurité juridique tout en protégeant le consommateur. De manière générale, les règles de droit international privé américain disposent que le tribunal compétent est celui ayant le plus de liens avec le litige. Puisque les règles américaines de droit international privé favorisent la souplesse, il revient aux parties de garantir leur sécurité juridique ou la prévisibilité de leur situation en rédigeant des clauses attributives de compétence.

 

    Néanmoins, la Cour suprême n'ignore pas pour autant le sort des consommateurs. En 1991, la Cour suprême est essentiellement composée de juges républicains et cette majorité considère que les avantages offerts par les clauses attributives de compétence aux sociétés vont, indirectement, privilégier les consommateurs. La cour établit ainsi « qu'il va de soi » que les économies effectuées par Carnival Cruise Lines en frais de contentieux permettent de réduire le prix des billets de croisières, ce qui est favorable aux consommateurs. Cette conclusion, quelque peu hâtive, n'est pas approfondie par la majorité. Pour le juge Stevens, les économies effectuées en coûts de contentieux et d'assurance ne suffisent pas à rendre la clause attributive de compétence raisonnable dans les contrats de consommation. La majorité fait prévaloir les intérêts des consommateurs dans leur ensemble tandis que le juge Stevens cherche à faciliter les voies de recours des consommateurs lésés. C'est cette dernière approche qui a été adoptée par l'Union Européenne dans les nombreuses dispositions relatives à la protection du consommateur européen. Cette différence d'approche n'est pas isolée, en effet, l'Union Européenne semble souvent plus favoriser l'égalité (ici l'égalité entre les parties au contrat) dans des contextes où le législateur et le juge américain favoriseraient la liberté (ici la liberté contractuelle).

 

      B) Une décision limitée au droit maritime

 

      Comme pour toute décision jurisprudentielle dans les pays de la common law, les règles établies par la Cour suprême sont limitées aux circonstances de l'affaire. Il est donc possible, pour tout juge, d'appliquer une règle distincte dès lors qu'il prouve que les circonstances sont suffisamment différentes, c'est ce que l'on appelle faire une distinction (to distinguish). Une Cour d'appel fédérale (deuxième circuit) a ainsi refusé de renvoyer une affaire aux tribunaux désignés par la clause attributive de compétence, car cette dernière ne stipulait pas que les tribunaux désignés étaient exclusivement compétents (Global Seafood Inc. v. Bantry Bay Mussels Ltd., 659 F.3d 221 (2d. Cir.)).

 

      De plus, la Cour suprême explique très tôt dans son opinion que la décision est de portée limitée. En effet, l'arrêt Carnival Cruise porte sur un accident causé sur un navire en pleine mer. Un tel cas relève du droit maritime, et donc de la loi fédérale. Or, la plupart des contrats américains relèvent du droit des États fédérés. Ainsi, chaque État reste libre de déterminer si une clause attributive de compétence est valide dans un contrat de consommation soumis à la loi de l’État.

 

     La loi fédérale dispose que le propriétaire d'un navire transportant des passagers ne peut limiter sa responsabilité contractuelle et délictuelle pour des dommages corporels causés par la négligence du propriétaire ou de ses employés (46 U.S.C. App. § 183(c)). L'opinion du Juge Stevens s'appuie abondamment sur cette disposition car selon lui, la clause attributive de compétence a pour effet de limiter les voies d'actions offertes au consommateur lésé. La clause serait donc nulle en ce qu’elle permet de limiter la responsabilité délictuelle de Carnival Cruise.

 

    Enfin, il est important de noter que la majorité n'a pas statué sur le caractère apparent de la clause attributive de compétence. En effet, la Cour suprême s'est basée sur la conclusion des juges du fond, selon laquelle les demandeurs avaient reconnus avoir lu la clause attributive de compétence. Il est donc possible que, même dans des contrats soumis au droit fédéral, une clause attributive de compétence, noyée parmi les autres clauses du contrat, ne soit pas opposable au consommateur. Au vu de ces éléments, il ressort que le droit américain concernant les clauses attributives de compétence n'est peut être pas si éloigné du droit européen qu'il n'y paraît.

 

 

Bibliographie

Ouvrages généraux :

Baldwin C., International Civil Dispute Resolution, New York, Thomson & West, seconde édition 2008.

Byrne P., The ECC Convention on Juridiction and the Enforcement of Judgments, Dublin, The Round Hall Press, 1990.

Hess B., Pfeiffer T., Schlosser P., The Brussels I Regulation (EC) No 44/2001 Application and Enforcement in the EU, Germany, Verlag C.H. Beck München 2008.

Spencer B., Civil Procedure : A contemporary Approach, New York, Thomson & West, Troisième édition 2011.

 

Texte:

Règlement européen N° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance de l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, J.O. (L12/1).

 

Décisions :

Carnival Cruise Lines v. Shute, Tome 499 des « United States Reports » page 585.

Global Seafood Inc. v. Bantry Bay Mussels Ltd., Tome 659 des « Federal Reporter » 3ème édition page 221.

The Bremen v. Zapata Off-Shore Co., Tome 407 des « United States Reports » page 1.