L'incapacité "permanente" de travail et le maintien du poste de travail

 Tant en France comme en Espagne, le législateur est intervenu, mettant en place différentes obligations à la charge de l’employeur afin de préserver l’emploi et lutter contre les licenciements abusifs. Notamment, le législateur est intervenu en ce qui concerne le licenciement quand il est dû à une incapacité, invalidité ou inaptitude du salarié.

          Dans les deux systèmes juridiques, il existe différents types d’inaptitudes du travail. En France, tout comme en Espagne, il existe l’incapacité temporaire et permanente et l’invalidité. En cas d’incapacité temporaire, le salarié ne peut pas être licencié, alors qu’à l’inverse, si une incapacité permanente est déclarée, l’employeur pourra mettre en œuvre les mécanismes de licenciement, tout en s’assurant de respecter les prévisions légales. Mais une précision doit être faite en ce qui concerne le droit espagnol. En effet, des modifications légales ont été réalisées par la Loi 42/1994 (qui modifie la Loi sur la Sécurité Sociale) et un type d’incapacité a été supprimé, celui d’incapacité dite « provisoire ». Cette incapacité était un entre-deux car elle n’était ni complètement temporaire ni complètement permanente. C’est pour combler ce vide légal que le législateur a introduit un nouvel article dans le Statut des travailleurs, et a défini un nouveau type d’incapacité permanente : l’incapacité permanente considérée comme non définitive. De cette manière, il existera deux types d’incapacité permanente, celles qui seront considérées comme définitives et celles qui seront considérées comme non définitives.

          Le problème qui a pu se poser en Espagne est de savoir comment coordonner les différentes prévisions législatives concernant les incapacités permanentes ?

          En l’espèce, un salarié « Monsieur Antonio » prêtait ses services au sein de l’entreprise « Telefonía T.S.A ». Le 21 mai 1998 celui-ci est déclaré en incapacité temporaire de travail et ce n’est que quelques mois plus tard, le 11 décembre 1998 que lui est reconnue une incapacité permanente et absolue. L’Institut National de Sécurité Sociale (INSS, équivalent au Médecin du travail), dans sa résolution, déclare cette incapacité et ajoute que celle-ci pourra être révisée dans un délai de deux ans. L’entreprise « Telefonía T.S.A » avait souscrit une assurance collective qui couvrait les incapacités absolues et permanentes et après la résolution de l’INSS, l’entreprise demande à la compagnie d’assurance de verser les différentes indemnités prévues. L’entreprise se base sur une norme de droit de la Sécurité Sociale. Mais la compagnie d’assurance met en avant le fait que dans le contrat d’assurance, l’article 4 mentionne que « aux fins de cette assurance, sera considérée comme incapacité absolue et permanente la situation physique irréversible provoquée par un accident ou une maladie, indépendants de la volonté de l’assuré et aboutissant à une complète inaptitude de celui-ci dans la réalisation de tout type de relation de travail ou activité professionnelle ». Pour la compagnie d’assurance cette incapacité n’est pas définitive et elle base sa décision sur une autre norme légale, celle présente dans le Code du travail (le Statut des travailleurs), qui prévoit une suspension du contrat de travail.

Nous tenterons donc d’analyser comment peut s’appliquer chacune des normes qui régissent l’inaptitude permanente du salarié, normes qui sont présentes dans des textes légaux différents. Tout d’abord, nous étudierons l’apparente contradiction de la Loi de Sécurité Sociale et le Statut des travailleurs. Puis nous analyserons les différentes conséquences légales qu’apporte chacune de ces lois.

 

I.                    Une apparente contradiction entre le Statut des Travailleurs et la Loi sur la Sécurité Sociale concernant l’incapacité permanente.

 

A)     Deux dispositions qui paraissent se contredire

           Le problème juridique en l’espèce concerne l’articulation de deux lois relatives aux incapacités considérées comme permanentes. La première loi mise en avant par l’entreprise est l’article 143 de la Ley General de Seguridad Social (LGSS, Loi relative à la Sécurité Sociale) mentionnant que toute résolution par laquelle est reconnue une incapacité permanente devra indiquer une date à partir de laquelle les parties pourront demander une révision de l’incapacité (tant une révision pour une amélioration comme pour une aggravation de l’état du salarié). De plus, cette révision pourra se réaliser à n’importe quel moment et ce, jusqu’à l’âge de la retraite. Par le biais de cet article, toute incapacité sera considérée comme permanente et donc définitive. Ainsi, le licenciement est justifié et l’assureur doit verser les indemnités qui correspondent au salarié. La seconde loi, qui elle est retenue par l’assureur, est l’article 48.2 de l’Estatuto de los Trabajadores (ET, Loi relative au Statut des travailleurs) qui mentionne que si l’organe qui émet la résolution d’incapacité estime que cette situation fera certainement l’objet d’une révision pour cause d’une amélioration, qui lui permettrait une possible réincorporation à son poste de travail, alors il y aura une suspension du contrat de travail pendant une durée de deux ans.

           Le Tribunal Supérieur de Justice de Madrid (équivalent à la Cour d’appel) avait considéré que la possibilité qu’offrait l’article 143.2 de la LGSS de révision d’une invalidité ne pouvait pas empêcher de considérer les lésions du salarié comme étant irréversible et de ce fait, l’assureur devait payer les différentes indemnités. En effet, selon la Cour d’appel, l’article 143 de la LGSS autorise une révision jusqu’à l’âge de la retraite mais l’incapacité sera tout de même considérée comme irréversible. Ce que montre la Cour est qu’aucune incapacité ne serait définitive s’il fallait appliquer littéralement cet article et que de ce fait, l’assureur n’aurait jamais l’obligation de payer les indemnités puisque toute incapacité peut un jour ou l’autre être révisée. Une telle conception n’est pas recevable par la Cour et donc le licenciement est justifié et la compagnie d’assurance est dans l’obligation de verser les différentes indemnités.

          En France il n’existe pas de telles prévisions légales concernant les incapacités. En effet, le Code du Travail, tout comme le Code de Sécurité Sociale, définit différents types d’inaptitudes suite à une maladie professionnelle et non professionnelle ou un accident du travail. La première inaptitude mentionnée dans le Code du travail est l’incapacité temporaire (articles L433-1 à L433-4). La seconde inaptitude mentionnée est celle de l’incapacité permanente (articles L434-1 à L434-6). Enfin, la dernière inaptitude figurant dans le Code du travail est l’invalidité du salarié. Il y a donc des similitudes en ce qui concerne les types d’inaptitudes entre le droit français et le droit espagnol, mais les conséquences qui dérivent d’une déclaration d’inaptitude du salarié ne seront pas les mêmes. En effet, tout comme le droit espagnol, si une inaptitude temporaire est déclarée par le médecin du travail (de ce fait, un rétablissement du salarié est plus que probable), une suspension de son contrat de travail est réalisée pendant une durée déterminée. Dans ce cas, le salarié bénéficie d’une protection de son emploi. Mais en ce qui concerne les inaptitudes permanentes, elles seront considérées comme étant définitive. Le législateur français n’a pas fait de référence à une possible amélioration de l’état de santé du salarié une fois l’inaptitude permanente déclarée. Dans cette hypothèse il n’y aura pas de suspension du contrat de travail, les solutions qu’apporte le Code du travail français est soit le licenciement, soit une réincorporation du salarié dans l’entreprise si le travail et l’état de santé de celui-ci le permet.

 

B) Une corrélation entre les deux articles. 

 

          Même si pour le Tribunal Suprême (équivalent à la Cour de cassation) les deux articles mentionnés paraissent se contredire, celui-ci définit la portée de chacun d’eux. Pour le Tribunal Suprême, l'article 48 ET "constitue une particularité importante au regard de la prévision générale de révision de l’article 143.2 LGSS ». L'article 143.2 définit de manière générale, que, pour toute incapacité déclarée, il est possible de demander une révision, tant pour une amélioration de l’état de santé du salarié comme pour une aggravation. Mais cette prévision légale n’est pas contraignante pour les parties et de ce fait, celles-ci pourront ou non demander une révision, ce n’est qu’une possibilité accordée par la loi. Une autre conséquence de ce caractère non-contraignant est que le salarié peut être licencié et devront donc lui être versé les indemnités qui lui correspondent.

          D’un autre côté, comme le montre le Tribunal Suprême, "l'article 48.2 fait référence à une révision pour une amélioration [de l'incapacité], non pas en tant que possibilité mais en tant que probabilité". Ce que vient dire le Tribunal est que l'amélioration est prévisible.

          De ce fait, si une incapacité est définitive, sans possibilité d’amélioration, la norme qui sera utilisée sera l’article 143 de la LGSS. Au contraire, si une révision est possible et prévisible pendant une certaine durée, la seconde norme sera appliquée, c'est-à-dire l’article 48.2 ET. Par cette étude des différents articles le Tribunal Suprême relativise la notion d'incapacité "permanente". Une incapacité permanente ne doit pas être comprise comme un état immuable mais au contraire, comme étant un événement incertain et indéterminé puisqu'il est difficile de prévoir toutes les possibilités, toutes les conséquences d'une maladie et l’évolution de celle-ci. Mais pour pouvoir appliquer cet article, trois circonstances doivent être réunies. La première dont fait référence l’article 48.2 de l’ET est que l’incapacité permanente doit être reconnue après une incapacité temporaire. Le second élément est que la résolution qui déclare l’incapacité stipule de manière expresse que celle-ci  fera l’objet d’une révision pour une « possible » amélioration qui permettra la réintégration du salarié. Et enfin, que l’organe déclarant l’incapacité mette en place une date qui permette une révision, qui soit égale ou inférieure à deux ans. C’est en réunissant ces trois éléments que la relation contractuelle sera suspendue.

          En France, comme nous avons pu le voir antérieurement, une incapacité permanente sera considérée comme étant définitive et aucune suspension n’est prévue dans les différents textes légaux. La suspension n’est uniquement prévue que dans le cas d’une inaptitude temporaire et dans le cas où une invalidité permanente est prévisible mais n’est pas encore déclarée par le Médecin du travail. En effet, pour pouvoir déclarer une inaptitude, le médecin du travail doit réaliser différentes visites médicales et un minimum de deux examens médicaux doivent être réalisés. Ces deux examens doivent être espacés d’au moins 15 jours. Ce n’est qu’au terme du second examen que sera prononcée définitivement l’incapacité du salarié. La seule possibilité pour qu’il n’y ait qu’un seul examen est qu’il existe un danger immédiat. En effet, comme le montre la Cour de cassation (Chambre sociale, pourvoi n° 10-14692) « sauf dans le cas où le maintien du salarié à son poste de travail entraîne un danger immédiat pour sa santé ou sa sécurité ou celle des tiers, le médecin du travail ne peut constater l'inaptitude d'un salarié à son poste de travail qu'après deux examens médicaux espacés de deux semaines ». Ce n’est qu’après les différentes visites médicales obligatoires que l’employeur pourra entamer une procédure de licenciement si aucun maintien du salarié n’est possible dans l’entreprise. Par ces différentes prévisions légales, le droit français se distance des prévisions légales du droit espagnol.

 

II.L’inaptitude permanente considérée comme réversible par le Statut des Travailleurs : les conséquences d’une telle prévision

 

A)La suspension du contrat de travail pendant une période de deux ans

 

          Comme le montre le Tribunal Suprême, l’article 48.2 ET instaure une suspension de la relation de travail (avec une réserve du poste de travail), si dans la Résolution d’incapacité permanente il est dit qu’une amélioration est prévisible. Cet article met en place une institution qui semble difficile à cataloguer.

          Pendant l’incapacité permanente, les parties se voient exonérées de leurs principales obligations respectives. En effet, le salarié ne doit plus prêter ses services tout comme l’employeur n’a pas à rémunérer cette prestation puisque le salarié reçoit les subventions de la Sécurité Sociale. Mais le plus important des droits que l’employeur ne peut pas violer est l’impossibilité de licencier le salarié. Tout licenciement pendant cette période de deux ans sera considéré comme nul et le salarié  pourra considérer qu’il y a eu faute de son employeur. L’employeur devra attendre pendant deux ans, temps que le législateur a estimé nécessaire et suffisant pour qu’un salarié puisse être réincorporé à son poste de travail. Ce n’est qu’une fois ce délai écoulé que l’employeur peut en toute légitimité licencier le salarié.

          Le législateur espagnol a voulu protéger le salarié car très souvent c’est une partie faible et beaucoup d’abus sont commis par l’employeur. L’instauration de cette prévision légale permet de lutter contre ces abus de licenciement et favoriser la sécurité de l’emploi.

          Même si le droit français n’a pas instauré un tel système de suspension de la relation contractuelle, il y a une réelle préoccupation pour lutter contre les abus de licenciement et de la sécurité de l’emploi. En effet, même si en droit français il n’y a pas de suspension du contrat de travail, l’employeur ne peut pas automatiquement déclarer le licenciement du salarié quand celui-ci s’est vu reconnaitre une incapacité par le médecin du travail. Comme le montre l’article L1226-10 du Code du travail, l’employeur est dans l’obligation de reclasser le salarié, reclassement qui sert à adapter le travail aux capacités et  incapacités du salarié. Le législateur a voulu protéger le salarié et combattre les licenciements abusifs. Comme le montre la jurisprudence, « l'avis d'inaptitude du médecin du travail déclarant un salarié inapte à tout emploi dans l'entreprise ne dispense pas l'employeur de rechercher une possibilité de reclassement au sein de l'entreprise et le cas échéant du groupe auquel celle-ci appartient, au besoin par la mise en œuvre de mesures telles que mutations, transformations de postes de travail ou aménagement du temps de travail » (Cour de cassation, Chambre sociale, pourvoi n° 10-150011, 21 septembre 2001). Le licenciement ne peut intervenir que si aucun reclassement ne peut être réalisé. D’autre part, comme le montre la Cour de Cassation « en cas de licenciement prononcé pour inaptitude physique, la lettre de licenciement doit mentionner, outre l'inaptitude physique elle-même, l'impossibilité dans laquelle se trouve l'employeur de reclasser le salarié ». De ce fait, si un licenciement intervient suite à l’impossibilité de reclassement, l’employeur doit communiquer par écrit les motifs qui s’opposent à ce reclassement et la nécessité du licenciement.

 

B)     Une indemnisation possible qu’après les deux ans 

 

          Comme le montre le Tribunal Suprême, la  rédaction de l’article 48.2 ET « ne devrait pas, en principe, affecter l’interprétation de la clause présente dans la police d’assurance collective ». En effet, les différentes clauses de l’assurance doivent être définies par la propre assurance et l’employeur. Mais comme le montre le Tribunal Suprême, il y a une « corrélation qui impose une interprétation intégratrice des différentes prévisions [légales] comme l’unique manière de mener à bien une application appropriée des dispositions [de la police d’assurance] ».  Par cette corrélation, la police d’assurance devait être interprétée en fonction des différentes prévisions légales et plus particulièrement l’article 48 ET.

          Certaines associations regroupant des compagnies d’assurances ont pu constater que face à des cas similaires, certaines compagnies d’assurances procédaient à l’indemnisation des prestations convenues puisqu’une incapacité permanente avait été constatée alors que d’autres assurances refusaient de payer tant que les deux ans n’étaient pas écoulés. Certaines compagnies appliquaient une prévision légale, alors que le reste appliquait l’autre prévision. Même si les différentes polices d’assurances doivent rédiger de manière claire et précise les différentes clauses et donc, définir les concepts, la portée de chaque instrument mis en œuvre, beaucoup de compagnies d’assurances utilisaient les normes législatives pour justifier que le caractère d’irréversible n’était pas prouvé et de ce fait, nier toute indemnisation en faveur du salarié.  L’obligation de chaque assureur est d’indemniser le salarié en fonction de l’assurance souscrite. Or, en ne prévoyant pas précisément l’étendue des droits et devoirs qui découlent de chacune des prévisions de l’assurance, l’assuré se trouve dans un flou, dans une insécurité juridique.

 

 

Bibliographie :

  • Real decreto legislativo 1/1995, de 24 de marzo, por el que se aprueba el texto refundido de la Ley del Estatuto de los Trabajadores
  • Real decreto legislativo 1/1994, de 20 de junio, por el que se aprueba el Texto Refundido de la Ley General de la Seguridad Social
  • Code du travail
  • Code de Sécurité Sociale
  • Los efectos suspensivos de la incapacidad permanente : La vinculación del derecho del trabajo con el derecho de la Seguridad Social e incidencia de la interpretación judicial, Ignasi Beltrán
  • http://www.seg-social.es/prdi00/groups/public/documents/binario/162463.pdf

-          http://www.elderecho.com/tribuna/laboral/incapacidad_permanente_total-contrato_de_trabajo_11_724930003.html